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« Opéra Qin » ou « Qinqiang » : un sommet de l’art
narratif de Jia Pingwa
par Brigitte
Duzan, 3 décembre 2021
Jia Pingwa (贾平凹) a
mis deux ans pour écrire « Qinqiang » (《秦腔》)
ou « Opéra Qin ».
Le roman a été publié en avril 2005, puis couronné
en 2006 du prix du Rêve dans le Pavillon rouge
décerné par l’Université baptiste de Hong Kong et en
2008 du prix Mao Dun lors de la 7ème
édition du prix, administré par l’Association des
écrivains.
Une saga villageoise rythmée par l’opéra local
Un village symbolique
Ce
roman monumental de plus de cinq cents pages en
chinois
(soit plus du double si on devait le traduire en
français) dépeint sur une trentaine d’années, de la
fin des années 1980 aux années 2000, la vie au
village de la Rue Qingfeng ou Qingfengjie (清风街的村庄).
Le village est à l’image du bourg de Dihua (棣花镇)
dans le district de |
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Qinqiang, éd. 2005 |
Danfeng (丹凤县),
le village natal de l’auteur. Comme il l’a expliqué
:
我的故乡是棣花街,我的故事是清风街,棣花街是月,清风街是水中月,棣花街是花,清风街是镜里花。
Mon village natal est Dihuajie, le village de mon récit
est Qingfengjie ; si Dihuajie est la lune,
Qingfengjie est le reflet de la lune dans l’eau ; si
Dihuajie est une fleur, Qingfengjie est le reflet de
cette fleur dans un miroir.
Les affaires du village de Qingfengjie ont depuis des
générations été marquées par la rivalité entre deux familles :
les Bai (白家)
et les Xia (夏家).
Les Bai ont été dominants avant la prise du pouvoir par les
communistes, les Xia se sont affirmés ensuite. Mais l’histoire
est contée par un narrateur, Zhang Yinsheng (张引生),
qui n’appartient ni à un clan ni à l’autre ; comme souvent chez
Jia Pingwa, il n’est pas totalement normal, il a des crises
d’hystérie et des pouvoirs paranormaux.
Jia Pingwa à la sortie du livre |
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Par ailleurs, l’autre aspect notable de la vie au
village est l’importance de l’opéra local du
Shaanxi, ou
qinqiang
(秦腔)
comme le titre du roman. L’amour de l’opéra, partagé
par tout le village, unit les deux familles : Xia
Tianzhi (夏天智)
en a une connaissance encyclopédique, tandis que sa
bru Bai Xue (白雪)
en est la chanteuse vedette. La musique de l’opéra
plane constamment sur les maisons et les rues,
diffusée par les hauts parleurs du village. La
moindre situation est l’occasion d’en chanter un
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air ou d’en citer des tirades comme des sortes de slogans ou
de dictons populaires. Le tout en dialecte local, qui ajoute
sa musicalité propre à celle de l’opéra.
Mais le déclin de
l’opéra est inévitablement la contrepartie de la modernisation
et du développement de la culture populaire de masse qui lui est
liée. Lorsque la troupe locale perd son soutien financier, les
membres sont obligés, pour gagner leur vie, d’aller se produire
lors de mariages et de funérailles. Mais il devient tout aussi
difficile de vivre dans le village : la plupart des foyers ont
accumulé des dettes, les villageois manquent de tout. Le travail
de la terre ne suffit plus à faire vivre la population, les
jeunes s’en vont travailler en ville.
Principaux personnages
- Zhang Yinsheng (张引生)
: le narrateur et le personnage principal. Depuis la
mort de son père, il a des crises d’épilepsie et de
folie .
Il est obsessivement amoureux de Bai Xue.
- Bai Xue (白雪) :
chanteuse d’opéra
qin,
elle est née dans le village, Elle épouse Xia Feng,
lettré de la famille Xia puis divorce. Elle vient
d’une ancienne famille de propriétaires terriens qui
ont tout perdu pendant la Réforme agraire.
- Xia Feng (夏风) :
écrivain, mari de Bai Xue, fils aîné de Xia Tianzhi
et frère de Xia Yu. Il travaille en ville, ce qui
lui vaut une certaine déférence de la part des
villageois.
- Xia Tianren (夏天仁) :
l’aîné des quatre frères Xia, célèbre pour avoir tué
un tigre à lui seul, mais accidentellement tué dans
une explosion lors de la construction d’un réservoir
avant le début du roman. Il est le père de Xia
Junting (夏君亭).
- Xia Tianyi (夏天义) :
deuxième des frères Xia, ancien chef de l’équipe de
la réforme agraire, chef du village et |
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Qinqiang,
rééd. 2009, après
l’obtention du prix Mao Dun |
père
de cinq enfants. Il meurt vers la fin du roman en
poursuivant l’entreprise de sa vie : mettre en valeur les
terres en friche non loin du village, avec l’aide de
Yinsheng.
- Xia
Tianli (夏天礼) :
troisième des frères Xia, employé à la retraite, en mauvaise
santé et célèbre pour être radin. Père de Xia Leiqing (夏雷庆).
- Xia
Tianzhi (夏天智) :
le plus jeune des quatre frères Xia, père de Xia Feng (夏风)
et Xia Yu (夏雨).
- Xia
Junting (夏君亭) :
seul fils de Xia Tianren, chef de village, promu secrétaire du
Parti au début du roman.
- Qin An (秦安) :
ancien chef de police promu secrétaire du Parti et remplacé par
Xia Junting après avoir été dégradé. Il est atteint d’une tumeur
au cerveau qui fait de lui un retardé mental.
- Li
Shangshan (李上善) :
le trésorier du comité du village chargé des finances du
théâtre, il sait chanter l’opéra, mais il est corrompu.
- Li
Sanxue (李三踅) :
directeur d’une manufacture de briques et propriétaire de
l’étang du village ; il est près de ses sous et agressif, et il
a une liaison avec la belle-sœur de Wu Lin.
- Wu Lin (武林) :
le bègue qui a une fabrique de tofu. Il est marié à Hei’e (黑娥)
dont la sœur Bai’e (白娥)
tombe amoureuse de Yinsheng.
- Zhao
Hongsheng (赵宏声) :
médecin aux pieds nus, il ouvre une herboristerie dans le
village. Il écrit des sentences parallèles et fait de la
calligraphie, ce qui en fait un lettré local, mais pas du même
niveau que Xia Feng.
- Wang
Laoshi (王老师) :
maître Wang, ancienne star célèbre pour son rôle dans le grand
opéra du répertoire qin : « Ramasser le bracelet de
jade » (《拾玉镯》).
Un
sommet narratif et stylistique
Une
narration qui renoue avec la fiction vernaculaire
« Qinqiang »
est sans doute l’un des romans les plus complexes de Jia
Pingwa : une narration dans le style (qu’il revendique) des
grandes fictions vernaculaires Ming et Qing, avec des emprunts à
la poésie, aux chants et balades populaires, et surtout des
passages d’opéras, le tout parfaitement intégré car l’opéra
comme la poésie fait partie de la vie villageoise, en est
indissociable ; non seulement il en accompagne les fêtes, les
mariages comme les enterrements, mais les scènes les plus
célèbres en sont mémorisées à force d’avoir été entendues et
peuvent resurgir de la mémoire sous le coup d’une émotion ou
d’un événement, en prenant parfois des accents symboliques ou
prémonitoires.
C’est le cas par exemple lorsque Yinsheng, envahi
par l’émotion lors du banquet de mariage de Xia
Feng, se met à chanter un air de l’opéra
« L’éventail aux fleurs de pêchers » (《桃花扇》) :
il s’agit d’une pièce du dramaturge Kong Shangren (孔尚任)
terminée en 1699 qui dépeint l’effondrement de la
dynastie des Ming à travers l’histoire d’amour de
ses deux personnages principaux. Dans la pièce
elle-même abondent les extraits de poèmes, chants et
autres pièces, comme un miroir du roman de Jia
Pingwa. Elle a été adaptée en divers styles
d’opéras, dont l’opéra qin. L’air qu’en
chante Yinsheng semble prophétiser le sombre avenir
du village, tel le destin des Ming : |
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L’éventail aux fleurs de pêcher
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眼看他起朱楼,眼看他宴宾客,眼看他楼塌了,这青苔碧瓦堆,俺曾睡风流觉,将五十年兴亡看饱……
Devant mes
yeux je le vois à la tour Zhu monter,
Devant mes yeux je le vois accueillir ses hôtes
au banquet,
Devant mes yeux je vois la tour s’effondrer,
La mousse envahir les tuiles vernissées,
Dans mon sommeil me semble voir passer
Cinquante ans de grandeur puis de ruines
désolées.
Comme dans
« L’éventail aux fleurs de pêchers », le roman de Jia Pingwa a
pour fil narratif l’histoire d’amour avortée entre Xia Feng et
Bai Xue, dont l’irrémédiable déclin est à l’image de celui du
village – déclin dont la cause est présentée de manière très
concrète : la construction d’une route qui, en passant à travers
les champs du village, va détruire son fengshui. Or le
fengshui est d’une importance vitale dans la vie du village
et sa prospérité : le géomancien du coin a expliqué d’après la
science des hexagrammes que le village a une forme de
scorpion et que la maison du chef de village Xia Tianyi, étant
située sur la queue du scorpion, bénéficie donc d’un superbe
fengshui. Une fois ce fengshui détruit par la route,
Xia Tianyi voit son destin changer.
La
controverse autour de l’autoroute va provoquer une crise au
sommet dans le village : ayant voulu organiser une protestation
des villageois, Xia Tianyi est aussitôt destitué et remplacé au
poste de chef de village par l’aîné de ses neveux, Xia Junting ;
impétueux et inexpérimenté, facile à manipuler, celui-ci est le
jouet des manigances du comptable Shangshan, avec des résultats
désastreux : la ruine du projet de mise en valeur des friches
autour de la rivière que Xia Tianyi avait entrepris depuis des
années, tel Yu le Grand domptant les eaux et maîtrisant l’art de
l’irrigation.
La
corruption des valeurs morales entraîne celle de l’environnement
naturel. Comme « L’éventail aux fleurs de pêchers », « Qinqiang »
est aussi une satire politique.
Une
histoire contée par un idiot
L’histoire
est contée par Yinsheng, qui n’est vraiment ni l’idiot du
village ni l’idiot sublime selon Shakespeare ou Dostoievski,
mais un marginal sans père ni mère, un peu déboussolé, un peu
rustre, l’exact opposé de Xia Feng. Ce n’est pas rare dans la
littérature chinoise, mais Yinsheng a son caractère propre.
Hanté par
l’ombre de son père, un cadre littéralement vendu par le
comptable Shangshan, il a des dons surnaturels : par une sorte
d’omniscience, il se souvient d’événements qui ne lui sont pas
arrivés ou voit des situations qu’il n’a pas pu connaître. Mais
ces pouvoirs extrasensoriels, et son caractère en général, ne
lui valent aucune reconnaissance, bien au contraire le réduisent
à l’isolement au sein du village.
Jia Pingwa
choisira de nouveau comme narrateur un jeune garçon doué de
pouvoirs semblables dans sa grande saga rurale de 2011 :
« Les
vieux fours » (《古炉》).
Mais Yinsheng est bien plus pitoyable dans ses frustrations
existentielles et il a en outre valeur symbolique. Jia Pingwa
utilise l’opposition Yinsheng/Xia Feng comme une métaphore des
divergences entre campagnes et villes, sur fond d’opposition
entre culture rurale liée aux croyances et superstitions
millénaires et vie urbaine dégagée de l’environnement naturel où
elles étaient ancrées, et, partant, bien plus superficielle.
Un
thème récurrent, sous des formes diverses
Ce thème
de la décadence rurale, liée à la tentation menaçante de la
ville, est repris sous une forme ou une autre dans les romans de
Jia Pingwa
depuis le milieu des années 1990, et comme pour « Qinqiang »,
c’est la forme qui impartit son rythme et son caractère au
récit : « Le village englouti » (《土门》),
en 1996, préfigurait déjà la thématique
ville-menaçant-la-campagne, reprise ensuite dans « Le vieux
village des Gao » (《高老庄》)
et « Souvenir des loups » (《怀念狼》).
Dans ce dernier récit, un intellectuel né à la campagne peine à
vivre en ville, préfigurant Xia Feng, mais surtout le campagnard
nommé Heureux (Gaoxing《高兴》)
parti chercher fortune en ville dans le roman éponyme de 2007.
Ce qui
distingue cependant « Qinqiang », c’est sa forme
narrative, calquée sur l’opéra, comme un hommage à l’opéra
local, avec aussi l’usage du dialecte local comme une évocation
nostalgique du passé. Jia Pingwa est revenu dix ans plus tard
vers une forme semblable dans le roman « Lao Sheng » (《老生》)
qui conte cent ans d’histoire des villages de montagne du sud du
Shaanxi en prenant comme fil narratif les souvenirs d’un
chanteur qui se produisait lors des funérailles. Le récit semble
là aussi rythmé par la musique. Mais le narrateur n’est plus
qu’une ombre fantomatique. Comme les fantômes qui hantent le
village de Qingfengjie et que l’on tente de conjurer avec
des branches de pêchers.
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