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Chi Ta-wei 紀大偉

Présentation

par Brigitte Duzan, 4 mai 2021

 

Écrivain et traducteur taïwanais, Chi Ta-wei est un auteur original de science-fiction, mais bien plus « une voix singulière de la littérature mondiale de l’imaginaire », selon son éditeur français.

 

Né à Taichung en février 1972, il est diplômé de langues et littératures étrangères de l’Université nationale de Taiwan, mais aussi titulaire d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Californie à Los Angeles. Il a été chargé de cours dans le département de langues étrangères de l’Université du Connecticut, et il enseigne aujourd’hui la littérature à l’Université nationale de Chengchi (國立政治大學) à Tainan.

 

Un écrivain original

 

Chi Ta-wei (photo Channel+)

 

Années 1990 : science-fiction queer

 

Toute l’œuvre de Chi Ta-wei reflète son identité et son engagement comme membre de la communauté homosexuelle taïwanaise, dite tongzhi / ku’er (同志/酷兒), termes dont l’histoire même est significative.  Tongzhi, qui signifiait camarade dans la Chine maoïste [1], a pris à Taiwan le sens d’homosexuel en 1992, quand le festival du Golden Horse de Taipei a utilisé le terme pour traduire l’intitulé d’une nouvelle section : « New Queer Cinema ». Le terme s’est ensuite peu à peu substitué, dans la terminologie LGBT et dans le discours public, à celui de tongxing (同性) utilisé pour désigner les liaisons homosexuelles (tongxing lian 同性戀). Ensuite, vers le milieu de la décennie a émergé le terme ku’er, astucieuse translittération de queer qui signifie « les enfants cool ».

 

Si cette petite histoire lexicale est intéressante, c’est parce qu’elle reflète l’évolution de la situation à Taiwan : l’ouverture (relative) après la levée de la loi martiale en 1987 permettant à la communauté LGBT de commencer à s’affirmer avec un terme importé, puis l’adoption de ku’er comme affirmation d’une identité propre, associée à une formidable créativité. À la fin des années 1990, les jurys de prix littéraires étaient submergés de nouvelles et romans sur des thèmes LGBT.

 

C’est dans ce cadre des années 1990 que Chi Ta-wei a commencé à écrire, et tout de suite en se forgeant une image inédite, dans des domaines encore inexplorés dans la littérature taïwanaise, et même asiatique en général. Mais, comme la société taïwanaise aux prises avec de telles pressions continuait de résister à ces nouveaux développements, il est parti étudier d’abord brièvement à Paris, puis aux Etats-Unis.

 

Sur ces différentes étapes de sa vie il s’est expliqué dans la préface qu’il a rédigée en 2015 pour la traduction en français de son roman « Membrane » : s’il était tenté par Paris, au départ, c’est parce que la ville représentait pour lui un univers alternatif attrayant par rapport à la « morne réalité » de Taiwan. Faute de mieux, il s’est inscrit à Taiwan dans un département de littérature anglaise, puis est allé suivre des cours de français pendant un mois à l’Alliance française à Paris. Quand il est rentré à Taiwan, il a opté pour des études aux Etats-Unis car les universités américaines offraient des cursus clairs lui permettant de travailler sur ce qui l’intéressait : l’identité et les politiques identitaires.

 

Si ses premières nouvelles étaient sur des thèmes contemporains affectant la communauté LGBT, par exemple l’immigration ou le Sida comme dans la nouvelle « La Carte d’identité d’un étranger » (《一個陌生人的身分證明》), il a très vite adopté le genre de la science-fiction parce que la mode à Taiwan était alors la littérature réaliste et qu’il voulait s’en démarquer, s’éloigner des courants littéraires taïwanais pour donner l’impression de romans « étrangers », sans une once d’émotion.

 

Mais il s’est arrêté d’écrire à la fin de la décennie pour partir faire des études aux Etats-Unis.

 

2019 : retour à l’écriture

 

Après la période prolifique des années 1990, son travail d’écriture (de fiction) a connu une rupture de vingt ans :

 

- d’abord, de 1999 à 2010, il a préparé son doctorat en littérature comparée à l’Université de Californie à Los Angeles, puis il a enseigné à l’Université du Connecticut ;

- ensuite, de 2010 à 2019, de retour à Taiwan comme d’une lointaine galaxie (dit-il), il s’est attaché à reprendre pied dans la vie taïwanaise avant de recommencer à écrire de la fiction, poussé par l’intérêt croissant, un peu partout, pour la science-fiction en langue chinoise.

 

Il a donc recommencé à écrire de la fiction en 2019, avec une première nouvelle, « Perles » (《珍珠》), qui introduit le recueil éponyme publié par L’Asiathèque. Il renoue là avec les thèmes des années 1990 (LGBT et science-fiction). Mais il a déjà prévu de l’étoffer pour en faire un roman.

  

Une œuvre personnelle

 

Membranes

 

Membrane Mó, éd. 1996

 

Publié en 1996, « Membranes » ( 《膜》) [2] est le premier roman de science-fiction taïwanais, mais il est aussi considéré comme le roman fondateur du courant de Queer SF en Asie.

 

C’est un roman que Chi Ta-wei a rédigé à Paris où il s’était réfugié pour écrire plus librement, en se démarquant de la littérature taïwanaise de l’époque. Il voulait aborder des sujets différents et difficiles, dont l’homosexualité, la théorie du genre, le transhumanisme, et qui plus est dans un roman de science-fiction.

 

« Membranes » se passe en 2100, alors que la Terre est devenue invivable en raison du réchauffement climatique. Les hommes se sont donc réfugiés dans des habitations sous-marines, laissant la surface à des armées d’androïdes sur le pied de guerre. Au centre du récit est Momo, esthéticienne vaguement autiste, mais richissime

car elle a fait fortune avec une crème miracle qui permet de soigner les brûlures causées par les rayonnements ultra-violets. Ce que ne savent pas ses patientes, c’est que sa crème produit une peau « mémorielle » qui conserve la mémoire de la vie quotidienne. Récupérées, ces peaux permettent à Momo de vivre ce qu’ont vécu ses patientes. Mais ce qu’elle-même ne sait pas, c’est que cette crème est en fait un produit inventé à des fins militaires.

 

Momo est par ailleurs un personnage typique de l’univers de Chi Ta-wei : née de sexe masculin, elle a été victime enfant d’un virus qui s’est attaqué à ses organes et l’a obligée à vivre trois ans dans une chambre stérile qu’elle a partagée avec une fillette de son âge nommée Andy. Mais après une opération dont elle s’est réveillée dans un corps libéré du virus, mais féminin, la petite Andy sur laquelle elle avait reporté toute son affection avait disparu. Le récit se déroule ensuite au gré d’une ligne narrative pleine de surprises.

 

Le roman intègre une grande partie des thèmes que l’on retrouve dans les nouvelles de l’auteur, formant un univers original peuplé d’androïdes autant que d’humains vivant dans des espaces sous-marins ou intersidéraux, avec des genres flous, des phénomènes de mutation et de métamorphose. Les éléments surnaturels ou relevant d’un imaginaire proche de la science-fiction servent à brosser

 

Bonsoir Babylone, éd. 1998

les contours d’une humanité au-delà des contingences physiques ou sociales habituelles, face à des machines « intelligentes » de plus en plus performantes.  

 

C’est de la science-fiction, mais surtout une forme de satire voilée de la société moderne, dont émergent des thèmes récurrents : l’identité fondée sur la famille, le monde intérieur, du cœur ou de l’esprit (内心世界), la double notion d’utopie/dystopie (烏托邦/反烏托邦), les frontières de l’humain et celles du genre, car le tout est sur fond de thématique LGBT. Aucun personnage de « Membranes » n’est totalement humain, aucun n’a une parfaite maitrise de sa vie, aucun n’a un genre bien défini ; les genres évoluent, les personnages se métamorphosent. La réalité n’a plus de sens tant elle est fluide.

 

« Membranes » est une narration astucieuse et imaginative qui reste un modèle aujourd’hui. Mais il est complété par une série de nouvelles qui enrichissent l’imaginaire ainsi créé.

 

Nouvelles

 

Perles

 

Parallèlement à « Membranes », Chi Ta-wei a en effet écrit de nombreuses nouvelles, publiées dans deux recueils principaux, dont sont tirées cinq des six nouvelles – les plus connues - traduites en français dans le recueil « Perles » publié à L’Asiathèque :

-   L’après-midi d’un faune 《牧神的午后》

-   La guerre est finie 《戰爭終了》

-   Éclipse 《蝕》

-   Au fond de son œil, au creux de ta paume, une rose rouge va bientôt s’ouvrir

《他的眼底,你的掌心,即將綻放一朵紅玫瑰》

-   La comédie de la sirène 《美人魚的喜劇》

 

Outre les thèmes abordés dans le roman, on retrouve dans ces récits l’influence de certains des auteurs étrangers dont Chi Ta-wei a traduit des œuvres en chinois, dont Italo Calvino qu’il a commencé à traduire pendant qu’il était étudiant [3]. On y retrouve aussi des références tant littéraires que cinématographiques et musicales ; les titres des deux premières nouvelles ci-dessus sont éloquents, mais le titre du recueil de 1995 aussi car Ganguan shijie (《感官世界》) est une référence au titre français du film de Nagisa Oshima présenté en 1976 au festival de Cannes : « L’Empire des sens ».

 

Non-fiction

 

Outre cette œuvre de fiction, Chi Ta-wei a également écrit des ouvrages sur le mouvement et la littérature LGBT à Taiwan, publiés sur une période de vingt ans, entre 1997 et 2017. Juste avant son départ pour les Etats-Unis, il a édité en 1998 « Carnaval Queer » (《酷儿狂欢节》), l’un des premiers recueils de littérature queer à Taiwan, avec

 

L'Empire des sens, éd. 1995

des textes très divers : poèmes, journaux, manuscrits, scénarios, nouvelles et autres, d’auteurs tout aussi divers, dont les écrivaines Chen Xue (陈雪) et Hong Ling (洪凌).

 

En 2012, il publie une brève histoire de la littérature gay taïwanaise (qui fait quand même près de 300 pages) où il distingue trois étapes de développement :

-   des années 1960 à la levée du couvre-feu en 1987 : la période des Lumières ou qimeng qi (启蒙期)

-   de 1987 à la fin des années 1990 : la période de Développement ou fazhan qi (发展期)

-   et du début des années 2000 à aujourd’hui : la période de Décantation ou chendian qi (沉淀期).

 

Cette première histoire est suivie en 2017 d’une histoire de cette littérature (tongzhi wenxue 同志文学), présentée comme « invention » de Taiwan (台湾的发明).

 

Histoire de la littérature gay,

invention de Taiwan

 


 

Principales publications

 

Nouvelles et romans

 

1995 : L’Empire des sens Ganguan shijie 《感官世界》

1996 : Membrane 《膜》

1998 : Fétichisme Liànwú 《戀物癖》

 

Non fiction

 

1997 : Apocalypse Queer 《酷儿启示录》

1998 : Bonsoir Babylone, le désir, contestation et lecture politique à l’âge d’internet.

           《晚安巴比倫:網路世代的性慾、異議與政治閱讀》

1998 : Carnaval Queer 《酷儿狂欢节》

2002 : Brandissons le drapeau arc-en-ciel : mon expérience du mouvement gay 1990-2001

           Coécrit avec Xu Yousheng (许佑生) et Zhang Juanfen (张娟芬).

           《扬起彩虹旗:我的同志运动经验 1990-2001

2012 : Côté cour, côté jardin : une brève histoire de la littérature gay taïwanaise

           《正面与背影:台湾同志文学简史》

2017 : Histoire de la littérature gay : une invention de Taiwan

            《同志文学史:台湾的发明》

 


 

Traductions en français

 

- Membrane《膜》, trad. Gwennaël Gaffric, L’Asiathèque, coll. Taiwan Fiction, 2015, Livre de poche 2017.

- Perles 《珍珠》, recueil de six nouvelles, trad. Gwennaël Gaffric ; Olivier Balais, Pierrick Rivet et Coralyne Jortay, L’Asiathèque, 2020.

 


 

À lire en complément

 

A Stranger’s ID 《一個陌生人的身分證明》, texte original et traduction en anglais par Fran Martin avec introduction de l’auteur, en ligne sur Asymptote :

https://www.asymptotejournal.com/special-feature/chi-tawei-a-strangers-id/

 

An English Translation and Study of Chi Ta-wei’s Membranes and Four Other Stories, thèse de Christopher Schifani, National Taiwan Normal University, mai 2012. En deux parties (Etude et Traductions)

Les quatre nouvelles : L’Après-midi d’un faune (《牧神的午后》), The War is Over (《戰爭終了》), Nuit et Brouillard (《親密關系》), 11 Songs for Percussion (《敲打樂十一首》).

http://rportal.lib.ntnu.edu.tw/bitstream/20.500.12235/96066/1/n069725017901.pdf

 


 

Bibliographie complémentaire

 

- Situating Sexualities: Queer Representation in Taiwanese Fiction, Film and Public Culture, by Fran Martin, Hong Kong University Press, 2003

https://books.google.fr/books?id=dMc4V2GqPZsC&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_

ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

 

- Queer Taiwanese Literature: A Reader, ed. by Howard Chiang, Cambria Press, mai 2021.

(dont la traduction d’une nouvelle de Chi Ta-wei : « Howl »)

Présentation et table des matières :

https://u.osu.edu/mclc/2021/05/01/queer-taiwanese-literature-a-reader/#more-37709

 

 

[1] Littéralement : qui a la même ambition, les mêmes projets.

[2] Le titre est au pluriel dans la traduction anglaise, au singulier dans la traduction française.

[3] Il a traduit quatre romans de Calvino : Le Sentier des nids d’araignées (1947), Le Vicomte pourfendu (1952), Le Baron perché (1957), Le Chevalier inexistant (1959). On est frappé de voir l’influence de Calvino sur les quelques auteurs de littérature chinoise moderne à tendance surréaliste en Chine continentale aussi, Can Xue () en particulier.
Chi Ta-wei a également traduit The Club of Queer Trades de G.K. Chesterton (1905) et Le Baiser de la femme araignée de Manuel Puig (1976), roman sur le thème de l’homosexualité écrit par Puig après s’être installé au Mexique pour échapper à la junte militaire après le putsch de 1976.

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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