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Shi Tiesheng
史铁生
1951-2010
Présentation
par Brigitte Duzan, 26 février
2010, actualisé 27 mars 2020
Sur les quatre
écrivains chinois qui ont la faveur des critiques
littéraires, mais sont aussi très populaires auprès du
public, les trois premiers sont des célébrités
internationales : ce sont
Mo Yan (莫言),
Yu Hua (余华)
et
Yan Lianke (阎连科),
dont chaque nouveau roman, et chaque nouvelle traduction,
est un phénomène médiatique.
Le quatrième
reste peu connu hors de Chine : il s’appelle Shi
Tiesheng 史铁生.
En France même, seules quelques unes de ses nouvelles
ont été traduites, et publiées chez Gallimard sous le
titre de “Fatalité”. C’était en 2004, on n’en a guère
parlé, et pourtant c’est un auteur original et
prolifique dont la célébrité en Chine remonte au début
des années 1980.
Une vie tragique marquée par le destin |
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Shi Tiesheng |
Dans le cadre des
mesures ‘d’ouverture’ qui suivirent la mort de Mao, les
universités ouvrirent à nouveau leurs portes, et en particulier,
en 1979, la célèbre Académie du film de Pékin, vivier des
meilleurs talents du cinéma chinois. Sortis en 1982, les
réalisateurs de la première promotion après la mort de Mao,
connus comme « cinquième génération », ont révolutionné le
cinéma chinois et l’ont fait sortir des frontières nationales,
les deux plus célèbres étant Zhang Yimou et Chen Kaige.
En 1980, ils en étaient
encore à faire leurs preuves. Au début de l’été, cette année-là,
on confia à trois d’entre eux la mission de réaliser un court
métrage, occasion inespérée justifiée par la nécessité de tester
du nouveau matériel vidéo qui venait d’arriver, du matériel
Sony. Des trois réalisateurs en herbe choisis, Tian Zhuangzhuang
(田壮壮),
Xie
Xiaojing (谢小晶)
et Cui
Xiaoqin (崔小芹),
le premier était
alors le plus en vue, celui qui avait le plus d’influence.
Il leur fallait d’abord
un scénario, et ils en trouvèrent la trame dans une nouvelle qui
venait d’être publiée dans le journal littéraire des étudiants
de l’université de Pékin et circulait dans le milieu des jeunes
intellectuels de la capitale. La nouvelle s’appelait « Un coin
sans soleil » (《没有太阳的角落》)
et avait attiré l’attention sur son auteur par la qualité de
l’écriture et l’émotion qu’elle suscitait. C’est l’histoire de
trois jeunes handicapés qui travaillent dans une petite
fabrique, dans une vieille allée de Pékin, peignant à longueur
de journée des motifs de fleurs sur des reproductions d’anciens
objets de laque ; leur vie terne, sans contact avec l’extérieur,
est soudain transformée par l’arrivée inopinée dans leur atelier
d’une jeune fille qui leur apporte une lueur de vie et
d’affection, renforcée par le verdict de son père médecin : leur
infirmité est incurable. A la fin, elle sera la seule à pouvoir
s’inscrire à l’examen d’entrée à l’université, réinstauré en
1978, pour la première fois depuis dix ans, et, avec l’aide des
trois autres, à réussir…
Les trois étudiants réalisateurs décidèrent donc de
rencontrer l’auteur et découvrirent un jeune homme lui-même
handicapé, condamné à un fauteuil roulant. C’était Shi Tiesheng.
Pendant tout l’été, ils vinrent le chercher pour l’emmener non
loin de chez lui, chez l’un de leurs professeurs, pour élaborer
ensemble le scénario. Après huit révisions, le script fut enfin
accepté, sous le titre « Un coin à nous » (《我们的角落》) ;
le court métrage fut ensuite adapté en film télévisé, et, bien
qu’il n’ait pas été diffusé, les censeurs l’ayant jugé trop
déprimant et d’un ton trop négatif, il eut un profond impact
dans le milieu de l’Académie. Quant à Shi Tiesheng, sa carrière
était lancée.
Il est né en 1951, à Pékin. Il avait donc quinze ans au
début de la Révolution culturelle, et, à la fin de ses études
secondaires, en 1969, il fut envoyé à la campagne, comme ses
pairs, les « jeunes instruits » (知青),
se
former auprès des paysans. Il en revint paraplégique. La plupart
de ses biographies, reprenant une histoire officielle,
expliquent sa paralysie par les suites d’un accident, de
bicyclette ou de voiture. C’est un camouflage de la réalité : il
avait été envoyé au Shaanxi, dans un village près de Yan’an, où
il fut logé dans une de ces caves humides, taillées à flanc de
falaise, qui sont aujourd’hui une curiosité touristique. Il y
développa une maladie qui commença par des douleurs dans le dos
et les jambes, et le laissa finalement paralysé dans toute la
partie inférieure du corps, paralysie doublée d’urémie. Il
continua cependant à travailler jusqu’en 1981, avant d’être
officiellement autorisé à rester chez lui.
Entre temps, il avait
commencé à écrire, non pour témoigner, mais tout simplement pour
vivre. Il a dit de lui-même qu’il était « malade par profession,
et écrivain à ses heures de loisirs » (“职业是生病,业余在写作”).
Une œuvre prolifique, profondément
émouvante
Des nouvelles empreintes d’humanité, hantées par la maladie et
le souvenir
Les deux nouvelles qui ont contribué à le faire connaître
sont représentatives des deux principaux thèmes qui
parcourent son œuvre : d’une part la description du
monde des handicapés, et les réflexions qu’il lui
suggère, d’autre part les souvenirs du passé, des années
au Shaanxi, et, étonnamment, ce sont des souvenirs
nostalgiques, d’une sorte de paradis à jamais perdu.
C’était en fait un temps magique où la maladie n’avait
pas encore frappé, où tout était encore possible.
Après « Un coin sans soleil », il publia en effet en 1983
une nouvelle qui faisait suite à trois autres sur un
thème proche ; elle fut primée cette année-là et le
rendit célèbre : c’est « Mon lointain
Qingpingwan » (《我的遥远的清平湾》).
‘Qingpingwan’ est le nom du village où il avait été
envoyé, en 1969, un coin perdu sur l’immensité du
plateau de loess. C’est un hommage à la vie dure des
paysans de ces étendues arides, dont il a |
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Mon lointain Qingpingwan |
ensuite fait
le sujet de plusieurs autres nouvelles, dont, en 1986, des
‘histoires de jeunes installés à la campagne’ (《插队的故事》),
narrations doublées de réflexions sur l’expérience vécue par ces
équipes de jeunes qui devaient ‘s’intégrer’ (插)
dans la vie des villages où ils étaient envoyés.
Histoires de jeunes installés à la
campagne |
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Qu’il ait gardé
de ces années un souvenir aussi nostalgique, il n’est
pas le seul dans ce cas et s’en est lui-même expliqué :
有人说,我们这些插过队的人总好念叨那些插队的日子,…只是因为我们最好的年华是在插队中度过的。谁会忘记自己十七八岁、二十出头的时候呢?谁会不记得自己的初恋,或者头一遭被异性搅乱了心的时候呢?于是,你不仅记住了那个姑娘或是那个小伙子,也记住了那个地方,那段生活。
Il y a des
gens qui disent [en s’étonnant] que nous parlons
toujours positivement de nos souvenirs des jours passés
à travailler à la campagne, … c’est simplement parce que
ce furent les meilleurs moments de notre existence. Qui
pourrait oublier l’époque de ses dix sept, dix huit ans…
? Qui pourrait oublier l’époque de ses premiers émois
amoureux ? Alors, on se souvient non seulement de la
jeune fille, du jeune garçon, mais aussi de l’endroit où
l’on vivait, et de la vie qu’on y menait. |
En revanche, ce qui le rend unique, c’est que, lorsqu’il a
écrit ces nouvelles, il était paralysé depuis une bonne dizaine
d’années, et que, comme il l’a avoué dans un essai ultérieur, il
était en proie à de violentes crises de dépression, des moments
bien compréhensibles de questionnement sur le sens de la vie et
du destin individuel. Pourtant, rien de cela ne transparaît dans
ces narrations, elles diffusent la sérénité tranquille d’un
monde en phase avec la nature, dont les valeurs profondes
faisaient accepter les conditions de vie très dures. Il n’y a
rien de sentimental, idyllique ou héroïque dans ces histoires,
simplement le souvenir ému des meilleures années d’une
existence, celles, innocentes, de la jeunesse.
C’est la même chaleur humaine, d’une émotion toujours
contenue, sans le moindre ressentiment, que l’on
retrouve dans les nouvelles sur sa famille, et ses
années de travail en atelier, de 1974 à 1981 : «
L’étoile de
grand-mère » (《奶奶的星星》),
couronnée du prix de la meilleure nouvelle en 1984, et
« Petit récit de la vieille maison » (《老屋小记》),
distinguée par le prix Lu Xun 1995-96.
C’est en 1996
qu’il publie son premier roman, « Notes on Principles »
(ou Notes sur des questions abstraites
wuxu biji 《务虚笔记》).
Ce n’est pas vraiment une histoire, plutôt une longue
réflexion, à travers celles de cinq personnages désignés
par des lettres de l’alphabet – peintre, professeur,
poète, docteur et, évidemment, un handicapé. Chacun
répercute les questions que se pose l’auteur, sur la
vie, la souffrance, le rêve, le mythe et la réalité, et
le sens d’une vie dans ces conditions, en cherchant dans
l’amour une issue à la souffrance.
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Notes on Principles |
En 2006, alors
que sa santé en constante dégradation ne lui permettait
plus que d’écrire deux heures par jour, et encore un
jour sur deux, il a encore publié un roman complexe,
publié d’abord dans une version abrégée, puis en
totalité en janvier 2006 :《我的丁一之旅》,
qui pourrait être traduit par « Mon séjour en Dingyi ».
C’est un roman de facture expérimentale, axé sur un
esprit qui voyage dans le temps en séjournant dans le
corps de diverses personnes, dont Adam, l’auteur
lui-même et le héros, Dingyi. Commençant par la
rencontre d’Adam et Eve, c’est une réflexion sur l’amour
vrai. Mais l’auteur s’est peu expliqué sur son roman, il
a juste dit : « Je voulais chercher une raison de
vivre. »
Des essais aussi prenants que des romans
Cette raison de
vivre, cela fait des années que l’auteur en a fait
l’objet d’une quête inlassable, qui
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Mon séjour en Dingyi |
se reflète dans ses
essais autant que dans ses nouvelles.
La santé de l’écrivain
s’est peu à peu détériorée, nécessitant des séances régulières
de dialyse. Sa vie est alors devenue un long chemin de croix,
parsemé de haltes salvatrices devant le papier blanc. C’est ce
qu’il a exprimé dans les essais écrits entre 1998 et 2001, plus
de deux cents essais fragmentaires publiés individuellement dans
le journal littéraire Tianya avant d’être rassemblés en six
essais en 2002, dans un livre publié sous le titre
《病隙碎笔》bìngxìsuìbǐ,
c’est-à-dire « notes fragmentaires écrites dans les interstices
de la maladie ».
C’est une sorte de
récapitulation des motifs développés dans ses écrits antérieurs,
une réflexion sur la période dans laquelle il vit autant qu’une
méditation personnelle et intuitive sur le destin finalement
commun des êtres humains, et toujours du même ton égal, sans
passion ni affliction extrêmes.
Chacun des six essais
du volume se termine par la question « Comment peut-on résoudre
cela ? » à laquelle, bien sûr, il n’a pas de réponse. Mais,
dit-il, « la voie spirituelle consiste justement dans le
processus même de recherche… »
La vie sur un fil |
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C’est ce qu’il avait déjà illustré dans l’une de ses
nouvelles les plus connues,
《命若琴弦》
mìngruò qínxián
ou ‘la
vie comme une corde de violon’,
adaptée au
cinéma en
1991 par Chen Kaige, sous le titre « La vie sur un fil » (《边走边唱》).
La nouvelle
raconte l’histoire de deux musiciens aveugles, un vieux
maître de sanxian (三弦 :
une sorte de luth à trois cordes) et son jeune élève et
disciple. Le maître a dit un |
jour à son
élève que ce n’est
qu’après avoir cassé mille cordes qu’il pourrait ouvrir son
instrument et, à l’intérieur, il trouverait la recette d’un
médicament qui le guérirait et lui permettrait de recouvrer la
vue. L’élève vieillit ainsi peu à peu et devient à son tour un
vieux musicien. Quand il finit par casser sa millième corde, et
qu’il ouvre l’instrument, il ne trouve à l’intérieur qu’un
papier blanc. Il comprend alors la leçon qu’a voulu lui
transmettre son vieux maître, et qu’il transmet à son tour à son
propre élève :
‘记住,人命就像这琴弦,拉紧了才能弹好,弹好了就够了’
‘Souviens-toi : la vie est comme une
corde de sanxian, ce n’est que lorsqu’elle est bien
tendue que l’on peut bien jouer, et parvenir à bien jouer, cela
suffit [ce n’est pas la peine de chercher plus loin].’
C’est le genre de sagesse toute simple qui ressort de ses
nouvelles et essais, empreints d’une humanité profonde,
où l’émotion est toujours latente. Le plus célèbre de
ces textes, l’un des plus beaux et des plus
significatifs, est certainement « Le temple de la terre
et moi » (《我与地坛》),
publié en 1991, dans lequel il confie des souvenirs liés
à quinze ans de promenades journalières dans le parc du
‘temple de la terre’, à Pékin, près de chez lui. On y
croise quelques personnages anonymes rencontrés là
régulièrement, quelques tranches de vie à peine
effleurées, mais aussi l’ombre de sa mère attachée à ses
pas, décédée très tôt comme si elle n’en pouvait plus de
souffrir, et l’on suit le fil de ses pensées au cours du
temps…
On peut trouver sur internet le texte chinois et une très
bonne traduction en anglais :
Texte
www.tianyabook.com/xiandai/woyuditan.htm |
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Le Temple de la Terre et moi |
Traduction :
http://turnrow.ulm.edu/view.php?i=91&setcat=prose
C’est la meilleure introduction possible à Shi Tiesheng. On
pourra lire ensuite l’une des ses nouvelles les plus réussies,
et pourtant relativement peu connue, publiée en 1990 :
« La première
personne »《第一人称》
Disparu soudain
fin
2010
Shi
Tiesheng
est décédé d’une
hémorragie cérébrale dans la nuit du 30 au 31 décembre 2010, à
l’hôpital Xuanwu de Pékin.
Il a eu un malaise
après le traitement de dialyse que nécessitait son insuffisance
rénale ; tombé dans le coma, il a été emmené d’urgence à
l’hôpital, mais ne s’est pas réveillé. Il avait cinquante-neuf
ans.
La souffrance fut son
lot quotidien. La souffrance et la mort sont d’ailleurs des
thèmes récurrents dans son œuvre. C’étaient deux connaissances
familières avec lesquelles il avait appris à vivre. « La
maladie est ma profession, l’écriture mon occupation à temps
partiel, » a-t-il dit.
Le 4 janvier 2011, dans
le quartier d’artistes 798 à Pékin, a eu lieu une manifestation
commémorative qui a réuni un millier de personnes. Dans la haute
tradition des hommages aux grands hommes disparus ont été
disposés sur un mur du souvenir, autour de sa photo, des
témoignages émus ornés de roses rouges.
La présidente de
l’Association nationale des écrivains de Chine,
Tie
Ning, est venue en personne rendre à
l’écrivain son hommage personnel : « Condamné à une chaise
roulante, a-t-elle dit, il avait une gentillesse et une
profondeur de pensée qui lui faisaient appréhender la vie avec
plus d’acuité que les gens ordinaires. »
Traductions en
français
De nombreuses nouvelles
de Shi Tiesheng ont été traduites par Annie Curien. Elle en a
publié un recueil de cinq, datées de 1986 à 1993, plus « Le
Ditan et moi », sous le titre de l’une d’elles, « Fatalité » (《宿命》) :
Fatalité, recueil de
six textes traduits du chinois par Annie Curien, Gallimard 2004.
Traduction en
anglais
L’un de ses textes les
plus poignants, écrit en 1991, où il raconte ses souvenirs
d’hôpital :
L’année de mes 21 ans
《我二十一岁那年》
Fin 1968, en réponse à
l’article du 22 décembre par lequel Mao Zedong enjoignait aux
jeunes à partir à la campagne « pour ne pas rester oisifs en
ville », Shi Tiesheng est parti dans le Shaanxi, dans un village
près de Yan’an. A force de transporter des charges trop lourdes,
il s’est abîmé la colonne vertébrale et, ayant été soigné avec
du retard, est finalement resté paraplégique. C’est la
détérioration progressive de sa condition qui l’a amené à
l’hôpital de l’Amitié à Pékin en janvier 1972. Ce qui
caractérise son texte, c’est la profonde chaleur humaine qui
s’en dégage, comme dans tous ses écrits, et la solidarité avec
ses compagnons d’infortune.
Traduit en anglais
par Dave Haysom : « The Year of Being Twenty-One »
https://www.asymptotejournal.com/nonfiction/shi-tiesheng-the-year-of-being-twentyone/
Texte original :
https://www.kanunu8.com/book/4313/52183.html
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