Il faisait froid, en ce début d’octobre, rue de
Belleville, comme pour mieux apprécier la chaleur de
l’atelier et la lumière diffuse tombant de la
verrière.
Dès l’entrée, on est accueilli par une profusion de
toiles, de boîtes et de pots divers où mélanger les
peintures, sur un sol bigarré qui est autant une
œuvre d’art en soi que la chaise roulante du maître
des lieux, comme si la couleur, ici, était d’une
telle anarchie qu’elle
Ma Desheng, photo GBTimes
avait réussi à gagner le moindre recoin, à le contaminer et
l’illuminer.
Ma Desheng dans son atelier
Le pull de la préposée aux couleurs
Coucher de soleil sur un bronze
Atelier : sol et chaise assortis
Mais ce chaos de couleurs s’arrête aux toiles, où soudain
l’esprit du peintre l’a enrégimentée, contrôlée, réduite au
monochrome, voire au noir et blanc. Alors forcément la couleur,
frustrée, se venge en rejaillissant tout autour, jusqu’au pull
de l’assistante vouée à leur mixage comme une prêtresse dans son
temple et se faisant caméléon, se camouflant dans le décor tel
Liu Bolin se fondant dans son environnement.
Atelier : boîtes en attente
Au-dessus des boîtes de couleur, des manuscrits, des
livres, des documents, des papiers bien rangés sur
un coin de table laissent entrevoir des poèmes et
calligraphies qui sont la réponse du poète à la
création du peintre, à moins que ce ne soit son
inspiration.
Et là-haut, tout là-haut, en lieu et place d’un
slogan de Mao, la lumière de la verrière effleure
une calligraphie ancienne dont la maxime plane sur
l’atelier comme l’esprit du lieu : wu wei
無為,
le non agir…
On se prend à songer à cet automne de 1979 à Pékin,
il y a près de quarante ans, même pas un
demi-siècle, et néanmoins tant de chemin parcouru…
Flashback
Poète, peintre et sculpteur, Ma Desheng est né à
Pékin en 1952. En 1985, il quitte la Chine pour la
Suisse, puis, en 1986, à l'invitation des fondations
Cartier, CIRCA et Royaumont, il se rend en France et
s'établit à Paris. Artiste aujourd’hui reconnu, il
est resté une figure emblématique de la résistance
artistique et culturelle chinoise.
En 1979, il a en effet été l’un des membres
fondateurs du groupe « Les Etoiles » (“星星”),
premier groupe d’avant-garde artistique dans la
Chine de l’ouverture, après la Révolution culturelle
[1] :
le 27 septembre 1979, ils exposent leurs œuvres sur
les grilles du Musée des Beaux-arts de Chine à Pékin
(中国美术馆),
c’est l’exposition des Etoiles (“星星美展”),
qui lance mouvement. L’année suivante, cette
première exposition non officielle est suivie d’une
seconde, officielle, cette fois à l’intérieur du
Musée.
A partir de là, ses œuvres ont parcouru le monde
d’exposition en exposition. Ses œuvres sont
présentes dans les collections permanentes du Centre
Pompidou, du Musée d’art moderne et du musée
Cernuschi à Paris, du British
Museum à Londres, et divers autres musées au Japon, à Hong
Kong et autres.
A l’époque, Ma Desheng marchait
en tête des cortèges appuyé sur des
béquilles à cause des séquelles
Zao Wouki, Wang Keping et Ma Desheng,
photo Armant Borlant
Elles recèlent et reflètent une blessure intime née
d’un drame personnel : un accident tragique et
gravissime, survenu en 1992 aux Etats-Unis, où il a
perdu sa femme et qui l’a laissé cloué sur un
fauteuil roulant. Après deux opérations et dix ans
de rééducation, il a délaissé l’encre pour le feutre
et l’acrylique et a reconstruit son œuvre autour du
symbole de la pierre, élément naturel liant terre et
cosmos. Les pierres sont désormais omniprésentes sur
ses toiles, dans son atelier, dans sa vie frappée
par la pesanteur. Les pierres, il les représente
comme des masses empilées en équilibres qui semblent
terriblement instables, mais sont finalement presque
en apesanteur, libérées des lois de la gravité,
évoquant comme une nostalgie de la légèreté, de la
liberté, de la grâce simple du pas du marcheur.
Jamais pierres n’auront suscité autant d’empathie.
Ce sont des « êtres au cœur sensible » a dit un
critique.
Mais la pierre se fait aussi bien bronze, autre
minéralité,
autres formes, autres couleurs, mais toujours équilibre
instable, figure énigmatique qui change sous le regard en
fonction de la lumière, d’un soudain rayon de soleil, ou
d’une ombre qui passe.
Exposition Ma Desheng au Carreau du
Temple, février 2015
Ses dernières expositions à Paris, en 2017 et 2018, étaient
organisées par la galerie A2Z Art Gallery
[2],
et, en mars 2018, par la galerie Wallworks (exposition « La vie
est nue » mêlant calligraphie, feutre sur papier, gravures et
grands formats à l’acrylique).
Solo-show La vie est nue
Poésie
Cependant, ses peintures et sculptures sont indissociables de
ses poésies. C’est par là, par la poésie, comme beaucoup
d’autres, que Ma Desheng a commencé, avant même l’expo-manifeste
de septembre 1979 : en participant au premier numéro de la revue
Jintian (今天)
dont les pages ont été affichées à partir de novembre 1978 sur
le « mur de la démocratie » à Xidan, au centre de Pékin (西单民主墙),
première expérience de liberté d’expression dans la tourmente de
l’après-Mao
[3].
Outre des poèmes, des nouvelles ont été publiées sur
le mur dans le cadre du premier numéro de Jintian,
dont une de Ma Desheng intitulée « Un malheureux
squelettique » (shouruo de ren
《瘦弱的人》),
accompagnée de deux gravures sur bois. La nouvelle
était une sorte de conte existentiel décrivant un
personnage mourant de faim et de soif dans le
désert, et aspirant à la liberté. L’une des gravures
montrait un éboueur épuisé faisant une pause pour se
rouler une cigarette, l’autre un paysan à genoux,
hurlant de douleur, les bras levés vers le ciel. Ce
n’était pas le genre de scènes que l’art avait
coutume de montrer jusque-là dans la Chine maoïste,
paradis du travailleur.
Ma Desheng a publié plusieurs recueils de poèmes en
traduction française. Mais il en fait des
événements, comme
Se rouler une cigarette,
gravure sur bois, 1978
ses expositions : il est un maître de la performance
poétique ;
d'une activité et d'une
inspiration insatiables, il continue
à se produire dans des récitals
et actions performatives pleines d’une étonnante énergie qui
donne une saveur particulière à son œuvre, sous tous ses
aspects.
Performance, octobre 2010
Publications en français
- Le Portait de Ma,
Al Dante, 2010 : série d’autoportraits très courts inspirés par
le vocabulaire du masque, photographies accompagnées de légendes
apportant distanciation et paradoxe vis-à-vis du portrait.
- Rêve blanc, âmes noires
《白梦黑鬼》,
éditions de l’Aube/Regards croisés, 2003 : édition bilingue avec
poèmes calligraphiés par l’auteur, traduction Emmanuelle
Péchenart : désespoir et violence côté noir, formidable élan
vital côté blanc, éclatant.
- Kiwi,
Al Dante/Leo Scheer, 2002 : la poésie comme dialectique
déconstruite du « deux et deux égale cinq »…
- Poésie de paroles,
Neige d'août, 2002
- Vingt-quatre heures avant la rencontre avec le dieu de la mort,
Actes Sud, 1992 – édition bilingue avec poèmes calligraphiés par
l’auteur, traduction Emmanuelle Péchenart
- Saveur de mots,
traduit du chinois par Pierre Brière, Gallimard nrf,
juillet-août1990 (n° 450-451)
- La Porte,
ed. Liviana Editrice/Doc(k)s
On cherche en vain des traductions de ses poèmes en anglais….
A lire en complément
La Gazette Drouot, article de Christophe Averty, avril 2018.
Un grand merci à la traductrice de Ma Desheng
Emmanuelle
Péchenart pour avoir organisé cette journée à l’atelier….
[1]
Aux côtés, entre autres, du sculpteur
Wang Keping (王克平),
du poète Huang Rui (黄锐),
également coéditeur du journal Jintian (今天),
de la très jeune peintre Li Shuang (李爽),
de l’écrivain
A Cheng (阿城),
d’Ai Weiwei et bien d’autres.
[2]
Exposition d’encres, de peintures et de bronzes en
2018 : Entre ciel et terre