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Une jeune fille s’est suicidée,
mais pourquoi ? Un récit original de Lu Min
par
Brigitte Duzan, 7 juillet 2022,
actualisé
29 janvier 2024
«
Peut-être qu’il s’est passé quelque chose » (《或有故事曾经发生》) :
tel est le titre de l’une des novellas ((zhongpian
xiaoshuo
中篇小说)
les plus originales, et sans doute les plus
déroutantes, publiées à l’aube des années 2020
par
Lu Min (魯敏),
s’agissant d’un récit qui bat en brèche les formes
conventionnelles d’une enquête visant à élucider les
raisons d’un suicide.
Un suicide,
mais pourquoi ?
Une jeune fille
s’est suicidée en laissant une note sibylline : « ne
cherchez pas pourquoi, c’est mon affaire ». Un tel
suicide, cependant, ne reste jamais longtemps
affaire privée ; la presse s’en empare, quand ce ne
sont pas les réseaux sociaux, cela devient un fait
divers qui alimente rumeurs et suppositions.
Une enquête
journalistique |
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Le numéro de mars 2019 de la revue
Octobre dans lequel est paru la novella |
Tel est le point de départ de la novella de
Lu Min : en dépit du souhait exprimé par la jeune fille, son cas
suscite la curiosité, et, espérant faire sensation, un
journaliste en mal d’idées propose d’aller enquêter sur cette
histoire et d’en tirer un article d’au moins cent mille
caractères
.
Le journal lui donne un délai de cinq jours.
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Lu Min parmi les lauréats des prix de
la revue Octobre décernés en 2021
(4ème à partir de la gauche) |
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Le journaliste part donc
enquêter auprès des proches de la jeune Mimi (米米).
C’est l’occasion pour Lu Min de dresser un tableau tout en
finesse, tout en allusions, de la société urbaine en Chine
aujourd’hui, avec des portraits-types comme ceux de La Bruyère :
le père, la mère, la concubine, l’amie, le petit ami, etc.
Après être allé sur les lieux
du suicide, en banlieue, le journaliste commence par voir le
père, qui est divorcé et vit avec une autre femme. Il n’avait
guère de contacts avec sa fille : l’année du divorce, elle était
en maternelle. Il s’intéresse à l’exploration de Mars, se dit
préoccupé par la corruption en milieu éducatif et les problèmes
énergétiques, beaucoup moins par ceux de sa fille.
La mère n’apporte guère plus
d’informations. Elle donne rendez-vous au journaliste à
l’extérieur de chez elle, alors qu’elle va chanter, avec coussin
à fleurs et thermos. Elle est en colère contre sa fille qui ne
lui a rien dit de la compagne de son père. Mimi vivait sa vie.
La seule chose que fournit la mère, c’est une photo sur son
téléphone. Mais le divorce des parents n’est pas une cause de
suicide passionnante pour un article à sensation. Il faut
chercher ailleurs.
Mimi avait une amie, Hatsune (初音),
avec laquelle elle avait monté un salon de manucure : « Mimi’s
Bunny » (米米兔).
Le journaliste la joint au téléphone. Elle explique qu’elles
avaient emprunté pour ouvrir leur salon, et que maintenant elle
était seule pour rembourser, que Mimi avait un petit ami, avec
lequel elle venait de rompre, qu’elle avait avorté cinq fois,
qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfants… ah peut-être une
piste : mais non, elle détestait les enfants.
Le petit ami est réparateur de
téléphones portables, c’est ainsi qu’il a rencontré Mimi. Il
n’avait aucun sentiment particulier pour elle, ne la comprenait
pas et se dit plutôt soulagé de sa mort. Il emmène le
journaliste à l’hôpital que fréquentait souvent Mimi. Pour ses
avortements ? Non : pour voir sa grand-mère, celle qui l’avait
élevée, toute petite, et qui est maintenant grabataire. Les
personnages se succèdent, dans la même tonalité.
C’est un univers d’une infinie
tristesse que dépeint ainsi Lu Min, un univers de morne
solitude, dépourvu d’affection, de sentiments, un univers de
survie quasiment mécanique. Il n’y a pas de raison particulière
de suicide, sauf que tout y pousse si l’on s’arrête pour y
penser.
Récit subjectif et mise en
abyme
Ce qui contribue à l’intérêt du
récit de Lu Min, c’est que ce n’est pas une narration linéaire,
d’une interview à une autre, d’un personnage à l’autre. Elle est
entrecoupée des inquiétudes et préoccupations du journaliste,
comme des sortes de monologues intérieurs. Cela peut parfois
sembler anecdotique, mais c’est en fait le symptôme d’un profond
malaise existentiel qui rejoint celui des autres personnages et
le met en symbiose avec eux.
Le récit de l’enquête est
parfois coupé par celui – souvent très bref, comme en aparté -
des incidents de sa vie personnelle qui apportent des éléments
supplémentaires au tableau de la vie urbaine. Ainsi, quand il
rencontre la mère de Mimi, il pense à la sienne, qui l’a
abandonné, et une cousine lui téléphone pour lui donner des
nouvelles de son père. À deux reprises, par ailleurs, il est
question du jeune garçon avec lequel il partage un appartement,
et dont l’identité reste floue, laissant flotter un doute sur
leur relation.
Lu Min ne livre pas le récit d’une enquête du
genre « Fenêtre sur cour »,
avec un journaliste observateur extérieur. Le journaliste fait
partie du paysage, en quelque sorte, ses problèmes sont ceux des
personnages sur lesquels il enquête. Le style contribue par
ailleurs à créer une ambiance ultraréaliste car, s’agissant pour
beaucoup de dialogues, ils sont rendus sur un mode familier,
dans la langue typique du locuteur. C’est le cas en particulier
des conversations téléphoniques avec Hatsune : elles donnent le
« pouls » de la vie de cette catégorie sociale. De même les
recherches sur internet du journaliste, la nuit, nous font
profondément ressentir la solitude qui est la sienne comme celle
de son entourage, avec la tentation de « se laisser kidnapper
par le vide qui arrive au milieu de la nuit », les groupes de
discussion et d’échange sur wechat et autres forums apparaissant
comme des bouées de sauvetage.
Il y a donc une mise en abyme
du récit de l’enquête qui lui donne toute sa profondeur. La
tentation du suicide semble planer sur une société gangrenée par
la solitude et le mal-être.
La fiction aux confins de
la non-fiction
La mise en abyme du récit va
bien plus loin : vers une réflexion, à travers les difficultés
du journaliste, sur les rapports intimes qu’entretiennent
non-fiction et fiction, réflexion qui prend d’autant plus
d’intérêt que l’évolution de la littérature, en Chine mais pas
seulement, tend à rapprocher le récit de fiction de ses
origines, ou sources d’inspiration, non-fictionnelles.
Le journaliste s’en réfère
constamment à un « livre vert » (绿皮书)
qu’il transporte comme un talisman dans son sac à dos : un
prétendu manuel d’écriture de non-fiction de l’université de
Princeton, d’un certain professeur McPhee (麦克菲)
qui écrit pour The New Yorker depuis plus de cinquante ans, une
référence donc. Le manuel, comme un tutoriel, donne des exemples
ronflants pour rédiger un article, et Lu Min en fait
ironiquement de savoureux pastiches, de même qu’elle s’amuse à
parodier l’écriture de fiction traditionnelle, avec toujours la
tentation d’ajouter du sentiment au fait brut, de faire du
mélodrame.
Lu Min elle-même s’est inspirée
d’un fait réel : un ami avec lequel elle n’avait que des
contacts épisodiques lui a envoyé un message, ainsi qu’à un
cercle d’amis, pour informer de la mort de sa fille en disant
que cela restait incompréhensible. Lu Min a ensuite trouvé sur
internet de très nombreux témoignages de situations similaires
où le geste suicidaire restait un mystère. En même temps, elle a
constaté le décalage entre les rapports amplifiés et souvent
démesurés des médias et la simple vérité, à la base : un suicide
ressenti comme absurde.
De là son idée de dépasser la
tendance au récit de fiction dramatisé, pour écrire dans un
style collant avec la réalité objective, impliquant
l’impossibilité d’expliquer. Cependant le choix même du titre
reflète la fictionnalisation de la réalité en laissant planer un
doute sur cette réalité. À travers une enquête médiatique ratée,
Lu Min réalise une exploration métafictionnelle de la vérité et
de la fiction.
“灵感是一个比较多元的来源,可以是一手的经验,也可以来自远方或路人,但最重要的一点,就是要跟自己的内心发生化学反应,这个反应不仅是指创作冲动,还指有创造性的审美塑造,要有此时此在的这个时代所独有的价值观。”
« L’inspiration a des
sources diverses, elle peut provenir aussi bien de l’expérience
directe que de passants ou de sources lointaines, mais le point
le plus important, c’est la nécessité de ressentir en son for
intérieur une réaction chimique, une réaction qui déclenche non
seulement une impulsion créatrice, mais produise également pour
cette création une forme esthétique qui soit le reflet d’une
vision unique du lieu et du temps présents.. »
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Peut-être qu’il s’est
passé quelque chose |
La novella de Lu Min présente
ainsi plusieurs niveaux de lecture, ce qui en fait un récit
aussi original par le fond que par la forme, un subtil modèle
d’écriture.
Traduite par
Brigitte Duzan et Zhang Guochuan, la novella est parue en
janvier 2024 dans la collection « Novella de Chine » de
L’Asiathèque, C’est le troisième titre de la collection après «
Sur le balcon » (《阳台上》)
de
Ren Xiaowen (任晓雯)
et « Le
Serpent blanc » (《白蛇》)
de
Yan Geling (严歌苓).
Initialement parue dans le numéro de mars 2019 de la
revue « Octobre » (《十月》),
la novella a obtenu en avril 2021 le prix annuel décerné
par la revue (十月文学奖中篇小说奖),
puis a été couronné en décembre 2021 du prix des Cent
Fleurs (百花文学奖中篇小说奖).
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