|
Wang Anyi
王安忆
III. « La Coquette
de Shanghai »《桃之夭夭》
par Brigitte Duzan, 31 janvier 2018
Roman publié en 2004, « La Coquette de
Shanghai » s’inscrit dans une série de portraits
féminins brossés par
Wang Anyi (王安忆)
à la suite du célèbre « Chant des regrets éternels »
(《长恨歌》)
publié en 1995 et couronné du prix Mao Dun en 2000.
Ces récits forment, sur une période d’une dizaine
d’années, une galerie de tableaux de la ville de
Shanghai qui en revisitent le passé pour éclairer le
présent.
Concision, poésie et références
Ce qui frappe, dès l’abord, en ouvrant le roman,
c’est le style, défini en termes à la fois concis et
poétiques par la phrase introductive, le titre et
les intitulés des cinq chapitres, ceux-ci posant le
roman dans la lignée des romans classiques dit « à
chapitres » et la phrase introductive établissant
par ailleurs un lien avec « Le Chant des regrets
éternels ».
Poésie et références littéraires |
|
Táo zhī yāo yāo, édition 2014 |
Le poème du Livre des odes |
|
Le titre
- Táo zhī yāo yāo
《桃之夭夭》-
est tiré du « Livre des odes », chants populaires
1-160 (《诗经·国风》-《桃夭》) ; le
chant décrit la beauté exubérante de la nature au
printemps, pour évoquer celle de la jeune fille qui
va se marier :
“桃之夭夭,烁烁其华。”
Táo zhī yāoyāo, shuòshuò qí huá
Poiriers en pleine floraison,
scintillantes sont leurs fleurs…
Wang Anyi pose ainsi au départ un cadre poétique
évoquant la beauté sensuelle de son |
personnage féminin, la jeune Yu Xiaoqiu (郁晓秋),
entre éclat lumineux d’une vie sous le signe du théâtre et
ombre récurrente d’une naissance scandaleuse, supportée avec
force d’âme.
En même temps, comme le souligne le Grand Ricci, c’est un jeu de
mots avec l’homonyme táo yáo
逃遥 :
s’enfuir très loin, prendre la poudre d’escampette… Il y a donc
aussi une petite touche d’ironie masquée qui suggère une autre
clé de lecture à l’apparente froideur du récit.
Les cinq chapitres du roman, quant à eux, ont des
intitulés poétiques qui renvoient à la tradition du roman
populaire chinois :
1.
梨花一枝春带雨
Un rameau de poirier fleuri au printemps, tout perlé de pluie
2.
新剥珍珠豆蔻仁
Une graine de cardamome, perle fine à la nacre fraîchement
formée
3.
千朵万朵压枝低
Branche ployant sous des milliers et des milliers de fleurs
4.
豆棚篱落野花妖
Sur la clôture du hangar aux légumes, enchantement des fleurs
sauvages
5.
插髻烨烨牵牛花
Un volubilis planté
dans le chignon
Le second titre est tiré d’une pièce de l’époque
yuan, le troisième d’un poème de Du Fu (杜甫),
le quatrième d’un recueil de dialogues poétiques de
Tao Fu (陶辅)
intitulé « Ombres de fleurs » (《花影集》)
,
et le cinquième d’un poème du grand poète des Song
du Sud Lu You (陆游).
Tous ces titres de chapitres évoquent l’atmosphère
du récit qui suit, avec des variations sur les
fleurs qui répondent à chaque époque de la vie du
personnage principal : de frêles fleurs de prunier
au printemps pour l’enfance aux fleurs sauvages pour
la période de la Révolution culturelle, et au
chignon orné d’une fleur de volubilis pour la femme
arrivée à maturité.
Mais le titre du premier chapitre est le plus
important car il inscrit le roman dans la suite du
« Chant des regrets |
|
Ombres de fleurs |
éternels » (《长恨歌》). En effet, c’est un vers tiré du poème
éponyme de Bai Juyi (白居易)
dont Wang Anyi a emprunté le titre pour son roman.
Concision et œuvre de référence
La référence au « Chant des regrets éternels » est par ailleurs
établie dès la première phrase de « La Coquette de Shanghai »,
remarquable dans sa concision :
关于她的出身,弄堂里人有许多传说。
Quant à ses origines, nombres d’histoires circulaient dans les
ruelles.
Le poème de Bai Juyi |
|
Cette phrase introductive, qui annonce en même temps
le style du récit, renvoie aux deux premiers
chapitres du « Chant des regrets éternels », qui en
sont sans doute les pages les plus célèbres et les
plus souvent citées : le premier, décrivant les
ruelles, longtang (弄堂),
et le second les rumeurs qui y courent (流言).
On peut les considérer comme des références devenues
|
des classiques en termes de description de Shanghai et de
l’atmosphère de ses ruelles.
En ce sens, on peut donc considérer le personnage de Xiaoqiu
comme un avatar de la Wang Qiyao (王琦瑶)
du « Chant des regrets éternels », une sorte de descendante
moderne dont l’histoire forme comme un autre volet de l’histoire
de Shanghai contée par Wang Anyi.
Cette subtile imbrication d’une concision de style excluant tout
sentiment mièvre et de références poétiques renvoyant à la
littérature classique est une manière délicate de dérouler le
récit sans émotion superflue, en évitant à la fois et le pathos
et la sécheresse de ton. Le style reste réaliste, mais posé en
termes littéraires qui dépassent le réalisme du tout-venant.
Au-delà de la nostalgie : adieu au passé
Les années 2000 sont pour Wang Anyi une période de réflexion sur
l’histoire de Shanghai, un retour sur le passé qui est aussi un
retour sur son adolescence, une vision personnelle de la période
de la Révolution culturelle qui fait écho à ses premières
nouvelles, au début des
années 1980.
Vision personnelle qui est aussi une vision
distanciée, comme apaisée avec le recul du temps. Ce
qui émerge du souvenir de cette période troublée, ce
ne sont pas, comme sous la plume de tant d’autres
auteurs, des récits douloureux de souffrances, de
séparations, de solitudes, de traumatismes, voire
d’atrocités. La souffrance est là, mais c’est une
souffrance au quotidien, la souffrance ordinaire du
petit peuple des ruelles qui se bat juste pour
survivre, un jour après l’autre. Une souffrance qui,
étant ordinaire, ne peut donc que se traduire dans
un style sans emphase ni fioritures, d’une voix
égale et sans émotion palpable. Le passé est le
passé.
« La Coquette de Shanghai » vient ainsi comme pour
évacuer le passé après « A la recherche de
Shanghai » (《寻找上海》),
en 2001, et l’histoire revisitée de la famille de sa
mère, « Vérités et mensonges » (《纪实与虚构》),
en 2003, et sera suivi du roman autobiographique
« Un âge des lumières » (《启蒙时代》)
en 2007. |
|
La Coquette de Shanghai |
Ensuite, au tournant du siècle, comme en ayant fini de cette
obsession du passé, Wang Anyi a amorcé un nouveau tournant dans
son œuvre qu’il reste à découvrir. Elle n’en finit pas de se
renouveler.
|
|