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Shan Shili
单士厘
1863-1943
Présentation
par
Brigitte Duzan, 12 septembre 2019
Au tout début du 20e siècle, alors que peu de femmes
en Chine avaient l’occasion de voyager, et encore
moins hors de Chine, Shan Shili a été la première
femme chinoise à écrire et publier un journal de
voyage à l’étranger. Mais c’est parce que son mari
était diplomate. Derrière la voyageuse se profile
une femme marquée par l’image traditionnelle de la
femme chinoise « bonne épouse et mère attentive ».
La globe-trotteuse, auteure de récits de voyage
Elle est née à Xiaoshan (萧山),
dans le Zhejiang, dans une famille de lettrés où
elle reçut une éducation classique avant d’être
mariée en 1892, à l’âge de 29 ans, avec un diplomate
qui avait dix ans de plus qu’elle, Qian Xun (钱恂).
En 1898, son mari est nommé inspecteur des étudiants
chinois au Japon. Shan Shili le rejoint à Tokyo
l’année suivante et, de 1899 à 1902, partage son
temps entre |
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Shan Shili |
la Chine et le Japon. Elle apprend le Japonais, qu’elle
finit par parler couramment, si bien qu’elle peut servir
d’interprète à son mari. Elle est impressionnée par le
système éducatif japonais à côté duquel le système chinois
lui semble archaïque, en particulier pour les femmes qui ne
sont toujours pas autorisées, dans leur grande majorité, à
sortir de chez elles pour étudier. Pensant comme beaucoup de
Chinois à l’époque que l’éducation était primordiale si l‘on
voulait sortir le pays de son retard, elle emmena avec elle
ses deux fils, sa bru et son gendre pour qu’ils étudient au
Japon.
Du Japon à la Russie en passant par le nord-est chinois
Le Guimao lüxing ji, éd. 2017 |
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En 1903,
elle accompagne son mari en Russie où il est nommé à
la légation chinoise. Ils partent du Japon, passent
par la Corée, traversent le nord-est de la Chine
puis la Russie, couvrant au total près de dix mille
kilomètres en 80 jours. C’est ce voyage que Shan
Shili a consigné dans son « Journal de voyage de
l’année
Guimao
»
(Guimao lüxing ji《癸卯旅行记》).
C’est un commentaire d’une fraîcheur et d’une acuité
de vue étonnants, qui donne un point de vue
personnel sur tout un pan d’histoire régionale
méconnu
.
La première étape est Busan, en Corée, où elle
observe comment les Coréens vivent sous la
domination japonaise : on peut dire tout de suite
qu’il s’agit d’une colonie japonaise, dit-elle ;
toutes les entreprises sont japonaises, même les
marins sur les ferrys sont japonais ; les Coréens,
eux, sont des coolies. Elle souhaite donc au peuple
coréen de secouer le joug étranger pour retrouver sa
dignité, mais ajoute que les Chinois auraient bien
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besoin d’en faire autant : quand elle arrive à Harbin, elle
constate que la région est devenue colonie russe.
Elle décrit une ville investie par les Russes qui ont un bail
sur toute une zone et bâtissent de nombreux immeubles, comme
s’ils voulaient créer là « un Saint-Petersburg oriental ». Mais
elle dénonce aussi le massacre de Hailanpao (海兰泡)
en 1900 : trois mille Chinois, dont des femmes et des enfants,
exterminés en un seul jour dans ce qui est aujourd’hui Blagoveshchensk,
ville chinoise occupée par les Russes en 1858. Et pour attiser
encore plus sa colère, quand elle arrive à Ningguta, nom
mandchou de la ville de Ning’an (宁安),
toujours dans le Heilongjiang, c’est pour découvrir que le
gouvernement des Qing a érigé une statue en l’honneur des hauts
faits d’un officiel russe.
Découverte de Moscou, et de Tolstoï
Arrivée à Moscou, elle visite les bâtiments illustres, les
musées, les galeries et même les hôpitaux. Elle achète une carte
postale avec le portrait de Tolstoï et en écrit des lignes
enthousiastes qui font d’elle la première écrivaine chinoise à
avoir fait découvrir l’auteur russe au peuple chinois.
Elle repart avec son mari en 1907 quand il est nommé
à un poste en Hollande, puis, l’année suivante, en
Italie où il est ambassadeur de Chine à Rome de
juillet 1908 à novembre 1909. Après son retour en
Chine, en 1909, elle écrit alors son Guiqian ji
(《归潜记》)
où elle note ce qu’elle a vu et appris en Europe,
ses émotions esthétiques, ses surprises, son
admiration, mais aussi sa désapprobation souvent (en
particulier devant les nus des musées italiens).
C’est une ébauche de dialogue culturel entre la
Chine et l’Occident. Le journal est initialement
publié en 1910 chez un éditeur privé grâce à la
famille de son mari.
Après la mort de son mari en 1927, elle passe le
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Deux pages manuscrites du Guiqian
ji |
restant de son existence à écrire. Elle a publié onze livres
au total.
Une célébrité posthume
Elle est décédée à Pékin en 1943, à l’âge de 81 ans. C’est l’une
des femmes chinoises les plus étonnantes de son époque, bien en
avance sur son temps
.
Dans sa préface à son « Journal de voyage de l’année Guimao »
elle écrit : « Ce bref journal de voyage couvre 80 jours, plus
de vingt-mille li et quatre pays ; il peut ouvrir de
nouveaux horizons à ses lecteurs. Après l’avoir copié, j’ai loué
les services d’un imprimeur en l’intitulant Guimao lüxing ji.
Peut-être mes compatriotes, en le lisant, en concevront-elles le
désir de voyager elles aussi ? C’est ce que je souhaite
sincèrement. »
L’anthologie de Zhong Shuhe,
rebaptisée East to West |
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Ce vœu ne sera pas exaucé tout de suite car ses
récits de voyage ne circuleront guère que dans les
cercles des intellectuels et des étudiants. Ce n’est
qu’en 1984 que le Guiqian ji sera réédité,
dans une monumentale anthologie, éditée à Changsha
par Zhong Shuhe (钟叔河),
de récits de voyageurs chinois en missions
officielles du milieu du 19e siècle
jusqu’au début du 20e : « Anthologie des
journaux de voyage des envoyés vers le monde » |
(《走向世界丛书》)
.
Le Guiqian ji est le dernier ouvrage de l’anthologie,
qui le replace ainsi dans le contexte d’un genre très fécond
et très prisé dans la Chine impériale, mais bien sûr jamais
sous la plume d’une femme. C’est un texte fondateur de
l’ouverture soudaine de la Chine sur le monde à la fin de
l’Empire chinois, de sa recherche d’une identité nouvelle en
confrontation avec le reste du monde, mais aussi de
l’irruption de la femme sur la scène publique, politique,
sociale et littéraire, chinoise
.
Pourtant, une autre image de Shan Shili se dégage de ses autres
écrits, généralement peu étudiés et passés sous silence.
Derrière la globe-trotteuse la femme traditionnelle
Shan Shili était femme de diplomate, éduquée à l’ancienne dans
une vieille famille de lettrés. Elle avait une conception
traditionnelle du rôle de la femme chinoise comme fidèle épouse
et mère soucieuse de l’éducation de ses enfants, selon
l’expression consacrée « Vertueuse épouse, bonne mère » (xián
qī liáng mǔ
贤妻良母).
En ce sens, la fonction maternelle de la femme était élevée au
niveau de devoir familial et patriotique, tradition aussi
vivante au Japon qu’en Chine, mais aussi bien dans tout le
sud-est asiatique.
Traduction d’ouvrages japonais sur l’éducation des femmes
La fonction éducatrice était fondamentale. On en retrouve le
souci chez Shan Shili quand elle prend l’initiative de faire
venir ses fils au Japon en 1899 pour qu’ils fassent des études
mieux qu’en Chine où toute tentative de réforme était bloquée.
Mais, pour l’éducation des femmes, elle reste très conservatrice
et trouve à Tokyo des échos à ses propres conceptions, à un
moment où le Japon, après une vague d’ouverture au moment de la
réforme Meiji, s’est replié sur une conception très
traditionnelle de la place de la femme dans la société : le code
civil Meiji de 1898 refuse à la femme des droits civiques et la
soumet strictement au contrôle de son mari. En même temps,
l’éducation des femmes est modernisée, sous l’égide de
pionnières comme la célèbre poétesse et éducatrice Shimoda Utako
(下田歌子)
qui accorde dans son enseignement une place importante à
l’éducation physique, à côté de celle de l’esprit.
Après avoir appris le japonais, Shan Shili traduit
des ouvrages japonais sur l’éducation des femmes, et
en particulier le Kaseigaku (《家政学》)
ou « Principes d’économie domestique » de Shimoda
Utako, mais aussi le Joshi kyōikuron (《女子教育论》)
ou « Traité d’éducation des femmes » de Nagae
Masanao (永江正直),
éducatrice qui donnait elle aussi une grande
importance à l’éducation physique des femmes, mais
pour renforcer le buste en vue de l’allaitement et
pour lutter contre la dépression et les troubles
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Une page du Kaseigaku avec la
photo de Shimoda Utako |
émotionnels propres aux femmes. Shan Shili se place donc
dans un contexte de modernisation de l’éducation féminine,
mais tout en restant fermement ancrée dans la tradition.
Edition d’une anthologie de poésie
Par ailleurs, elle s’inscrit aussi dans la tradition de poésie
féminine chinoise ; elle a édité une anthologie de poèmes
féminins se plaçant expressément dans la lignée de celle de
Yun
Zhu (恽珠) :
« Nouvelle suite de l’anthologie
de poèmes choisis de femmes distinguées de la dynastie des Qing
» (《清闺秀正始再续集》),
anthologie suivie en complément d’un « Précis de l’art
littéraire des femmes distinguées de la dynastie des Qing » (《清闺秀艺文略》).
Elle a également écrit une série de récits concernant des femmes
de sa famille, publiés sous le titre « Recueil d’histoires
exemplaires » (《懿范闻见录》),
qui rappelle les nombreuses biographies de femmes exemplaires
éditées depuis les Han.
Traduction en italien
Traduction en italien du
Guiqian ji :
Note per un dono segreto.
Il viaggio in Italia di Shan Shili, Alessandra Brezzi, Libreria
Editrice Orientalia, 2012, 94 p.
Ses descriptions du nord-est de la Chine au début du 20e
siècle et sa colère devant l’emprise coloniale russe
offrent aussi un parallèle historique intéressant aux
écrits de
Chi Zijian (迟子建)
sur la même région mettant en scène des vieilles femmes
de la diaspora russe.
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