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« Le goût sucré des pastèques volées » : de savoureux souvenirs d’enfance de Sheng Keyi

par Brigitte Duzan, 5 mai 2021

 

Publié en mai 2021 aux éditions Picquier, « Le goût sucré des pastèques volées » est la traduction en français de 75 textes courts d’un recueil de souvenirs d’enfance de Sheng Keyi (盛可以) paru en Chine en 2018 et intitulé « Nostalgie du pays natal » ( Huáixiāng shū 《怀乡书》) [1].

 

Le Paradis perdu

 

Il s’agit en fait du titre de l’un des textes, le 56ème (偷来的西瓜更甜), qui donne le ton de l’ensemble :  une sorte de nostalgie douce-amère pour un passé dont restent finalement les bons souvenirs, aussi sucrés que ces pastèques volées par les gamins du village ; souvenirs aussi sciemment embellis dans la mémoire car, si les garnements parvenaient à s’enfuir quand ils se faisaient prendre, ce n’était pas si glorieux qu’ils le pensaient alors : c’était simplement, dit Sheng Keyi, parce que les propriétaires avaient la flemme de leur courir après.

 

Le goût sucré des pastèques volées

 

Tous ces petits textes sont construits ainsi : le souvenir très doux de ce qu’étaient le village et la maison familiale autrefois, comparés à ce qu’ils sont devenus. Les thèmes sont multiples, mais peuvent se regrouper en quelques sujets principaux : la vie au village, la famille, l’école et les jeux, inventifs en diable faute d’argent pour en acheter, la nature exubérante avec ses fleurs, ses fruits et les animaux, souvent aussi jeux pour l’enfant.

 

 

Les concombres géants

 

 

C’est un paradis perdu, et le souvenir en est d’autant plus douloureux qu’il est mis en parallèle avec la réalité actuelle : rivières et étangs pollués, quand il y a encore de l’eau. C’est presque une vision d’apocalypse que nous offre Sheng Keyi de l’environnement d’aujourd’hui. La vie était dure, certes, autrefois, les gens étaient pauvres, mais la nature était belle, et l’homme vivait en harmonie avec elle.

 

Ces souvenirs dressent un tableau poétique, presque idyllique, de la campagne chinoise des années 1970, dans le Hunan, et surtout du jardin maternel, avec ses légumes géants, dont le gigantisme tenait sans doute au regard de l’enfant, et avec l’étang aux fleurs de lotus, aux châtaignes d’eau, aux grenouilles et aux libellules. La mère est presque omniprésente, le père beaucoup moins. Cet univers est le paradis perdu de l’enfance, Sheng Keyi lui dédit un texte (le 34ème), intitulé justement « Mon village natal, mon Paradis » (故乡在天堂), qu’elle conclut ainsi :

今年春节回家,照例经过兰溪桥,猛然发现镇里最后的文化古迹----已有两百多年的古桥被翻新,原来的狮子麒麟不知所踪,顿觉故乡坍塌,悲愤之情,如父亲向我讲述奥巴马中毒吐血时一样,并且同样无能为力。

年岁渐长,对逝去事物的情感,已经远远越过未来的期待与想像。...

À mon retour au village cette année, pour la fête du Printemps, en passant comme d'habitude par le pont Lanxi, j'ai soudain remarqué que ce dernier monument historique local, un vieux pont de plus de deux cent ans, avait été restauré et que les statues de lion et de licorne qui s'y trouvaient avaient disparu. J'ai senti brusquement s’effondrer mon village. La douleur et l’indignation que j’ai soudain ressenties étaient exactement les mêmes que celles que j'ai éprouvées quand mon père m’a appris la mort d'« Obama » et me l’a décrit crachant du sang après avoir été empoisonné [2] : c’était le même sentiment d’impuissance.

Avec l'âge, mon attachement aux choses disparues l'emporte de loin sur mes attentes et ma vision de l'avenir… 

 

Le goût sucré des pastèques volées, c’est celui de ce paradis envolé.

 

 

La chasse aux sauterelles

 

 

D’un paradis à l’autre

 

Mais ce paradis, c’est aussi celui de Wenshui (问水), l’adorable jeune idiote de la nouvelle « Un Paradis » (《福地》), dont le réel se mêle aux souvenirs du passé, des souvenirs embaumés qui sont exactement ceux de Sheng Keyi comme nous le montrent ces textes. La mère y est tout aussi présente, le jardin aussi, avec ses fleurs et ses animaux, avec Obama aussi, rebaptisé Mascotte.

  

« Un Paradis » ressort en édition de poche en même temps que paraît « Le goût sucré des pastèques volées » et c’est très bien ainsi.

 

Un paradis perdu illustré

 

A la toute fin du texte 34, Sheng Keyi dit encore :

我让故乡和奥巴马活在我的画中------那就是天堂。

Je veux pérenniser mon village natal et « Obama » dans mes dessins : pour moi, c’est là le Paradis.

 

 

L’opéra au village

 

 

Elle a effectivement réalisé toute une série d’aquarelles pour donner forme à ses souvenirs : elle s’en explique dans le dernier texte sélectionné, à dessein :

 

这些小画,也许可以当作故乡和奥巴马的天堂。

我是个写小说的,执著于探寻人性幽暗与丑陋,极不擅于用文字表达内心柔软与美,这些意外的小画,弥补了这种缺憾,我从不打算隐藏那个天真幼稚的我。很庆幸偶遇了作画的方式,一个有趣的业余爱好,使庸日添了生机。

Ces petits dessins peuvent être vus comme représentant mon village natal ainsi que le paradis d’« Obama ».

En tant que romancière, je suis vouée à la quête de l'obscurité et de la laideur de la nature humaine mais je me sens mal à l'aise à exprimer la douceur et la beauté du cœur à travers des mots. Ces petits dessins inespérés compensent cette lacune. Je n'ai jamais l'intention d'y cacher la part naïve de moi-même. J'ai de la chance d'avoir connu par hasard le dessin, un passe-temps amusant qui vivifie mon quotidien banal.

  

La vie mode d’emploi

 

« Le goût sucré des pastèques volées », c’est aussi un regard rétrospectif sur la vie à la campagne en Chine, il y a tout au plus une cinquantaine d’années : un regard à valeur quasiment documentaire qui s’arrête sur mille et un détails de la vie quotidienne en faisant ressortir la richesse de cette vie simple au contact de la nature. Ces textes évocateurs font soudain mesurer de manière palpable le double fossé qui sépare d’un côté la ville de la campagne, et de l’autre la campagne d’aujourd’hui de celle d’autrefois, en termes pratiques et matériels, mais surtout dans les esprits.

 

Il suffit de parcourir la table des matières, qui ne figure malheureusement pas dans le livre. La voici donc ci-dessous.

 


 

Table des matières

 

1. Lire à la lueur d’une lampe à pétrole 煤油灯下读古书    p. 5

2. Jouer à la toupie 抽陀螺     p. 7

3. Tirer sur les oiseaux avec un lance-pierre       弹弓枪打鸟  p. 8

4. Faire sécher le poisson salé 晒咸鱼    p. 11

5. Jouer à cache-cache 捉迷藏     p. 14

6. Les animaux aussi ont leur part d’humanité 畜牲也有人性   p. 16

7. Les fleuves bleus 蓝色的河流    p. 19

8. Des petites nattes pour la rentrée 开学了,扎小辫    p. 21

9. La solitude des cigales 寂寞的传凉子    p. 23

10. Pétards contre feux d'artifice 放烟花     p. 24

11. Le riz soufflé 爆米花     p. 26

12. Faucher de l'herbe 打野草    p. 28  

13. Appel aux armes au village 对着村庄呐喊    p. 30

14. Le jeu du cerceau 滚铁环     p. 31

15. À la pêche avec mon père 随父亲钓鱼    p. 33

16. Rêve d’envol 飞翔的梦    p. 36

17. Le printemps à la campagne 乡下的春天   p. 37

18. La meule de pierre 石磨    p. 40

19. Maman chérie 最爱妈妈    p. 42

20. Tuer un cochon pour le Nouvel An 杀猪过年    p. 43

21. Combattre comme un soldat 当一个兵     p. 44

22. Les dangers de la beauté 美是危险的     p. 46

23. Les campagnards ne sont pas des truands 别说乡下人心眼坏   p. 48

24. Jouer aux échecs 下象棋    p. 49

25. L'hiver sans neige 不下雪的冬天    p. 51

26. Le potager de ma mère 老妈的菜园     p. 54

27. Des fleurs sauvages pour ma mère 摘枝山花给妈妈   p. 57

28. Gloire envolée 擦肩而过的辉煌   p. 59

29. L'étang de lotus 十里荷塘    p. 61

30. Encerclé de tous côtés 腹背受敌    p. 64

31. Ne jamais se résigner 不甘    p. 66

32. À l’écoute du chant des oiseaux 听鸟儿唱歌   p. 68

33. Concours de pipi 尿尿比赛    p. 70

34. Mon village natal, mon Paradis 故乡在天堂   p. 71

35. Des mouches sans tête 无头苍蝇     p. 73

36. Grand-père 爷爷     p. 75

37. Ainsi va le monde 大千世界    p. 77

38. Faire les courses 跑腿    p. 79

39. À la pêche aux grenouilles 钓青蛙    p. 82

40. Aucun espoir dans les campagnes 没有希望的田野    p. 84

41. Faire l’épouvantail 稻草人     p. 86

42. Ni parapluie ni bottes pour la pluie 下雨没伞也没靴    p. 88

43. Ne pas la voir vieillir trop vite 不想看她老得太快    p. 90

44. Les jouets vivants 活玩具     p. 93

45. Songer à transformer sa vie 谋算着改变生活   p. 95

46. La chasse aux grenouilles 捉田鸡     p. 96

47. Les conteurs populaires 民间说书人    p. 98

48. Les bassines pour les pieds 脚盆     p. 100

49. Les poissons d'ornement 观赏鱼   p. 102

50. La solitude, une bête féroce 孤独是一头猛兽     p. 104

51. La cueillette des fruits 摘果子   p. 105

52. Suivre l'exemple des chevaux 人得跟马学习   p. 107

53. Avoir foi dans les livres 迷信书    p. 109

54. Des étincelles jaillies de la beauté du langage 与美好语言擦出火花  p. 111

55. La beauté de la nuit au clair de lune 月夜繁殖美  p. 113

56. Le goût sucré des pastèques volées 偷来的西瓜更甜    p. 115

57. Des chiens fous, mais pas de chats fous 只有疯狗,没有疯猫    p. 117

58. Photographies 照相    p. 118

59. Eviter d’apprendre ce qui ne sert à rien 不学无用  p. 121

60. La rivière Lanxi 兰溪河  p. 123

61. Une vieillesse sans acrimonie 过得不委屈  p. 125

62. Les fleurs de jujubier 苦枣树花   p. 127

63. Lire les sages du passé 读点圣贤书   p. 129

64. Les plantes médicinales et les remèdes populaires 草药偏方   p. 130

65. La danse des tambours fleuris 看地花鼓     p. 132

66. Comment vivre avec les animaux 怎么和动物相处    p. 134

67. Qu’enseignent les professeurs ? Qu'étudient les élèves ? 教什么?学什么? p. 137

68. Le calme, à l’infini 一派安详    p. 138

69. Les fleurs d'hirondelle 燕子花    p. 140

70. Tresser des herbes sèches 绞把子    p. 143

71. Brûler des racines d'arbre pour se chauffer 烧树兜子    p. 145

72. Devenir petit nuage 化作浮云一小朵    p. 146

73. Savoir nager 游泳     p. 149

74. Le calme désolé du premier mois lunaire 正月里的冷清       p. 151

75. Le village sans eau potable 没水可喝的村庄    p. 152

 

 

Le goût sucré des pastèques volées 

Traduit par Brigitte Duzan et Ji Qiaowei,

Edition Picquier, mai 2021, 176 p.

 


 

[1] Le titre rappelle celui du poème de He Zhiyang (贺知章), poète de la dynastie des Tang qui fut également ministre de la cour impériale sous l’empereur Tang Xuanzong (唐玄宗) et qui, à l’âge de plus de quatre-vingts ans, renonça à ses fonctions officielles pour se retirer dans sa maison natale. Mais son poème s’intitule « Retour au pays natal » ( Huánxiāng shū乡书》), ce n’est pas un sentiment nostalgique qu’il exprime, mais au contraire la joie paisible de revenir chez soi pour y finir le reste de ses jours. Le titre de Sheng Keyi est bien choisi pour montrer toute la différence avec son propre retour au pays, à une occasion ou une autre.

[2] Obama est le nom du chien qui a été le compagnon de jeu de Sheng Keyi enfant. C’est celui qui figure sur tous ses dessins.

 

 

     
 

 

 

 

 

     

 

 

 

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