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II. Feng Jicai, roman
« Le Lotus d’or de trois pouces », subtile
et émouvante allégorie
par Brigitte Duzan, 12
août 2017
Achevé en juillet 1985, « Le Lotus d’or de trois
pouces » (《三寸金莲》)
a été révisé en octobre 1985, alors que
Feng Jicai (冯骥才)
se trouvait en résidence à l’université de l’Iowa,
aux Etats-Unis, dans le cadre des ateliers
d’écriture organisés par cette université
.
Il a été publié l’année suivante.
La pratique des pieds bandés, ou chánzú
缠足,
dont les origines sont incertaines et noyées dans
des légendes, avait pratiquement disparu en 1949 et
fut condamnée par le pouvoir Communiste. Mais
quelques vieilles femmes continuèrent à se bander
les pieds, et le dernier cas fut signalé en 1957. A
Harbin, la dernière usine fabriquant des chaussures
spéciales pour "lotus", l’usine de chaussures
Zhiqiang, à Harbin, annonça le 20 octobre1998 avoir
fabriqué sa dernière paire de chaussures
.
Feng Jicai alla visiter l’usine, et collecta
beaucoup d’informations sur le sujet. C’est ainsi
qu’il commença son roman. |
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Le lotus d’or de trois pouces (éd.
1997) |
Le lotus d’or de trois pouces (éd.
2005) |
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Il se
présente comme une satire des pratiques absurdes de
la culture traditionnelle chinoise, en prenant pour
thème la pratique des pieds bandés ; Feng Jicai en
fait un symbole éminemment ambigu des renversements
de valeurs de la culture chinoise, où le laid et
l’anormal sont vénérés comme essences de la beauté.
Au-delà de ce premier aspect satirique, le roman se
rattache aussi, tout aussi symboliquement, aux
écrits de l’auteur qui dénoncent les excès de la
Révolution culturelle.
Cependant, le roman est plus complexe qu’il ne
semble : il est construit sur une trame narrative
dont le personnage principal masculin est un riche
lettré qui est également un brillant faussaire de
tableaux, ses tableaux faux étant de véritables
œuvres d’art tellement semblables aux originaux
qu’il est le seul à s’y reconnaître. |
Structure narrative
Préambule
Feng Jicai commence par un préambule intitulé « Bavardages avant
le récit » (书前闲话)
qui semble n’avoir rien à voir avec le récit annoncé : il y est
question d’une série d’événements étranges survenus à Tianjin
comme s’ils étaient sortis d’un
conte de Pu Songling,
mais dont le caractère étrange est réfuté à la fin par une
vieille femme.
Le but est justement de faire douter le lecteur de la
distinction entre réel et fantastique, donc de poser d’emblée le
roman, et son histoire de pieds bandés, comme un conte de
l’étrange, où l’étrange fait partie du quotidien. En outre, la
vieille femme qui souligne la normalité des faits cités est une
grand-mère qui doit procéder au bandage des pieds de sa
petite-fille, et introduit ainsi le récit.
Début du récit et histoire des pieds bandés
Le premier chapitre introduit, en décrivant son bandage de
pieds, la petite-fille qui sera le personnage principal du
roman, Lotus parfumé (香莲).
Puis les deux chapitres suivants font état de « phénomène
étranges » (怪事),
comme dans le préambule, mais pour présenter les principaux
personnages masculins du roman.
Ensuite, le chapitre 4 est une histoire des pieds bandés, contée
de manière très vivante par le biais d’un dialogue entre le
lettré Tong Ren’an et ses amis, tous spécialistes et passionnés
de cette pratique, qu’ils font remonter – selon le premier texte
y faisant référence – à la cour des Tang du Sud à Nankin, au 10e
siècle de notre ère. La pratique des pieds bandés est ainsi
présentée comme un élément de la culture des lettrés, au même
titre que la peinture ou la calligraphie, mais déchaînant des
passions qui tiennent du fétichisme.
De défaite en victoire
Le chapitre suivant décrit une compétition de pieds bandés
organisée dans la cour intérieure de sa demeure par Tong Ren’an.
Feng Jicai nous montre les pieds bandés appréciés par
les lettrés comme de minuscules œuvres d’art, avec des règles
établissant leur valeur en fonction de règles très
précises régissant leur taille, leur forme, etc… mais aussi
tenant compte de la beauté du chausson brodé qui les habille.
C’est justement parce qu’elle n’a pas su allier la subtilité de
la broderie de ses chaussons à la forme de ses pieds que Lotus
parfumé perd son premier concours. Elle est alors formée aux
mille secrets de cet art difficile par la plus ancienne
spécialiste de la maison, nimbée d’une aura de mystère comme une
grand prêtresse. Lotus parfumé finit par gagner un nouveau
concours et s’impose alors comme la maîtresse indisputée de
toute la maisonnée, les pieds bandés étant garants du statut
social des femmes.
Grandeur et décadence
Les cinq derniers chapitres content l’histoire de la lente
décadence de la pratique à partir de la Révolution de 1911, sous
l’effet, en particulier, des actions menées par les
missionnaires étrangers. Mais ce n’est pas si simple, la
pratique étant si profondément ancrée dans la culture, que même
les empereurs Qing ont renoncé à l’interdire.
Le problème est alors double : d’une part les femmes n’ont de
statut que par le charme traditionnellement lié à leurs petits
pieds, donc seules les jeunes se passionnent pour la mode des
« grands pieds », et d’autre part, débander les pieds est
presque aussi douloureux que les bander ; dans cette période de
transition, les femmes sont donc à nouveau les victimes du
mouvement contre les pieds bandés.
Lotus parfumé mène donc une action d’arrière-garde pour
sauvegarder la pratique, en fondant même une société pour aider
à rebander leurs pieds les femmes qui se sont laissées entraîner
à les débander, avec des conséquences catastrophiques, et
douloureuses.
Les deux avant-derniers chapitres ménagent une surprise qui
donne soudain une grande émotion à la fin du roman, jusque-là
conté dans un style froid, précis et presque clinique. Le roman
rejoint là les grands mélodrames de la littérature chinoise,
mais avec beaucoup d’originalité et un art narratif consommé.
Une double allégorie
Un roman fondé surl’ambiguïté
Stylistiquement, le roman rappelle les grands classiques
chinois, et en particulier le Jinpingmei (《金瓶梅词话》),
dont l’une des héroïnes, Pan Jinlian (潘金莲),
porte justement un prénom qui signifie Lotus d’or ; elle est le
modèle du personnage principal du roman de Feng Jicai, de même
que le personnage principal rappelle le héros malheureux du
Jinpingmei, Ximen Qing (西门庆).
Mais c’est surtout un roman original, mêlant la satire au drame,
et les explications historiques à la peinture détaillée des
pratiques de faussaire ou de bandage des pieds. Le ton est donné
dès la préface, intitulée « Bavardages préalables » ("书前闲话"),
confiée à un narrateur ironique qui relativise à plaisir les
sentiments qu’il attend du lecteur :
您说小脚它裹得苦,它裹得也挺美呢!您骂小脚它丑,嘿,它还骂您丑哪!
« Si vous pensez que la pratique des pieds bandés est quelque
chose de douloureux, très bien, mais cela peut aussi être très
beau ! Et si vous pensez que c’est laid, eh bien, on est
également en droit de penser que vous l’êtes aussi.»
Tout le roman est bâti sur l’ambiguïté des sentiments vis-à-vis
des pieds bandés, mais aussi, plus généralement, sur une satire
de l’ambiguïté fondamentale d’une société où l’on a du mal à
distinguer le vrai du faux. Il est juste question ici de vous
raconter une histoire de pieds bandés, annonce le narrateur, et
cette histoire a commencé par les quatre vers suivants :
说假全是假,
vous dites des mensonges, le monde est mensonge
说真全是真;
vous dites vrai, le monde est vrai
看到上劲时,
mais quand vous êtes plongé au cœur du récit,
真假两不论。
vous n’arrivez plus à distinguer le vrai du faux.
Le thème du faux impossible à distinguer du vrai est l’un des
thèmes satiriques principaux du roman, traité sous l’aspect du
faux en peinture, présenté comme un art en soi : un art
difficile et apprécié, tellement subtil que l’on finit par
perdre le sens de l’authentique.
C’est dans ce contexte de vérité évanescente et incertaine que
le thème des pieds bandés prend toute sa profondeur dans la
pensée et sous la plume de
Feng Jicai : tel qu’il en décrit la pratique
ritualisée, c’est en fait tout un art qui fait partie de la
culture lettrée traditionnelle, la beauté des pieds s’appréciant
selon des critères précis, dans les mêmes termes qu’une
peinture, justement.
Ce qui gêne le plus, cependant, c’est la soif de prestige et de
pouvoir qui pousse les femmes à préserver cette pratique car la
beauté de leurs pieds est leur atout principal pour triompher de
leurs rivales et acquérir une haute position sociale, en
profitant des faiblesses des hommes.
Une allégorie politique
Le récit apparaît ainsi comme une allégorie de la douleur comme
élément fondamental, en Chine, de toute élévation dans la
société.
Mais l’allégorie va bien plus loin, comme l’a dit
Feng Jicai lui-même : les pieds bandés sont une image
de la société chinoise, bridée dans ses aspirations et ses modes
d’expression. La Chine des pieds bandés est aussi celle de la
pensée bridée, selon le même processus qui est privation de
liberté fondamentale
.
Par ailleurs, l’inversion de valeurs que recouvre cette pratique
transformant non tant la beauté en laideur que la beauté
naturelle en beauté monstrueuse, et l’appréciant comme telle,
cette inversion de valeurs est à l’œuvre aussi, symboliquement,
dans la Révolution culturelle. Au-delà du fétichisme qu’ils ont
suscité, les pieds bandés apparaissent comme une pratique
barbare, monstrueuse, de nature semblable aux monstruosités
commises pendant les dix ans de la Révolution culturelle.
Dès lors, la réflexion que suscite le roman vaut aussi bien pour
les pieds bandés que pour le phénomène de la Révolution
culturelle et concerne la valeur et la justification des
souffrances infligées aux individus dans le cours de l’histoire
chinoise.
On est étonné que le roman n’ait jamais été traduit en français.
Comme témoin d’un trait culturel, il est toujours autant
d’actualité.
Traduction en anglais
The Three-Inch Golden Lotus, a Novel on Foot Binding, tr. David
Wakefield, University of Hawaii Press, 1994.
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