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« Le supplice du
santal » : un sommet de l’art de Mo Yan
par
Brigitte Duzan, 10 octobre 2018
Publié en Chine en 2001, et en France en 2006, dans
une traduction de
Chantal Chen-Andro, « Le Supplice du santal »
(《檀香刑》)
est l’un des romans les plus complexes et les plus
réussis de
Mo Yan.
Ce qui frappe lorsqu’on en achève la lecture, c’est
d’abord le foisonnement de la narration, la
profondeur de personnages débordants de vie, le brio
des différentes voix qui se succèdent pour nous
conter leur histoire avec l’humour et la truculence
propres à l’auteur ; puis, en y songeant par la
suite, on en vient à admirer la beauté de la forme,
parfaitement adaptée au sujet puisqu’il s’agit d’une
construction comme un livret d’opéra, avec une
partie pour chaque « voix » ; c’est de plus un opéra
local, l’opéra maoqiang (茂腔),
qui nous replonge aux sources de l’imaginaire de Mo
Yan
.
Cinq personnages de tragédie rurale |
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Edition originale, 作家出版社, mars 2001 |
Le roman est construit autour du personnage de la belle Meiniang
(眉娘),
qui sert de lien entre quatre hommes gravitant autour d’elle
comme quatre voix dans un opéra : son père Sun Bing (孙丙),
un « théâtreux » spécialiste de l’opéra local, le fameux « opéra
de chat » , condamné au supplice du santal pour avoir soulevé
une rébellion, non tant contre les autorités impériales, mais
contre les Allemands qui construisent une voie ferrée dans le
Shandong et ont tué sa femme et son fils ; son beau-père, le
redoutable bourreau Zhao Jia (赵甲),
passé maître dans son « art » ; le fils de ce dernier et mari de
Meiniang, le boucher Petit Jia, qui s’entraîne sur les porcs
pour prendre la suite de son père ; et le sous-préfet Qian Ding
(钱丁),
éperdument amoureux de Meiniang.
Les personnages autour de Meiniang
:
Et en toile de fond apparaissent les personnages historiques
du moment : l’impératrice Cixi (慈禧皇太后),
l’eunuque Li Lianying (李连英),
et le redouté Yuan Shikai (袁世凯).
Traduction en français, Seuil 2006 |
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Nous sommes en 1900, « chez » Mo Yan, soit dans le
canton de Dongbei du district de Gaomi, à l’est du
Shandong (山东高密县东北乡),
au moment de la révolte des « Poings de la justice
et de la concorde », ou Boxeurs (义和团运动).
Mo Yan nous peint la décadence de l’empire telle
qu’elle se manifeste localement, alors que
l’impératrice Cixi s’apprête à quitter le trône mais
conserve encore autorité et prestige ; elle prépare
la suppression de la pratique millénaire des
supplices, et les pieds bandés eux-mêmes vont
bientôt quitter la scène, mais gardent tout leur
attrait mythique : la belle Meiniang a des grands
pieds qui la condamnent au rang de concubine de
second rang, face à l’épouse de bonne famille au
visage grêlé mais aux délicieux petits pieds.
La narration procède en zigzags, par bonds en avant
et retours en arrière, selon un plan en trois
parties inspiré du roman traditionnel chinois : une
première partie introductive, une partie centrale
narrative et descriptive, et |
une troisième partie opératique. La partie centrale,
apparemment écrite par un narrateur objectif, est en fait un
fragment romancé de l’histoire locale tel qu’il pouvait se
transmettre oralement dans les milieux populaires, avec des
passages rimés et chantés présentés comme des extraits d’un
opéra-chat intitulé … Le supplice du santal.
Une narration en trois parties…
·
Première partie : Tête du phénix
凤头部
Présentation des personnages de Meiniang, et des deux Jia.
Meiniang comme fil conducteur et lien entre les quatre hommes du
récit.
·
Deuxième partie : Ventre du cochon
猪肚部
Présentation de Qian Ding, compétition des barbes et des pieds,
une révolte paysanne et un supplice comme chef-d’œuvre.
·
Troisième partie : Queue du léopard
豹尾部
Le dit de Zhao Jia et celui de Meiniang, Sun Bing raconte
l’histoire de l’opéra de chat, tandis que chante Petit Jia et
que le sous-préfet est dépassé par les événements… Le roman
s’achève sur une splendide représentation d’opéra devant Sun
Bing empalé mais toujours vivant, suscitant l’enthousiasme de la
foule assemblée, fauchée par les tirs des Allemands.
Sacrifice dérisoire : l’impératrice s’est enfuie, la capitale
est aux mains des étrangers, Yuan Shikai festoie sur les ruines
de l’empire. Mo Yan livre là ses plus belles pages.
…et une postface
Dans la postface, il nous décrit la genèse du
roman :
« A l'automne de l'année 1996, je me mis à écrire Le
Supplice du santal. Autour des légendes liées au
train et à la voie ferrée, j'arrivai à un texte de
cinquante mille idéogrammes environ, que je laissai
de côté un certain temps. Quand je le repris, force
me fut de constater qu'il était empreint de réalisme
magique, aussi décidai-je de le retravailler
entièrement, de nombreux détails captivants, pour
cette même raison, furent également rejetés.
Finalement je choisis d'affaiblir la voix du train
et du chemin de fer au profit de celle de l'opéra
chat. Certes, en procédant ainsi je réduisais la
richesse du texte, mais je fis le sacrifice sans
hésiter, ce qui comptait était désormais de
préserver le plus possible de saveur populaire, de
rester dans le pur style chinois.
» |
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Calligraphie de Jia Pingwa (que Mo
Yan
remercie à la fin de sa
postface) |
Il explique en détail comment il a conçu sa narration, à partir
de deux principales sources d’inspiration, des voix et des
bruits :
1. L’idée de base est partie d’un bruit au rythme très précis :
celui du train de la ligne Qingdao-Jinan construite par les
Allemands, bruit émanant de souvenirs d’enfance rappelant donc
les événements historiques humiliants qui ont précipité la fin
des Qing et constituent la toile de fond du roman, mêlés à
diverses légendes loufoques auxquels les habitants de Gaomi
croyaient dur comme fer.
2. Les voix, quant à elles, étaient celles, très présentes, de
l’opéra maoqiang, mêlées dans sa mémoire au sifflement du
train.
Train et opéra sont antinomiques. Les gens de la région de Gaomi
détestaient le train parce que, construit par les Allemands, il
représentait l’invasion étrangère. Mais ils étaient par ailleurs
passionnés d’opéra. Comme l’a expliqué l’auteur dans un
entretien publié dans Courrier international,
bruits du train et voix d’opéra constituent ainsi un double
espace-temps, historique et théâtral, l’historique étant la
toile de fond de la narration théâtrale.
Le supplice comme œuvre d’art
Le roman comporte en fait deux artistes : le « théâtreux » Sun
Bing, spécialiste des « airs de chat » et le bourreau Zhao Jia,
spécialiste des supplices les plus raffinés, ceux qui
maintiennent la victime le plus longtemps en vie, dépecée ou
empalée. Opéra rural et supplice sophistiqué sont, chez Mo Yan,
deux volets d’une ancienne tradition artistique en train de
mourir comme est en train de mourir le système impérial.
Le supplice tel que le présente Mo Yan renvoie à la définition
de cette pratique dans le glossaire d’Octave Mirbeau, auteur
d’un « Jardin des supplices » qui fit scandale à sa sortie en
1899 : « mort ritualisée et spectaculaire de condamnés à mort,
visant à édifier la foule et à l’épouvanter par la vue du
châtiment pour la faire communier dans la soumission aux
gouvernants et le respect de l’ordre établi. » Chez Mo Yan, le
supplice est « une superbe cérémonie » qui tient du rituel
sacré.
Mirbeau décrit les supplices chinois dans la deuxième partie de
son roman d’une manière qui renvoie directement à celui de Mo
Yan : le supplice y est dépeint comme un art, au même titre que
celui des jardins où se déroulent les exécutions ; le bourreau
présente chacune des mises à mort raffinées auxquelles il
procède comme un « chef-d’œuvre », insuffisamment reconnu par
les autorités d’un pays entré en décadence.
Mo Yan insiste lui aussi sur le raffinement : le bourreau Zhao
Jia prépare ses supplices les plus atroces avec un soin extrême
qui atteint le summum de l’art - atrocités, certes, mais
pratiquées par des professionnels se considérant comme des
artistes amoureux de leur art. Le chapitre neuf de la deuxième
partie, consacré à la description détaillée du célèbre supplice
par dépeçage de la victime vivante en cinq cents morceaux est
d’ailleurs intitulé « Chef d’œuvre » (杰作)
.
Quant aux regrets du bourreau de Mirbeau, on les trouve
rétrospectivement, et ironiquement, chez Mo Yan, avec un aspect
prémonitoire : l’art de Zhao Jia est tellement apprécié de
l’impératrice qu’il a droit à une audience privée, mais c’est
déjà une pratique obsolète, comme les pieds bandés ;
l’impératrice va y mettre fin et permet à Zhao Jia de se retirer
sur ses terres : il sera le dernier bourreau comme Li Lianying
sera le dernier eunuque. C’est aussi à cette aune que se mesure
la fin de l’empire.
Les regrets, aujourd’hui, sont autres : que ce roman magistral
n’ait pas été adapté au cinéma. Mais on imagine les trésors
d’imagination et les subtiles convolutions qu’il faudrait
déployer pour que le film puisse obtenir le visa de censure.
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