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« Fuxi, Fuxi » :
quand Liu Heng escamote Nü Wa …
par Brigitte Duzan, 02 mars 2016
« Fuxi, Fuxi » (《伏羲伏羲》)
est l’une des premières nouvelles de
Liu Heng (刘恒) et
l’une des plus célèbres qu’il ait écrites : elle a été
parmi les meilleures nouvelles primées de l’année 1987
en Chine, et a été adaptée au cinéma, par lui-même, pour
le film « Judou » (《菊豆》)
réalisé par Zhang Yimou (张艺谋)
et primé à Cannes en 1990
.
« Fuxi, Fuxi » est une relecture subversive et ironique
du mythe de Fuxi et Nüwa (伏羲与女娲),
et, bien qu’il n’en reste que des bribes et des
références subtiles à saisir entre les lignes, cette
subtilité même oblige à partir du mythe pour bien
comprendrela nouvelle, et la raison pour laquelle Nüwa a
disparu du titre….
Le mythe
Le mythe de Fuxi et Nüwa est un mythe des origines |
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Fuxi, Fuxi (Edition avril 1991) |
regroupant des éléments disparates de traditions diverses, qui
semble avoir eu sa source dans le Gansu mais que l’on retrouve
sous de multiples formes et variantes sur une grande partie du
territoire chinois.
C’est un mythe fondateur qui explique la création de l’homme
aussi bien que l’invention d’une grande partie des traits
fondamentaux de la civilisation chinoise et dont on trouve des
références dans la littérature dès la période des Royaumes
combattants. Nüwa était la demi-sœur de Fuxi, et à chacun est
attribuée une invention ou une création particulière, mais ils
sont surtout symboliques par leur union.
Nüwa, créatrice de l’homme et réparatrice du ciel
Fuxi, Fuxi (Edition octobre 1992) |
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Selon des versions convergentes, Nüwa aurait créé
l’homme en le modelant avec de la glaise après avoir vu
son image reflétée dans l’eau d’un ruisseau. Fatiguée de
modeler une figurine après l’autre, elle aurait pris une
liane, l’aurait trempée dans la boue et l’aurait laisser
s’égoutter sur le sol, chaque goutte devenant un homme,
homme du peuple n’ayant pas tous les raffinements des
nobles figurines du début.
Par ailleurs, selon le Huainanzi (《淮南子》)
,
l’un des piliers soutenant le ciel ayant été brisé [par Gonggong
(共工) lors
de son combat contre Zhurong (祝融)],
la rivière céleste s’écoula sur la terre entrainant un
déluge et des catastrophes multiples. Nüwa colmata la
brèche en faisant fondre une pierre de cinq couleurs.
Elle posa le ciel sur les pattes d’une tortue, tua le dragon noir
pour restaurer la |
terre et fabriqua une digue avec des cendres de roseau. Réparés,
le ciel et la terre restèrent néanmoins légèrement inclinés en
sens inverse l’un de l’autre, causant la dérive nord-ouest des
astres et la direction sud-est des fleuves.
Fuxi, inventeur des trigrammes
Fuxi, quant à lui, serait l’inventeur des huit trigrammes (bāguà
八卦)
qui sont la base du Livre des mutations, le Yijing (《易经》).
Ils lui auraient été révélés sur le dos d’un dragon, ou d’une
tortue, émergeant des eaux de la rivière Luo. Il serait aussi
l’inventeur de la médecine chinoise et de sa pharmacopée, et
aurait appris aux hommes à pêcher et chasser.
Fuxi et Nüwa, inventeurs des rituels du mariage
A partir des Tang, Fuxi et Nüwa sont présentés en outre
comme ayant inventé les rites du mariage, c’est
peut-être l’aspect le plus intéressant du mythe, dont on
trouve des références dès les Chants de Chu (《楚辞》)
.
Dans l’une de ses variantes, il raconte que, le déluge
ayant ravagé la terre et tué ses habitants, Fuxi et Nüwa
se retrouvèrent seuls sur le mont Kunlun. Pour repeupler
la terre, ils décidèrent de se marier, mais, étant frère
et sœur, demandèrent auparavant l’assentiment du ciel :
ils allumèrent deux feux et comprirent que le ciel était
avec eux quand ils virent leurs fumées se mêler.
C’est l’une des sources de l’iconographie usuelle
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Fuxi et Nüwa (Nüwa tenant l'équerre et
Fuxi le compas, avec la lune et le
soleil),
gravure sur pierre provenant du Sichuan |
qui les représente avec des queues de serpent emmêlées, une
référence à leur représentation traditionnelle - mi-homme
mi-serpent - se trouvant dans les « Mémoires historiques » (《史记》)
de
Sima Qian (司马迁).
Du matriarcat au patriarcat
Fuxi et Nüwa, peinture murale au musée du
Henan |
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Historiquement, ce qui se dessine, en filigrane,
derrière ces récits fondateurs collationnés qui sont au
départ des récits de peuples nomades, c’est le passage
d’une société matriarcale à une société patriarcale,
avec l’effacement de Nüwa derrière Fuxi.
Selon « L’Histoire des empereurs et des rois » (《帝王世记》)
datant des Jin (3ème siècle avant JC), la
mère de Fuxi était une jeune fille du clan Huaxu
(華胥/ 华胥) pendant le règne de |
Suiren (燧人). Un jour, dans la Tourbière du tonnerre (léizé 雷泽),
elle vit une empreinte de géant qu’elle tenta de mesurer avec
son pied. C’est ainsi qu’elle conçut Fuxi qui succéda ensuite à
Suiren.
On dit qu’il établit sa capitale à Wanqiu (宛丘), au Henan,
dans le district de Huaiyang (淮阳),
où l'on situe l’emplacement de son tumulus funéraire et
où existe encore un temple où des cérémonies lui sont
offertes, comme il existe aussi un Temple de Fuxi à
Tianshui (天水),
dans le Gansu.
Or les historiens pensent aujourd’hui que le clan Huaxu
était un matriarcat, et que l’avènement de Fuxi marque
le passage à une société patriarcale, parallèlement à
une meilleure compréhension des règles de procréation,
donnant au père un rôle dominant dans le clan. La
transition se serait effectuée vers 2 600 avant JC. |
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Décoration de briques funéraires du Gansu |
Les inventions de Fuxi s’entendent comme des moyens de
domination et d’affirmation de son pouvoir, reléguant Nüwa au
rôle effacé et soumis de génitrice qu’elle a conservé dans la
société chinoise, avant même d’être pérennisé par la tradition
confucéenne.
C’est dans ce contexte qu’il convient de lire la nouvelle de
Liu
Heng, et en premier lieu son titre, qui a supprimé la
référence à Nüwa que l’on attendrait, pour doubler le nom de
Fuxi et bien marquer ainsi le caractère androcentrique de la
société à laquelle se rattache son histoire et souligner la
satire qu’il en fait.
La nouvelle
« Fuxi, Fuxi » (《伏羲伏羲》)
est, chronologiquement, la nouvelle qui suit « Céréales de
merde » (《狗日的粮食》)
dans l’œuvre de
Liu Heng.
Elle s’inscrit dans le même mouvement néoréaliste, dans un style
et une langue qui sont celles de la vie, et que Zhang Yinde a
qualifiés de « rhétorique de l’ordinaire ». On est donc à
l’opposé du mythe, au ras du quotidien, le mythe intervenant par
allusions discrètes, et d’abord à travers l’ironie des termes.
Car si le propos est ordinaire, il est aussi terriblement acéré,
et d’un humour dévastateur.
L’histoire
Dans les années 1940, le riche propriétaire Yang Jinshan (杨金山)
est un veuf déjà âgé, mais resté sans enfant après trente ans de
mariage. Il s’achète une jeune et jolie nouvelle épouse, Wang
Judou (王菊豆),
dont il espère un héritier. Mais ses efforts sont vains. Furieux
et frustré, il la bat et la maltraite. Le neveu de Yang Jinshan,
Yang Tianqing (杨天青),
entend les cris de Judou toutes les nuits et tombe bientôt
amoureux d’elle.
Ils cachent leur passion croissante, mais Judou tombe enceinte
et donne naissance au fils tant attendu, Tianbai (天白).
Jinshan est aux anges. Mais il tombe d’une falaise et reste
paralysé. Il prend alors conscience de ce qui s’est tramé
derrière son dos, et tente d’étrangler le bébé. Tianqing et
Judou le sauvent, mais se vengent en humiliant le vieillard
impotent.
Pour tenter d’éviter une nouvelle grossesse, ils doivent prendre
des précautions selon des méthodes prescrites par la sorcière du
village ; douloureuses, elles les éloignent peu à peu l’un de
l’autre. Mais Tianbai, en grandissant, découvre la relation de
sa mère et de son « cousin ». De honte, Tianqing se noie dans
une cuve de la teinturerie familiale, et Judou donne naissance à
un bébé malingre.
L’histoire apparaît ainsi comme l’envers du mythe de création de
Fuxi et Nüwa : les amours illicites et incestueuses ont chez
Liu
Heng des conséquences destructrices. « Fuxi,
Fuxi » est une fable moderne qui dépeint l’enfermement cruel des
individus dans un société patriarcale où les pulsions sexuelles
sont condamnées comme dangereuses, car subversives de l’ordre
patriarcal qui maintient la cohésion familiale et sociale. Nüwa
est claustrée, et Fuxi condamné.
Les références au mythe dans le langage
C’est d’abord par des termes imagés renvoyant au mythe que
Liu
Heng pose le contexte de sa nouvelle, en soulignant
le caractère incestueux de la relation entre Judou et Tianqing.
- La référence la plus nette est la description de Tianqing et
Judou faisant l’amour « comme deux gros pythons enlacés ne
faisant plus qu’un » (两只大蟒绕成了交错的一团),
renvoyant à la représentation traditionnelle du couple
Fuxi/Nüwa.
Cette analogie prend aussitôt un tour ironique. La
représentation complète du couple comporte Fuxi, comme archétype
yang, tenant dans la main gauche le compas guī (规),
parfois accompagné du symbole yang qu’est le soleil
(rond). Quant à Nüwa, archétype yin, associée à la terre
(carrée), elle est représentée tenant l’équerre jǔ (矩).
Marcel Granet a noté que « l’invention » du mariage par le
couple et leur action civilisatrice, symbolisée par le compas et
l’équerre,ont donné au terme guīju un sens dérivé de
bonnes mœurs. Dans la nouvelle, c’est le contraire : le couple
est incestueux et subversif.
- Il y a ainsi d’autres références perverties du mythe, en
particulier celles évoquant le déluge et la boue. L’histoire est
située dans la ville de Hongshuiyù (洪水峪),
c’est-à-dire la « Vallée du déluge », hóngshuǐ (洪水)
étant, dans le mythe, le terme désignant le déluge dont
Fuxi/Nüwa seraient les seuls rescapés.
L’histoire commence un jour de pluie diluvienne (雨大了),
Jinshan et Judou s’abritent dans une grotte appelée la « bouche
du crapaud » Hamazui (蛤蟆嘴),
autre clin d’œil au wa de Nüwa, homophone de
« grenouille ». C’est là qu’ils font l’amour pour la première
fois. Et c’est dans une cave qu’ils continuent ensuite…
« Fuxi Fuxi » contient par ailleurs de nombreuses images
associées à la boue, rappelant celle utilisée par Nüwa pour
créer les hommes : Tianqing et Jinshan marchent dans la boue ;
la première épouse de Jinshan meurt la bouche pleine de boue.
Toute la famille de Tianqing périt dans une inondation,
ensevelis dans une coulée de boue.
Dans un renversement des rôles, cependant, c’est Tianqing qui
répare le mur de terre où était le trou par lequel il observait
Judou. Liu Heng a donc enlevé ses facultés créatrices à Nüwa
pour les reporter sur Tianqing : la réparation du mur rappelle
celle de la voûte céleste. Mais elle n’est pas de la même
teneur : c’est un mur fissuré, que Tianqing répare, qui séparait
sa chambre de celle où il observait Judou.
- Par ailleurs,
Liu Heng utilise des métaphores
liées au mythe de Fuxi pour désigner Jinshan et son neveu. Le
nom du clan, Yang, est symbole masculin, lié à l’élément bois (mù
木),
et Tianqing est souvent dépeint par des métaphores utilisant ce
caractère pris au sens de ‘hébété’, ‘stupéfait’ (mùrán
木然)…
Il va jusqu’à ronger l’écorce d’un arbre quand il est
bouleversé. Quant à Jinshan, il est un « boistellement pourri
qu’il ne vaut plus rien » (xiǔde bùxíng de mù
朽得不行的木) ;
il est vieux et apathique (mámù bùrén
麻木不仁).
….
Tout dans la nouvelle démythifie le mythe, joue à en
désacraliser les symboles en donnant un aspect satirique à leur
évocation.
Un récit comme une légende
Le récit est par ailleurs structuré comme une fable. Il commence
par huàshuō (话说) en
datant l’histoire comme le faisaient les conteurs : on raconte
que… la 33ème année de la République, entre la période de la
Rosée froide et celle du Début des gelées… (国民三十三年寒露和霜降之间...)
- soit au mois d’octobre 1944 selon le calendrier traditionnel.
Puis le récit est ponctué de « c’était un jour mémorable » (这是一个值得纪念的日子).
On est à la limite entre la fiction colorée des conteurs et le
reportage factuel – comme si c’était la réalité.
Liu
Heng accumule en outre les éléments primitifs dans la
vie de ses personnages qui donnent l’impression d’êtres un peu
sauvages. Ainsi, comme ils se sont réfugiés dans une grotte,
Tianqing et Judou sont appelés « les deux habitants de la
grotte » (liǎnggè xuéjū rén
两个穴居人)
– des hommes des cavernes, en quelque sorte.
Liu Heng fait aussi une utilisation courante de termes
génériques et opposés, dénotant la recherche d’archétypes, comme
dans les légendes. Tianqing et Judou ne sont désignés souvent
que par les pronoms, il et elle, ou leurs génériques, homme et
femme (gōng
公/mǔ
母)
ou mâle et femelle (xióng
雄/cí
䧳),
en jouant sur la différence yang/yin représentée par le
couple Fuxi/ Nüwa.
Mais ce récit légendaire, sur fond de mythe, est avant tout
celui d’une union incestueuse, dont le caractère interdit est
souligné, à nouveau, par les termes utilisés.
Une histoire d’inceste
L’inceste est perpétré par deux jeunes qui sont dans un lien de
parenté nominale, dans un système patrilinéaire. Dans ses études
sur le tabou dans les cultures primitives, Freud a montré que
l’appartenance à un clan rendait tout le monde automatiquement
consanguin. Le tabou fonctionne de la même manière dans la
nouvelle, où il est lié au nom du clan, Yang.
Pour bien souligner son propos, Liu Heng désigne ses personnages
par leurs liens de parenté : "neveu" (zhízi
侄子),
"femme de l’oncle" (shěnzi
婶子),
puis, dans le développement du récit, par leur statut
générique : "célibataire" (guānggùn
光棍),
"veuve" (guǎfu
寡妇).
On ne peut être plus clair.
En même temps, Tianqing et Judou sont de la même génération, du
même âge. C’est le mariage de Judou avec le vieil homme, en
fait, qui est un acte anti-naturel.
Liu
Heng se joue de l’absurdité des tabous concrétisés
par les "appellations correctes" (正名),
avec un effet comique quand ils font l’amour la première fois.
Or, le tabou ne cesse pas après la mort de Jinshan, au
contraire : Judou réalise qu’elle est "veuve", donc condamnée à
l’abstinence absolue. La réaction du village à l’annonce du
second enfant de cette "veuve" et de ce "célibataire" est
rapportée de façon humoristique : les villageois réagissent à la
nouvelle « avec une soudaine stupéfaction (huǎngrán dàwù
恍然大悟),
puis, successivement, avec une grande colère (dànù
大怒),
une grande joie (dàkuài
大快),
une grande tristesse (dàbēi
大悲),
et puis… plus rien du tout (就什么也没有了) ».
On voit les mouvements de foule, et on sent l’ironie de
l’auteur.
Déconstruction du mythe et distanciation
C’est le bon sens qui prime, chez les gens du peuple. Les
standards de moralité des paysans ne sont pas les mêmes que ceux
de l’élite dite cultivée. Donner naissance à des enfants est
chose naturelle, de même que l’activité sexuelle, en dépit des
interdictions.
Liu Heng semble se faire le
défenseur de cette morale décomplexée, d’une vision du monde
toute simple. Le mythe en milieu rural prend sous sa plume un
aspect satirique, soulignant la présence de deux morales
conflictuelles dans la société chinoise : une morale confucéenne
hypocrite, représentée par le clan des Yang, et celle du peuple,
naturelle et sans inhibition.
La satire est à lire en filigrane dans les réactions réalistes
que Liu Heng prête aux gens, dans le passage ci-dessus, mais
aussi, pour prendre un autre exemple, au début de la nouvelle,
quand Yang Jinshan ramène sa nouvelle épouse : ils soupirent en
pensant que le vieil homme va la violer, mais ne témoignent
d’aucune compassion, Liu Heng les montre plutôt envieux, car la
nouvelle épouse est très jolie…
Il y a quelque chose d’une utopie dans cette nouvelle :
l’inceste est présenté comme transgression d’un ordre social qui
étouffe l’individu, et comme affirmation de l’individu. La
décision de Tianqing et Judou de briser le tabou de l’inceste
est potentiellement un acte anarchique, revendiquant la liberté
individuelle. L’inceste, c’est la liberté et l’égalité, pour
deux individus également victimes de l’oppression du patriarche.
Liés par la même existence misérable, comme si leur union était
prédestinée (yuánfèn
缘分),
ils se créent un monde en marge, un monde souterrain de grottes
et de caves. Mais la reconnaissance des enfants nés de telles
unions serait la mort du système patriarcal et de l’ordre social
qu’il assure. L’inceste est profondément subversif. Tianqing et
Judou sont donc condamnés, et ils le sont par le regard même de
leur propre enfant.
Dans « Fuxi, Fuxi »,
Liu Heng enlève tout caractère
féérique au mythe. Si, pour décrire la première rencontre de
Tianqing/Judou, il utilise quelques clichés littéraires
poétiques réservés, dans la littérature classique, aux amours
nobles de lettrés et jeunes beautés, tout en posant leur union
en référence à l’union cosmique de Fuxi et Nüwa, c’est pour
mieux ironiser ensuite sur tout ce qu’il y a d’arbitraire et
d’artificiel dans de telles conventions, et d’abord de langage,
comme reflet des mentalités. On est ramené à la réalité par la
mention des dents cassées de Judou (cassées dans un accès de
fureur de Jinshan) alors qu’elle croque dans le navet qu’est en
train de manger Tianqing, appétit vorace qui ne se limite pas
longtemps au navet.
L’ironie marque la rupture avec la littérature classique, et
l’emblème éthéré du Rêve dans le Pavillon rouge. Les rencontres
ne sont plus rêvées, elles ont bien lieu, et l’activité sexuelle
porte ses fruits, malgré les efforts déployés pour éviter une
grossesse, décrits avec le réalisme le plus cru et une sorte
d’indifférence.
Il y a effet de distanciation ironique avec le mythe de Fuxi,
inventeur de la médecine, mais aussi des aphrodisiaques.
Distanciation aussi avec le mythe de Nüwa : dans la légende,
elle est réparatrice du ciel à l’aide de pierres multicolores,
et créatrice de l’humanité avec de la glaise ; dans la nouvelle,
elle est une sorte d’accessoire subalterne chargé de procréer,
mais revendiquant son identité individuelle.
Réalisme et ironie critique
Au-delà de la critique des tabous, « Fuxi, Fuxi » dénonce une
culture qui sacrifie la jeunesse, à cause de son potentiel
subversif, une culture « qui tue la jeunesse » (杀子文化),
au profit de l’ordre patriarcal, et où les morts ont plus de
poids que les jeunes. Tianqing devient un héros après s’être
suicidé. Le jour mémorable, le jour du souvenir (纪念的日子)
dont il est question,c’est celui de ce suicide.
La première fois où il fait l’amour avec Judou est aussi définie
comme « un de ces moments dignes qu’on leur élève une stèle » (属纪念碑的时刻).
Cependant, les stèles ne sont que pour les hommes. Judou reste
un instrument nécessaire pour que l’événement puisse être
commémoré, mais ne justifie pas pour elle-même l’érection d’une
stèle. Le terme héros (yīngxióng
英雄)
est un terme masculin, le mâle xióng (雄)
s’opposant à la femelle cí (䧳).
Les héroïnes n’existent pas dans le vocabulaire chinois.
A la fin de la nouvelle, Tianqing est élevé au rang de légende,
et de légende immortelle (bùxiǔ de chuánqí
不朽的传奇).
Mais c’est sa virilité qui est l’objet de l’admiration
posthume : il est un héros de l’amour (àiqíng yīngxióng
爱情英雄),
glorifié dans les mémoires sur la base de ses attributs
physiques les plus concrets, y compris ceux normalement
invisibles au regard des gens, mais apparus dans toute leur
splendeur lors de la découverte du corps émergeant de la cuve.
Cette conclusion confirme la célébration du sexe masculin déjà
contenue dans le titre.
Judou, comme son modèle mythique Nüwa, est privée de ses
capacités créatrices, elle est la matrice permettant la vie, non
l’organe la créant. Finalement, la nouvelle apparaît comme une
satire ironique de l’androcentrisme de la société chinoise, sur
fond de critique des clichés cékébrant l’union yin-yang
qui est un autre mythe.
En choisissant de renoncer au thème de l’inceste, et en faisant
de Judou l’élément moteur de son film, Zhang Yimou a
profondément modifié l’esprit de la nouvelle…
A lire en complément
L’analyse de l’adaptation de la nouvelle
par Liu Heng et Zhang Yimou
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