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Sun Ganlu
孙甘露
Présentation
par Brigitte Duzan, 11 mars 2014
A la fin des
années 1980, Sun Ganlu s’est fait remarquer par des
nouvelles originales, d’un style très personnel, qui ont
fait de lui un écrivain important du mouvement
d’avant-garde littéraire de l’époque. Il a depuis lors
poursuivi ses expériences formelles, puis diversifié son
écriture vers la non-fiction.
1986-1988 : Premières nouvelles
Sun Ganlu est
né en 1959 à Shanghai. Son père était militaire, sa mère
enseignante, et tous deux, originaires du Shandong, sont
arrivés à Shanghai en 1949 avec l’Armée populaire de
libération.
Premier
recueil de nouvelles à 27 ans
Généralement
décrit comme « Shanghaïen pure souche », le jeune Sun
Ganlu a bien grandi à Shanghai, mais c’est un
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Sun Ganlu fin 2009
(avec le peintre Lü Yongzhong) |
Visite au monde des rêves |
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Shanghaïen
récent, élevé, comme tous les nouveaux arrivants
dans la
métropole, dans une double culture : parlant le dialecte
de Shanghai avec les voisins et ses camarades de classe,
et le dialecte du Shandong chez lui. Sun Ganlu est un
produit typique du creuset identitaire qu’est Shanghai,
ville de déracinés aux identités floues, mais
viscéralement attachés à leur ville.
Né pendant le
Grand Bond en avant, Sun Ganlu a sept ans quand éclate
la Révolution culturelle. Il se retrouve employé de
poste en 1977. Il lui faudra près de dix ans encore
avant de pouvoir s’affirmer comme jeune écrivain
prometteur, avec un premier recueil de nouvelles, publié
en 1986 : « Visite au monde des rêves » (《访问梦境》).
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Ecrivain d’avant-garde
1. Ce sont
deux nouvelles publiées l’année d’après, en 1987,
qui le propulsent au rang d’écrivain d’avant-garde (“先锋派”):
« Je
suis un jeune poivrot » (《我是少年酒坛子》)
et «
Les lettres du messager » (《信使之函》).
La première,
« Je
suis un jeune poivrot »,
a été
publiée au début de l’année dans Littérature du peuple (《人民文学》).
Elle frappe dès l’abord par une construction originale,
et un style poétique volontairement abscons. Sun Ganlu
commence par fixer « le cadre » : une montagne dont un
groupe de gens commence l’ascension, « du fond d’une
vallée, en 1959 », tandis que se dissipent les nuages
au-dessus de leurs têtes. Puis il dépeint « les
personnages » en annonçant l’histoire qu’il veut conter,
évidemment assez confuse :
« Je déborde de poésie, ce soir, c’est ainsi que je me
sens. Je fais semblant d’être ivre, mais en fait je n’ai
rien bu. J’ouvre un livre, le vôtre, le mien, le sien.
Je cherche des ressemblances avec moi-même, mais,
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Je suis un jeune poivrot |
bien sûr, n’en trouve aucune. Mon univers n’est guère qu’un
puits… une bouteille d’un alcool brumeux, et quelques phrases
embrouillées… »
(1)
Dans une langue poétique pleine de métaphores, Sun Ganlu raconte
alors l’histoire confuse de la rencontre entre deux poètes qui
discourent dans le vide et errent sans but ; l’un d’eux finit
par se perdre dans un jardin labyrinthique avant de suivre des
moines qui courent après une mule en chaleur…. Narration
surréaliste où l’on sent l’influence de celui que Sun Ganlu a
appelé « l’aveugle de Buenos Aires ».
La seconde nouvelle, «Les
lettres du messager »,
est une autre manière de pousser les limites de la fiction, en
déconstruisant la narration et en empruntant à la poésie. Elle
est inspirée du travail de Sun Ganlu à partir de 1977 : facteur.
En une suite de phrases qui commencent par « Une lettre,
c’est… » (信是),
Sun Ganlu joue
sur les multiples sens de xin信 :
croyance, foi, confiance... et leurs contraires.
L’histoire elle-même décrit les efforts déployés par le messager
du titre pour livrer ses lettres dans une étrange et sombre
ville peuplée de mystérieux habitants dotés de six doigts. C’est
un puzzle complexe sans solutions évidentes, et une méditation
sur les absurdités de l’existence, mais empreinte d’humour noir.
Avec ces nouvelles, Sun Ganlu se place dans les rangs de
la nouvelle génération des écrivains d’avant-garde, en
réaction au mouvement précédent de recherche des
racines, aux côtés de
Ge Fei (格非),
Wang Shuo (王朔)
et
Yu Hua (余华)
qui publient également des textes du même genre à partir
du début de 1987.
Le ton est à la désillusion et à l’utopie, et la pensée
n’est pas dérivée de l’expérience vécue, mais de textes,
et en particulier de traductions de textes occidentaux.
Ces nouvelles traduisent une crise de la conscience
historique, avec le sentiment de vide et d’impuissance
qui va avec.
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Demandons aux femmes
de résoudre les énigmes |
2. Sun Ganlu poursuit son travail de recherche
stylistique et de sape « anti-fiction » (“反小说”)
avec sa nouvelle suivante, publiée dans le magazine
Shouhuo (《收获》)
à la fin de l’année 1988 : « Demandons
aux femmes de résoudre les énigmes »
(《请女人猜谜》).
Là encore, la forme est aussi intéressante que le fond.
Sun Ganlu y décrit en effet
l’écriture d’une autre nouvelle, dont le titre pourrait
être traduit par « Fin du temps d’observation » (《眺望时间消逝》) ;
c’est donc une nouvelle dans la nouvelle, ou une
nouvelle double dont les deux parties se chevauchent et
se mêlent.
Ces recherches débouchent en 1989 sur un premier roman,
à l’écriture assagie, plus naturelle, qui prélude à une
seconde phase créatrice.
Le tournant de 1989 et les années 1990
1. Ce premier roman est « Respirer » (《呼吸》).
Il se situe |
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Respirer/Huxi |
Shanghai au fil de l’eau |
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dans une ville côtière indéterminée du sud de la Chine
et décrit la vie et les pensées intimes
d’une sorte de dandy égaré au vingtième siècle, Luo Ke (罗克),
à travers ses relations avec cinq femmes qui croisent
successivement sa vie : Yin Mang (尹芒),
l’éternelle amour, éternellement
regretté, car elle s’est mariée avec un autre, est
partie vivre en Australie, et y est morte dans un
accident stupide ; Yin Chu (尹楚),
la petite sœur aînée et ersatz de la précédente ; la
jolie bibliothécaire Xiang An (项安) ;
Liu Yazhi (刘亚之),
professeur de dessin approchant la quarantaine, et Qu
Xiaolin (区小临),
actrice aux mille facettes.
La narration procède au fil des pensées et souvenirs de
LuoKe, sans développement ni fin véritables ; elle trace
un tableau désopilant et triste de sa vie, sans but ni
perspectives, que le départ de Yin Mang a fini de
plonger dans un vide existentiel que les autres femmes
ne peuvent combler. « Respirer » est d’une facture
beaucoup plus
classique que les nouvelles précédentes ; il vaut non
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seulement pour la qualité de l’écriture, mais aussi pour
sa galerie de portraits qui dessinent une sorte de
Comédie humaine (2).
2. Sun Ganlu revient ensuite vers les nouvelles,
moyennes et courtes, mais aborde aussi, en 1993, le
genre de l’essai ‘au fil de la plume’. En 1994, « Cet
endroit n’est pas chez eux » (《此地是他乡》)
est un vaste tableau rétrospectif qui recherche dans les
péripéties de l’histoire des débuts du vingtième siècle
les sources des comportements de la Shanghai
d’aujourd’hui.
Cette longue nouvelle (中篇小说)
forme une autre transition dans l’œuvre de Sun Ganlu,
vers des romans et essais traitant, à partirde
la fin des années 1990, de l’histoire et de la
culture de Shanghai.
Romancier de Shanghai
La plus connue, sans doute, de ces œuvres consacrées à
Shanghai est « Shanghai au fil de l’eau » (《上海流水》),
publiée en 2010, au moment de l’Exposition universelle.
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Poupées anciennes de Shanghai |
Plus lent que lent |
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Dans ce livre, pour rendre l’univers quotidien de la
ville,
Sun Ganlu a opté pour une forme originale, en incluant
dans son texte des poèmes, des essais, des anecdotes.
Dans la même
veine, il a aussi signé des livres illustrés, dont
« Poupées anciennes de Shanghai » (《上海的时间玩偶》).
Mais, dans les années 2000, il s’est tourné vers
l’essai ; il a ainsi publié deux recueils de textes sur
les sujets les plus divers : « En dansant sur le
plafond » (《在天花板上跳舞》)
et « Plus lent que lent » (《比缓慢更缓慢》),
un recueil initialement publié en 2004 et réédité en
2010 avec une vingtaine de textes supplémentaires,
essais ‘au fil de la plume’, interviews et même poésies.
Sa dernière publication, en 2012, est un autre recueil
d’essais ‘au fil de la plume’, « Aujourd’hui tout va
bien » (《今日无事》),
divisé en quatre parties : « Lectures » (“读写”)
et « Notes sur le cinéma » (“电影眉批”)
où sont réunies des critiques de livres et de films,
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Aujourd’hui tout va bien |
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« De choses et d’autres » (“事物”)
et « Conférences » (“演讲”).
La veine
narrative de Sun Ganlu semble s’être tarie. Ses écrits
sont maintenant plutôt tournés vers la réflexion et la
critique. Mais il reste, historiquement, un écrivain
important de l’avant-garde littéraire qui a émergé en
Chine à la fin des années 1980.
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Notes
(1) Voir la
traduction en anglais dans :China’s Avant-garde Fiction, an
Anthology, ed. by Jing Wang, Duke University Press, 1998, pp
235-46.
A lire en ligne :
http://books.google.fr/books?id=NFluMKquFTEC&pg=PA235&lpg=PA235&dq=I+Am+a+Young+Drunkard%E2%80%99+sun+ganlu&source=bl&ots=UzgheBG8vJ&sig=cis3SJr6RmtTUTnmTUFiuCFPXOk&hl=fr&sa=X
&ei=E-wdU-KDL6mV7QaZ04HoDA&ved=0CC8Q6AEwAA#v=onepage&q=I%20Am%20a%20Y
oung%20Drunkard%E2%80%99%20sun%20ganlu&f=false
(2) Voir la note
complémentaire ci-dessous sur ce roman.
Traductions
En français
-
Respirer《呼吸》Traduction
Nadine Perront.
Philippe Picquier,
janv.1997
En anglais
- The Messenger’s
Letter《信使之函》) translation
Daniel Clutton, Gina
Wang and He Jing, Better
Link Press, nov. 2010.
Note complémentaire sur « Respirer » 《呼吸》
Premier roman de Sun
Ganlu, il tranche sur les nouvelles publiées dans les trois
années précédentes par une écriture assagie, comme si l’auteur
avait brusquement atteint une certaine maturité après une
période avant-gardiste. Le roman reste cependant original, mais
par le ton plus que par la forme.
Il n’y a pas
d’histoire à proprement parler, plutôt une galerie de
personnages bien brossés, à commencer par celui au centre de ce
qui reste malgré tout un récit, mais un récit en miettes qui
nous parvient à travers les pensées et souvenirs du personnage
principal : Luo Ke (罗克).
C’est un dandy fin de
siècle, ce Luo Ke, qui dit d’ailleurs regretter de ne pas être
né au dix-neuvième siècle, car c’était la grande époque du
romantisme. Il n’est pourtant guère romantique, c’est plutôt un
doux rêveur, poète à ses heures, traînant son ennui des bras
d’une femme à une autre – ce qui est une façon de varier le
quotidien, mais non de dissiper un ennui langoureux et
existentiel qui tient à l’époque autant qu’à son caractère. Car
« Respirer » est à replacer dans le contexte de
l’après-Tian’anmen, avec son lot de doutes et de
questionnements. C’est aussi ce qui donne de la profondeur au
roman.
La vie de Luo Ke
semble se résumer aux cinq femmes qui se sont succédé dans sa
vie, mais sans parvenir à effacer le souvenir de la première,
cette Yin Mang (尹芒)
éternellement aimée, mais partie ailleurs, avec un autre… Ces
femmes toutes différentes, cependant, sont une autre manière de
tracer indirectement le portrait de Luo Ke, et celui d’une
époque, marquée par la désillusion et la perte de tout espoir en
l’avenir. Respirer, peut-être, mais au présent.
Luo Ke erre sans but
dans la vie, avec un étonnant bagage culturel, fait de souvenirs
de lectures d’auteurs occidentaux qui reviennent en boucle
combler un pan de son vide existentiel, mais semblent comme
plaqués sur la réalité ambiante – image de la furie de lecture
et de traduction de la littérature mondiale dans les années 1980
en Chine. Luo Ke, en ce sens, comme en beaucoup d’autres, est un
petit frère de Sun Ganlu qui a subi l’influence de l’Occident à
ses débuts d’écrivain d’avant-garde – Luo Ke, d’ailleurs,
« avait abandonné Hemingway pour écrire à la manière de
Calvino » : l’humour et la satire sont perceptibles, comme si
Sun Ganlu se moquait de cette frénésie d’émulation de
l’Occident, et revenait sagement à ses racines.
Mais c’est aussi par
ses personnages secondaires que le roman atteint une profondeur
insoupçonnée au départ, qui s’affirme peu à peu : parents,
tante, amis… chacun émerge du souvenir pour rappeler un
événement particulier, une bribe de vie qui s’ajoute aux autres,
dans un désordre savamment organisé, pour reconstituer une
existence dont les contours n’en finissent pas de se reperdre
dans la brume du passé aussitôt esquissés. Et le roman se clôt
sans s’achever, il n’en finit pas de résonner la dernière page
tournée, comme les harmoniques d’un ultime accord à la fin d’une
sonate…
Il faut louer Philippe
Picquier d’avoir su publier la traduction de ce roman à un
moment où presque personne encore ne connaissait son auteur chez
nous, en 1997, et de nous en offrir une réédition dix-sept ans
plus tard, alors qu’il reste encore à découvrir.
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