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Qiao Ye 乔叶
Présentation
par Brigitte
Duzan, 17 juillet 2016, actualisé
15 août 2023
Vice-présidente de l’Association des écrivains du
Henan, Qiao Ye est un auteur encore peu connu de la
génération post’70. Lauréate de nombreux
prix littéraires, elle est cependant une plume
originale dans la littérature chinoise
contemporaine ; depuis ses débuts d’essayiste au
début des années 1990, elle a constamment affiné son
style pour se concentrer ces dernières années sur
l’écriture de nouvelles moyennes (zhongpian
xiaoshuo
中篇小说)
et devenir l’une des représentantes notoires de ce
genre en plein essor.
Essayiste
Née en 1972 à Xiuwu dans le Henan (河南修武),
Qiao Ye a commencé à écrire au début des années 1990
alors qu’elle était institutrice, et elle a commencé
par des essais (sanwen
散文). |
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Qiao Ye |
Elle publiée
son premier texte en février 1993 dans le supplément du Journal
de la jeunesse de Chine (《中国青年报》副刊) :
« N’ayez aucune sympathie pour moi » (《别同情我》).
Puis elle étend ses publications à plusieurs autres journaux, y
compris le Quotidien du peuple (《人民日报》).
De 1994 à
1995, elle tient une rubrique d’essais dans le Mensuel de la
jeunesse : « Dans l’ombre verte de Qiao Ye » (“乔叶绿荫下”)
– intitulé qui joue sur son nom, qui signifie “feuille d’une
haute futaie”. Puis, en 1996, elle en publie un premier recueil
aux Editions du peuple de Shanghai : « Lanterne de papier
solitaire » (《孤独的纸灯笼》).
En 1998, son
second recueil d’essais, « Assis à ma gauche » (《坐在我的左边》),
a été plusieurs fois réédité et a obtenu le premier prix
littéraire de la province du Henan. En 2000, comme un tir
groupé, ce sont quatre recueils qui sont publiés, dans quatre
maisons d’éditions différentes : « Danser dans la poussière » (《迎着灰尘跳舞》),
« L’amour en négatifs » (《爱情底片》),
« Danse sur une mince couche de glace » (《薄冰之舞》),
« Entre attraction et amour » (《在喜欢和爱之间》).
En 2001, son recueil « Ma Guanyin à moi » (《自己的观音》)
est à nouveau primé au Henan.
En
janvier 2005 sort son huitième recueil : « Notre
petite boutique d’ailes » (《我们的翅膀店》).
Elle écrit à ce propos :
如果说孩子是洁白的画纸,那么用血肉孕育画纸的母亲…。作为母亲,爱孩子自然是一种本能。本能是可敬的,伟大的,但是,本能也会是盲目的,愚昧的,甚至是泛滥的。这种恶化的本能常常会伤害孩子水晶般的天性。
理性是本能的一盏灯。………
Si
l’enfant est une feuille de dessin d’un blanc
immaculé, la mère est une feuille tâchée de la chair
et du sang de la grossesse… L’amour maternel est un
instinct naturel, noble et admirable en tant que
tel. Mais il peut aussi être aveugle (盲目) et
traduire l’ignorance (愚昧), jusqu’à devenir débordant
(fànlàn 泛滥). Cet instinct dénaturé peut alors
souvent être nocif à l’enfant, en allant à
l’encontre de sa nature profonde, cristalline.
La
raison est la lampe qui éclaire l’instinct. …
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Notre petite boutique d’ailes |
Il faut donc
laisser l’enfant ouvrir ses ailes. Elle donne donc trois
exemples de femmes qui viennent en démonstration de son propos,
qui rappelle celui de Simone de Beauvoir dans « Le troisième
sexe », mais sans être aussi théorique.
大街上没有翅膀店。翅膀店在我们的寓言里/,想象里,创造里,故事里,——在我们心里。
Des
« boutiques d’ailes », il n’y en a pas dans les rues. Il y en a
dans les contes, dans notre imagination, dans les récits qui en
naissent et que l’on crée – il y en a au fond de nous.
Ce texte vient
en illustration de son style : à la fois profond, précis et
poétique. C’est ce style extrêmement travaillé que l’on retrouve
dans les nouvelles qu’elle a commencé à écrire au début des
années 2000. Mais il n’y a pas de rupture : ses essais sont déjà
presque de la fiction ; ils apparaissent en fait comme un
terrain d’exercice.
De
l’essai à la nouvelle
Qiao Ye est
passée à la fiction après 2001, quand elle a obtenu un poste à
l’Institut de littérature du Henan. Mais elle a commencé par un
roman.
Un roman
C’est en l’espace d’un an qu’elle écrit ce premier
roman, « Bouche cousue » (《守口如瓶》),
publié en 2003 dans la revue de l’Association des
écrivains. Il est réédité en avril 2004, chez un
autre éditeur, sous le titre « Je t’aime vraiment
beaucoup » (《我是真的热爱你》),
et c’est sous ce titre qu’il est resté connu.
Qiao Ye y met en cause l’hypocrisie de la morale et
de la pensée traditionnelles à l’égard des femmes.
Le roman fait écho à « Filles du Nord » (《北妹》)
de Sheng Keyi (盛可以),
qui est aussi de 2004. Il est retenu parmi “les
œuvres littéraires mémorables de 2004 ” (《2004年能让我们记住的文学作品》)
sélectionnées par le critique littéraire Lei Da (雷达) :
“女作家乔叶的《我是真的热爱你》,表现城市化进程中,一些女性被吸入城市的‘黑洞’后那种惨烈的经历。这是一种可惧的生存。可贵的是作者并不展览人欲横流,而是充满了悲悯情怀和诗化的理想精神。” |
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Je t’aime vraiment beaucoup |
« [dans
son roman] Qiao Ye dépeint les souffrances subies par les
femmes tombées dans le « trou noir » de la ville au cours du
processus d’urbanisation. C’est une vie effrayante. Ce qui
est appréciable, c’est que l’auteur ne s’appesantit pas sur
les débordements du désir, mais offre plutôt une vision
pleine de compassion et témoigne d’un esprit idéaliste rendu
en termes poétiques. »
Ce style
poétique est déjà la caractéristique de ses écrits d’essayiste,
et c’est ce qui va être essentiel dans les nouvelles qu’elle
écrit ensuite, en étant bien adapté à cette forme, par essence
stylistiquement plus exigeante que le roman.
Nouvelles
moyennes
Qiao Ye
commence par publier quelques nouvelles courtes dans diverses
revues, mais elle se tourne très vite vers la nouvelle moyenne
et en fait son mode d’expression favori.
Je reconnais qu’être dans le noir
est ce qui m’effraie le plus |
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Sa
première nouvelle moyenne est initialement publiée
en avril 2004 dans la revue Mudan (《牡丹》),
puis dans plusieurs autres revues, et enfin dans un
recueil de dix nouvelles moyennes, paru en mai 2007
sous le titre de la plus connue des dix : « Je
reconnais qu’être dans le noir est ce qui m’effraie
le plus » (《我承认我最怕天黑》)
.
Elle y dépeint une femme qui décide d’abandonner sa
recherche de l’amour.
C’est l’une de ses nouvelles les plus
caractéristiques ; comme l’a dit un critique :
“写出了意识的潜流,让这种意识的潜流冲刷着观念的顽石,使读者看到了一个现代女性复杂微妙的心灵空间。”
En
dépeignant les profondeurs du flux de conscience,
d’où ressortent les blocs solides de sa pensée,
[Qiao Ye] offre au lecteur une ouverture sur le
minuscule mais complexe espace spirituel de la femme
d’aujourd’hui.
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Une autre
nouvelle zhongpian caractéristique de son style est
« Le studio de photographie du lagerstroemia » (《紫蔷薇影楼》),
initialement publiée en novembre 2004 dans la revue
Littérature du peuple (《人民文学》).
C’est un autre personnage féminin qu’elle y dépeint, un peu
scandaleux puisqu’il s’agit d’une femme dans la lignée des
« fleurs » d’antan, mais qui vit confortablement de ses
charmes et sans état d’âme. Elle obtient son indépendance
économique par des moyens peu glorieux, mais ce n’est pas
pour autant qu’elle se méprise, comme le voudrait la morale
traditionnelle, au contraire : son indépendance financière
lui donne une assurance que ne pouvaient connaître les
femmes comme « La Divine » (《神女》)
immortalisée par Ruan Lingyu (阮玲玉).
C’est une
approche subversive de la morale traditionnelle que reflètent
les nouvelles de Qiao Ye, une approche pragmatique hors crise de
conscience ou fatalisme, fondé sur l’adage "兵来将挡,
水来土掩" :
bīng
lái jiàngdǎng,shuǐ
lái tǔyǎn
–l’armée résiste, l’eau submerge, c’est-à-dire qu’il faut être
souple, savoir adapter sa pensée, et sa vie, en fonction de sa
nature et des circonstances.
Consécration
En 2004 a lieu
une journée d’étude organisée par l’Association des écrivains en
collaboration avec la Fédération des arts et des lettres du
Henan sur l’œuvre de cinq jeunes romancières du Henan (“河南省五位青年女作家作品研讨会”).
Elles sont appelées ‘Les cinq pivoines du Henan » (“河南五牡丹”).
Qiao Ye est la pivoine pourpre (ou violette) des grandes plaines
du centre (中原大地上的紫色牡丹).
En février
2005, la revue Octobre (《十月》)
publie dans sa rubrique “Nouvelle ligne principale de la
fiction” (“小说新干线”)
un nouvelle courte et deux nouvelles moyennes de Qiao Ye. Elle
est désormais un maître de la nouvelle zhongpian.
De la
fiction à la non-fiction
En
septembre 2009,
elle publie un recueil de six nouvelles moyennes :
« Le plus lent, c’est de vivre » (《最慢的是活着》).
Ce sont des récits qui diffusent un charme discret,
en racontant des histoires banales, mais où priment
l’émotion et la poésie, comme dans
« Voici la lettre d’amour que j’ai écrite »
(《那是我写的情书》) ou « Quand fleurit la balsamine »
(《指甲花开》).
Et
puis, elle repasse à la non-fiction, mais tout en
restant dans la forme de la nouvelle moyenne, avec
« Chronique de la finition de la toiture » (《盖楼记》)
publiée en
juin 2011. C’est une histoire qui raconte comment
des paysans se battent pour obtenir l’aide
nécessaire pour finir le toit de leur maison. Récit
plein de sensibilité qui traduit l’amour de Qiao Ye
pour sa terre natale, c’est aussi, en quelque sorte,
une ode au village dans un contexte urbain. A la
fin, elle explique que c’est une histoire vraie,
seuls les noms des gens et |
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Le plus lent, c’est de vivre |
des
villages sont faux. Au cinéma, on parlerait de docu-fiction
.
Et retour à
la fiction
Confession |
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Mais sa nouvelle récente la plus réussie est
certainement « Confession » (《认罪书》),
publiée en juin 2013. C’est l’une de ses narrations
les plus complexes, qui a été couronnée en 2013 du
prix décerné par Littérature du peuple.
C’est une histoire de chute et de rédemption. Envoyé
parfaire sa formation dans une école de cadres du
Parti, le cadre Liang Zhi (梁知)
se retrouve là avec une jeune fille nommée Jin Jin (金金)
qui tombe dans ses bras. Cependant, à la fin de sa
période d’étude, Liang Zhi repart en abandonnant Jin
Jin qui est enceinte. Dans un esprit de vengeance,
elle se marie alors avec le frère de Liang Zhi,
Liang Xin (梁新),
mais, au cours de la préparation de sa revanche,
elle découvre un secret familial qui la glace : il
est lié à une jeune fille nommé Mei Mei (梅梅),
qui a existé dans le passé dans cette famille et qui
lui ressemblait beaucoup. En tentant de dénouer le
mystère, elle met en danger bien des personnes
autour d’elle… |
La
nouvelle est donc conçue comme une sorte de récit
policier, genre à la mode en Chine ces dernières
années qui permet de traiter de sujets sociaux sous
des apparences d’intrigue ou d’énigme policière.
Ici, il s’agit d’une réflexion sur la conscience du
péché, le rôle de la confession, la vie et la mort.
Mais le plus intéressant est la place de l’histoire
dans le récit : Qiao Ye fait remonter l’histoire du
quotidien. Chez elle, l’espace historique est inclus
dans la vie quotidienne et sa logique, et développé
à partir de la narration individuelle du présent qui
reste l’essentiel.
Depuis lors, elle alterne nouvelles de fiction et
essais sanwen. En mars 2015, elle a publié un
recueil de nouvelles, et, en décembre 2015, un
nouveau recueil de sanwen : « Une soucoupe de
thé pour le cœur » (《一盏心茶》).
Elle travaille toujours autant son style.
De
l’essai et de la nouvelle à la narration historique |
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Une soucoupe de thé pour le cœur |
Avec sa
nouvelle « Confession » (《认罪书》),
Qiao Ye s’est démarquée de ses récits initiaux, ancrés dans le
présent, pour dépasser le quotidien en trouvant une nouvelle
manière d’y insérer l’histoire : en la faisant remonter par une
sorte de narration en flash-back, tout en restant au niveau de
la narration individuelle.
Dix ans plus
tard, elle est passée à une véritable narration historique avec
le roman « Baoshui » (《宝水》),
publié en novembre 2022 et couronné du
prix Mao Dun
en 2023.
Baoshui est le nom d’un vieux village perdu dans les
monts Taihang (太行山),
à l’est du plateau de lœss - inspiré à la fois du
village de Xinyang (信阳),
au sud du Henan, que Qiao Ye a visité au printemps
2014, et de sa propre ville natale, Jiaozuo (焦作),
au nord du Henan. Le roman relate la transformation
du village par le tourisme. Le personnage principal,
Di Qingping (地青萍),
est une femme d’âge moyen qui a pris une retraite
anticipée car elle souffre d’insomnie. Elle vient au
village aider une amie à gérer un gîte rural. Elle
finit par participer activement aux affaires du
village et, guérie de son insomnie, par s’y
installer.
Le
roman est divisé en quatre parties, rythmées par le
passage des saisons comme la vie au village –
automne-printemps, printemps-été, été-automne,
automne-hiver – et du fond de ce paysage longtemps
immuable surgissent des histoires individuelles qui
en font toute la richesse, le tout |
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Baoshui |
allègrement conté avec des dialogues en dialecte du Henan
qui ajoutent une note vivante et authentique à la narration.
Qiao Ye avec la responsable de la
bibliothèque du village |
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Le
roman est à replacer dans une vague de romans sur la
reconstruction rurale et les efforts de
revitalisation des campagnes chinoises. Mais
« Baoshui » est inspiré d’une expérience vécue par
l’auteure dans le village de Xianyang et il a pour
originalité d’être conté du point de vue féminin,
avec émotion mais non sans humour. Di Qingping est
l’alter ego de l’auteure et en partage les
sentiments, ainsi que le sens de l’histoire – la
narration est à la première personne. |
Le nom du
village, et titre du roman, signifie « eau précieuse ». L’eau
est certes rare dans la région, mais le symbole est ailleurs :
Qiao Ye a expliqué que ce sont les femmes qui sont l’eau
précieuse qui fait resplendir le monde autour d’elles (在这个时代中,美好的女性如同宝水,光芒照耀自身之外的世界。).
À lire
en complément
Un long
entretien avec Qiao Ye sur la genèse et l’écriture de son
roman :
https://m.mp.oeeee.com/a/BAAFRD000020230106754807.html
Deux récits :
deux petites histoires toutes simples, de tous les jours.
- « L’eau
purifiée de ma mère »《母亲的纯净水》
-
« Bruine »
《雨丝》
Autres
nouvelles du recueil : Décision
解决
/ Sans capacité de résistance
不可抗力
/ Respirer profondément
深呼吸
/
Putonghua
普通话
/ Se réchauffer
取暖
/ Allumer le briquet
打火机
/ L’aubépine 山楂树
/La houe rouillée
锈锄头
/ Le fauteuil roulant
轮椅
Ils
sont précédés d’un texte introductif, comme un
manifeste : « La fiction et moi » (我和小说).
Texte
de la nouvelle-titre :
http://www.xiaoshuotxt.net/dangdai/9365/
Déclaration lors de la 11e « Lecture dans la
brise de printemps » (第十一届春风悦读颁奖).
[une
manifestation littéraire créée en 2012 par les instances
du Parti du Zhejiang et divers acteurs de la scène
littéraire, dont la presse, pour créer des liens entre
auteurs, éditeurs et lecteurs ; décernant une dizaine de
prix, c’est devenu un tremplin pour les prix Mao Dun et
Lu Xun]
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