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Shen Congwen
沈从文
II. Autobiographie
et nouvelles : lyrisme et violence
par Brigitte Duzan, 5 février 2020
Ecrivain
dit « du terroir »,
Shen Congwen a
longtemps été associé à une tradition chinoise qui
s’appuie sur l’évocation lyrique du souvenir de
l’enfance et du pays natal comme double « paradis
perdu ». Mais on peut aussi discerner un côté plus
sombre dans son œuvre : la fascination exercée sur
lui par la mort. Son œuvre a, il est vrai, été
influencée par la poétique traditionnelle de la
nature et le courant littéraire de « l’étrange »
,
mais elle a également été fortement marquée par son
expérience personnelle de la violence et de la mort
dans la Chine des débuts du 20e siècle.
On sent donc dans son œuvre une tension qui dérive
du désir impulsif de conserver la mémoire de la
violence, comme processus cathartique de libération
du poids du passé, afin qu’il ne vienne plus hanter
le présent. Son lyrisme procède de la capacité à
établir un équilibre entre |
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L’autobiographie de Shen Congwen
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son expérience intime de la violence en tant que soldat,
dans son adolescence, et sa volonté de s’en détacher afin de
l’écrire en tant qu’observateur extérieur. Il y a chez lui
double désir d’être fidèle à l’histoire et de créer un
lyrisme qui la transcende. Il montre l’impact sur les
individus de la violence inhérente à la Chine du début du 20e
siècle, avec un côté macabre et fantasmatique dans certains
de ses écrits. Mais c’est le lyrisme qui lui permet de
transcender la froideur et le calme apparents de ses écrits
– lyrisme qui est en chinois
shūqíng
抒情
– c’est-à-dire expression des sentiments.
Récit distancié de la violence
A la fin de la nouvelle datée d’août 1930 « Trois hommes et une
femme » (《三个男人和一个女人》)
,
Shen Congwen fait dire au jeune soldat qui est son alter ego
dans l’histoire :
我有点忧郁,有点不能同年青人合伴的脾气,在军队中不大相容,因此来到都市里,在都市里又象不大合式,可不知再往哪儿跑。我老不安定,因为我常常要记起那些过去事情。一个人有一个人命运,我知道。有些过去的事情永远咬着我的心,我说出来时,你们却以为是个故事,没有人能够了解一个人生活里被这种上百个故事压住时,他用的是一种如何心情过日子。
Je suis un peu déprimé… ne me sentant pas à ma place dans
l’armée, je suis parti en ville ; je ne m’y sens pas plus dans
mon élément, mais ne sais plus où aller maintenant. Je ne suis
pas en paix car je suis hanté par le souvenir de tous ces
événements passés. Chacun a son destin, je sais. Le passé
revient constamment me torturer. Quand je vous le raconte, vous
pensez que ce n’est qu’une histoire. Personne ne peut comprendre
le sentiment oppressant que provoquent dans une existence des
centaines d’histoires de ce genre, et l’esprit résolu qu’il faut
pour arriver à vivre.
Les événements relatés dans son autobiographie (《从文自传》)
– en particulier dans les chapitres « Souvenirs de la campagne
de nettoyage » (清乡所见)
et « Le bourg de Huaihua » (怀化镇)
- sont ceux évoqués dans ce passage de la nouvelle : les
massacres de paysans Miao après l’échec de leur rébellion à la
fin de la dynastie des Qing, et surtout les milliers de paysans
mis à mort et décapités dans des conditions arbitraires et
atroces à la veille de la Révolution de 1911 et après, pendant
la période dite des seigneurs de la guerre : il décrit le
spectacle des milliers de têtes exposées sur les murailles des
villes et de corps jetés au bord des rivières, pour que les
familles viennent les reconnaître et les emporter. Plus atroce
encore est sa description des tirages au sort pour déterminer
ceux qui allaient être exécutés, et qui s’y résignaient pour
avoir perdu…
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Le manuscrit de l’autobiographie |
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Les images évoquées dans son autobiographie reviennent sans
cesse comme des images récurrentes de cauchemar dans ses
nouvelles : un condamné chargeant un compagnon de cellule de
s’occuper de taches familiales qu’il n’aura pas le temps de
terminer (dans « L’aube »
《黎明》)
,
ou un enfant marchant tristement sur un chemin de montagne en
rapportant chez lui, dans un panier, les têtes de son père et de
son frère (dans « Petite scène à Guizhou »
《黔小景》)
,
scène répondant en miroir à la description, dans son
autobiographie, d’un enfant emportant à la palanche les têtes de
son père et d’un oncle, comme une image de cauchemar récurrent
dont il n’arrive pas à se libérer.
Shen Congwen s’est engagé dans l’armée d’un seigneur de guerre à
l’âge de treize ans, en tant que « soldat remplaçant » (buchongbing
補充兵)
ou « aspirant soldat » (yubeibing
預備兵).
Il est devenu ensuite réserviste dans une autre armée, et ce
n’est qu’en 1922, à l’âge de vingt ans, qu’il a quitté l’armée
pour aller à Pékin dans l’intention d’étudier. C’est alors qu’il
s’est donné le pseudonyme de Congwen (从文) :
tout entier (dé)voué à la carrière des lettres
.
Mais la décision de quitter l’armée était aussi pour beaucoup
liée à la mort de certains de ses amis, à son dégoût de la
politique et des cruautés des seigneurs de la guerre, ainsi
qu’aux idées du 4 mai glanées en lisant les journaux.
Comme le note
Jeffrey Kinkley dans « The Odyssey of Shen Congwen »
:
« Quand il quitta l’armée en 1922, ce fut après avoir réévalué
sa vie… [Ce qu’il recherchait comme alternative à la vie
militaire], c’était une conception modernisée de la carrière des
lettres – carrière à la recherche de valeurs au-dessus de
l’Etat, envers lequel les soldats n’étaient que des serviteurs…
Ce à quoi il s’est opposé, ce n’est pas à la discipline
militaire – car la vie militaire qu’il a connue n’en connaissait
guère - mais à la violence, et à la participation des militaires
dans les affaires de l’Etat. Il se préparait déjà à rejeter à la
fois le Nationalisme et le Communisme comme solutions pour la
Chine, et au bout de compte à devenir un pacifiste. » (pp.
42-43)
Edition 1986 |
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On peut dire que la vision des scènes de
décapitation qu’il rapporte a eu sur lui un effet
similaire à celui opéré par une scène semblable sur
Lu Xun en
son temps, comme il le raconte dans la préface de
« L’appel aux armes » (《吶喊》自序) :
la vue d’un reportage japonais montrant un prétendu
espion chinois sur le point d’être exécuté, entouré
d’une foule de badauds. C’est le choc provoqué par
la passivité de la foule s’ajoutant à la cruauté de
la scène qui avait constitué l’élément décisif
l’incitant à écrire pour témoigner et éclairer ses
compatriotes.
Shen Congwen a bien été l’observateur passif |
de nombreuses exécutions sommaires de villageois, qu’il
notait fidèlement puisque c’était le travail pour lequel il
était payé. La voix du narrateur, dans l’autobiographie, est
parfaitement détachée, si bien que ce ton froid, se voulant
d’une précision d’autopsie médicale, peut tromper le lecteur
et paraître complaisant, surtout quand certaines phrases
sont à prendre au second degré, l’ironie redoublant la
distance. Mais cette distance n’est pas assentiment, au
contraire :
我在那地方约一年零四个月,大致眼看杀过七百人。一些人在什么情形下被拷打,在什么状态下被把头砍下,我可以说全部懂透了。又看到许多所谓人类做出的蠢事,简直无从说起。这一分经验在我心上有了一个分量,使我活下来永远不能同城市中人爱憎感觉一致了。从那里以及其他一些地方,我看了些平常人不看过的蠢事,听了些平常人不听过的喊声,且嗅了些平常人不嗅过的气味,[…]一到城市中来生活,弄得忧郁孤僻不象个正常“人”的感情了。[怀化镇]
J’ai passé là [à Huaihua] environ un an et quatre mois, et y ai
vu tuer quelque sept cents personnes. Comment on torturait,
comment on décapitait, je peux dire que cela n’a plus aucun
secret pour moi. J’ai vu commettre par de soi-disant
représentants de l’humanité plus de bêtises qu’il est possible
de dire. Cette expérience a pesé sur mon esprit d’un poids très
lourd, me rendant incapable à jamais de partager les sentiments
d’amour et de haine des gens des villes. A Huaihua même et en
d’autres endroits, j’ai été témoin d’actes stupides comme on en
voit peu, ai entendu des cris comme on en entend rarement, senti
des odeurs que l’on a peu l’occasion de sentir […] c’est
pourquoi, venu vivre en ville, j’éprouve un sentiment de
tristesse et de solitude qui me fait douter d’être un « homme »
normal. [Le bourg de Huaihua]
Contre la violence : retour à la nature et au passé
Le passé comme paradis perdu
Contre le traumatisme de la violence, et pour tenter d’en
effacer les cauchemars, Shen Congwen en revient à l’image
idyllique de la campagne et de la nature, qui est aussi paradis
perdu de l’enfance – son enfance. Ce retour vers le passé
rappelle aussi certaines nouvelles de
Lu Xun, comme « Mon
vieux village » (Guxiang《故乡》)
ou « L’opéra de village » (Shexi《社戏》)
– deux nouvelles du recueil « L’appel aux armes » (Nahan《呐喊》)
datant respectivement de 1921 et 1922. Chez
Lu Xun, cependant,
il s’agit d’une élégie pour un
passé révolu, avec les valeurs qu’il détenait, et en même temps
d’un « appel » à la mobilisation pour réformer la nation.
Rien de tel chez Shen Congwen. Chez lui, le retour vers le pays
natal et la constatation des changements intervenus là ravive
des souvenirs. Le changement est perçu comme processus
historique naturel, dans une vision idéalisée du passé qui
permet d’y voir des valeurs éternelles valables pour le présent,
contre un confucianisme dégradé et une modernité également
corrompue. Ce que fait ressortir Shen Congwen, c’est la beauté
naturelle de son coin de terre, à l’ouest du Hunan, son
innocence « primitive », et ses coutumes non conventionnelles,
chinoises certes, mais bien plus individualistes, antithétiques,
en fait, et de la culture occidentale et de la culture
confucéenne.
Il y a dans son œuvre une ambiguïté fondamentale qui
a été soulignée par Jeffrey Kinkley et par David
Der-wei Wang. Ce dernier parle d’une « nostalgie
imaginaire » donnant une image contrastée du
Xiangxi fondée sur des « polarités thématiques »
opposées : réalité et mémoire, histoire et mythe,
lieu géographique contre lieu littéraire, le tout
sur fond de bipolarité Miao/Han, avec en corollaire
opposition ville-campagne, dominé-dominant, etc. A
quoi Janet Ng a ajouté le rapport « féminité
imaginaire » / subjectivité autoritaire masculine.
Corollaire : féminité imaginaire
Cette « féminité imaginaire » est une notion
critique développée par divers auteurs dans un
contexte - souvent féministe – d’études de
narrations sur des thématiques rituelles et
mythiques. Cette vision de la femme permet à Shen
Congwen de créer des personnages féminins complexes,
sur un mode lyrique frisant parfois le fantastique,
mais c’est une vision ambiguë sur fond |
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The Experience of Modernity,
de Janet Ng |
de tradition où le corps féminin s’inscrit dans un monde
naturel.
Le regard distancié qui fait toute la valeur de son
autobiographie reflète une complexité souvent ambiguë car il est
aussi distance entre mémoire et imagination. Et cette complexité
se traduit également en termes de genre, la mort étant souvent
associée à la femme : il y a transfiguration esthétique de la
mort en images féminines, la sexualité étant associée à la mort.
Si l’image des corps décapités vient hanter la mémoire de
l’ancien soldat, ce sont souvent des corps féminins qui
apparaissent dans ses scènes de mort fictionnelles.
Le lecteur est souvent critique de la multiplicité des
personnages de prostituées dans son œuvre narrative. C’est le
cas, par exemple, de la nouvelle « Taoyuan et Yuanzhou » (《桃源与沅州》),
qui commence comme la description d’une sorte de pèlerinage
littéraire sur les lieux qui auraient inspiré la légendaire
« Histoire de la Source aux fleurs de pêchers » (《桃花源记》)
de Qu Yuan (屈原)
.
Shen Congwen part du mythe pour en venir à la réalité : le
voyage n’est en fait qu’un prétexte pour rendre visite aux
prostituées de Taoyuan, dont la célébrité égale celle du poète
sans la ternir – son ombre plane sur le fleuve.
La réalité est ainsi : plurielle et diverse, sa diversité
faisant sa richesse, mais aussi son caractère impénétrable,
comme l’est la vie avec son contingent de forces occultes. Il
n’y a pas de message social comme chez
Lu Xun, pas la sombre
anxiété de ses nouvelles, croissante au fur et à mesure que l’on
avance dans le temps. Shen Congwwen ne livre pas de message
moral, mais une peinture en phase avec une esthétique
traditionnelle soulignant les beautés mystérieuses de la nature.
Monde féminin bipolaire
Cette nature a aussi ses côtés sombres quand le lyrisme de la
prose laisse affleurer le tragique du quotidien : la pauvreté et
la mort. Or, ce tragique- qui est aussi émergence du sentiment -
est incarné très souvent par une figure féminine, et surtout par
de toutes jeunes filles. Shen Congwen les dépeint avec
tendresse, comme à peine sorties de l’enfance, avec toute la
fraîcheur, la spontanéité et la fragilité qui lui est liée.
Elles ont des prénoms d’enfant - Cuicui (翠翠),
Sansan (三三),
Xiaoxiao (萧萧)
– et sont inspirées de l’épouse et de proches de l’auteur. Son
lyrisme atteint là des sommets.
Cette image poétique et idéalisée de la femme-enfant proche de
la nature s’inscrit en opposition à la violence physique
inhérente au monde masculin, lui aussi considéré de manière
ambivalente. La vitalité et la force du soldat sont l’objet de
pages laudatives ; l’une des images récurrentes dans les
nouvelles de Shen Congwen est celle du batelier vagabond
confronté aux mille dangers d’une vie sur le fleuve. C’est un
monde dont la violence est le corollaire de la vitalité.
Face à la vigueur de ce monde, celui des femmes est celui de la
passivité et de la mort, reprenant une symbolique de l’eau
attachée à la femme dans la tradition chinoise : l’homme chez
Shen Congwen part sur l’eau accomplir son destin, la femme reste
sur la rive, ou se noie. La plupart des femmes, dans son œuvre,
si elles s’enfuient de leur village et du poids de ses
conventions, ne vont pas plus loin que les rives du fleuve Jaune
et échouent là, sans plus pouvoir ni avancer ni reculer. Leur
sort est celui promis par
Lu Xun
aux Noras qui voudraient partir de chez elles, en
l’absence de toute possibilité d’indépendance économique : la
prostitution
.
En fait, on passe insensiblement d’un extrême féminin à l’autre,
de la vierge à la prostituée, les deux étant liées par la
proximité de l’eau, et se rejoignant dans le destin qui attend
la jeune Cuicui à la fin de « La ville frontalière » (Biancheng《边城》)
,
un destin laissé irrésolu :
到了冬天,那个圮坍了的白塔,又重新修好了。可是那个在月下唱歌,使翠翠在睡梦里为歌声把灵魂轻轻浮起的年青人,还不曾回到茶峒来。
……
这个人也许永远不回来了,也许“明天”回来!
« L’hiver arrivé, une pagode neuve avait été construite sur les
ruines de l’ancienne. Mais le jeune garçon dont les chants
avaient doucement ravi l’âme de Cuicui en pénétrant ses rêves
n’était toujours pas de retour à Chadong.
……
Peut-être ne reviendra-t-il jamais, ou peut-être va-t-il revenir
"demain" ! ».
Mais s’il ne revient pas, que va devenir Cuicui ? Une
prostituée ? Une femme de ces maisons dites diaojiao lou
(吊脚楼),
longuement décrites ? Ce sort est évoqué lors de la scène de la
Fête des bateaux-dragons (duanwu jie
端午节),
lorsque Cuicui voit une femme entraînée par deux marins : son
père, nous est-il expliqué, a été assassiné… Sur la scène plane
la peur de la mort fatale du père, ou du grand-père, au sens
symbolique de figure paternelle garante de la stabilité du monde
ancien, fait de valeurs et de relations naturelles.
Ce ne sont pas de mauvaises femmes, ces prostituées, elles sont
loyales et désintéressées, meilleures « que bien des gens de la
ville ». En ce sens, la femme dans l’œuvre de Shen Congwen est
associée au processus de mythification de Fenghuang, et reste
liée aux contes et légendes de sorcières et de shamanes qui
n’apparaissent pas dans ses nouvelles mais qu’il a décrites dans
un récit comme marquant l’inconscient rural, ou son
subconscient. Ainsi les femmes de
Shen Congwen, ou leurs cadavres, occupent-elles souvent l’espace
sombre d’une grotte, comme dans « Trois hommes et une femme » (《三个男人和一个女人》),
ou « Le docteur » (《医生》).
Mais Cuicui comme les autres est privée de voix propre. Elle
n’est pas sortie de l’histoire. Elle fait encore partie de la
nature originelle qui est pour Shen Congwen un refuge idéalisé
contre les violences de l’homme. Même prostituée, elle garde la
pureté originelle.
Ce n’est pas là l’une des moindres contradictions d’une œuvre
protéiforme : à la fois volontairement distanciée pour témoigner
de la réalité vécue dans les récits autobiographiques, mais en
même temps, lyrique et fantasmée dans les nouvelles.
Mais en fait, toujours selon Jeffrey Kinkley,
variation sur Chóngwén (崇文) :
qui vénère les lettres, la culture. Surnom que lui
aurait donné un vieux juge qu’il avait connu dans
l’armée.
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