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« Perles » de Chi Ta-wei : six nouvelles du maître de la Queer
SF taïwanaise
par Brigitte Duzan, 5 mai 2021
C’est avec son roman « Membrane » (《膜》),
paru à Taiwan en 1996, que
Chi Ta-wei (紀大偉)
s’est imposé comme auteur de science-fiction d’un
nouveau genre, que l’on a baptisé queer (酷兒) ;
mais un queer à prendre dans tous les sens du
terme, allant de l’étrange et du fantastique à la
littérature de genre, voir de transgenre, insolite
et transgressive. « Membrane » appartient aux plus
récents développements de la littérature gay de
Taiwan, la phase que Chi Ta-wei a appelée « période
de décantation » dans sa « Brève histoire de la
littérature gay taïwanaise, côté cour, côté jardin »
(《正面与背影:台湾同志文学简史》).
Parallèlement à « Membrane »
,
ses nouvelles de la même époque participent du même
univers fantastique, en l’enrichissant par touches
successives. Ce sont cinq de |
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Perles |
ces récits qui ont
été traduits dans le recueil « Perles » paru à l’Asiathèque
en 2020, pour lequel
Chi Ta-wei a écrit
une nouvelle supplémentaire qui donne justement son titre au
recueil.
Cet univers peuplé d’êtres étranges, faunes, sirènes, mangeurs
d’insectes, androïdes et autres, ressemble en fait étrangement
au nôtre, ou à ce qu’il pourrait bien devenir dans un avenir
peut-être assez proche. Ses personnages bizarres viennent hanter
nos rêves et on s’y coule avec plaisir car on y trouve
finalement une grande liberté, dans une joyeuse transgression
des normes et des interdits.
Cinq nouvelles de 1995-1996
- L’après-midi d’un faune
《牧神的午后》
- La guerre est finie
《戰爭終了》
- Éclipse
《蝕》
- Au fond de son œil, au creux de ta paume, une rose rouge va
bientôt s’ouvrir
《他的眼底,你的掌心,即將綻放一朵紅玫瑰》
- La comédie de la sirène
《美人魚的喜劇》
Un univers fantastique queer
Ces cinq nouvelles (de 1995, sauf « La guerre est
finie » qui date de 1996) relèvent du même
imaginaire, tout en étant chaque fois d’un ton et
d’un style différents. Ce sont des récits d’un jeune
auteur de vingt-cinq ans qui se lisent encore, un
quart de siècle plus tard, comme des textes
fondamentalement novateurs. Ils reflètent le
fourmillement créatif dans le contexte taïwanais,
moins de dix ans après la levée de la loi martiale.
Sous les dehors encore assez figés de la société
bouillonnait tout un mouvement spontané de liberté
intellectuelle et artistique.
Chacun des récits fait figure de texte expérimental,
avec une atmosphère, des personnages et un style
bien particuliers :
- Rappelant un conte d’Edgar Poe, « L’après-midi
d’un faune » est l’histoire à peine esquissée,
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Recueil original de 1995 《感官世界》 |
entre les lignes, d’un meurtre où se profile le caractère
(im)probable d’un homosexuel refoulé, au bord de la folie.
- « La guerre est finie » dépeint en quelques touches un
monde lointain (en termes spatiaux autant que temporels) où les
militaires stationnés sur une base spatiale sont dotés
d’androïdes domestiques créées pour leurs plaisirs quotidiens ;
c’est une histoire d’émancipation féminine, où deux androïdes se
libèrent de la tutelle de l’homme pour lequel elles ont été
créées et au service duquel elles sont attachées pour aller
vivre ensemble. C’est une sorte d’histoire fantasmée et inversée
du mythe d’Adam et Eve.
- « Eclipse » est plus cauchemardesque. Dans un monde
désertique, ravagé et rendu invivable par le changement
climatique, les humains sont réduits à vivre dans des tours
comme dans d’immenses réfrigérateurs, avec le toit pour unique
ouverture sur l’extérieur ; c’est un monde infesté d’insectes
rapaces et de mangeurs d’insectes, où chacun semble destiné à
être dévoré par l’autre.
- « Au fond de son œil… » a pour originalité d’être écrit
à la deuxième personne. On y retrouve un peu l’univers de
science-fiction de « Membrane » : dans un monde où les nations
ont disparu et où s’affrontent les multinationales, un homme est
chargé d’une enquête sur une drogue appelée « miroir noir »,
développée par une multinationale aux ambitions hégémoniques,
dirigée par une femme redoutable du nom de Feifei, diminutif de
Phèdre. L’histoire est doublée, en miroir, d’un fil narratif
pointant vers les origines possibles du personnage principal,
avec des ramifications brouillant l’identité des personnages.
- « La comédie de la sirène » est une relecture du conte
d’Andersen, où la gentille sirène, brutalement abusée par le
prince charmant, sera finalement sauvée par le baiser d’une
femme, le tout écrit dans une construction en tiroir et en
miroir, par un narrateur écrivain mêlant sa réalité à la fiction
qu’il invente.
Des récits nourris de littérature, de musique et de cinéma
Ces récits sont le reflet de l’immense culture occidentale de
l’auteur, spécialiste de littérature comparée. Ces références
sont bien plus que de simples clins d’œil : des éléments
significatifs du récit, choisis pour leur valeur emblématique ;
elles enrichissent la lecture, mais permettent également de
dépasser le simple contexte de la science-fiction en les
replaçant dans le cadre bien plus vaste des grands classiques de
la littérature mondiale, mais aussi du cinéma et de la musique.
Références littéraires
Pour la forme, les références en filigrane vont de Kafka et
Oscar Wilde à T.S Eliot et Edgar Poe. On sait également que Chi
Ta-wei a été influencé par ses nombreuses traductions d’Italo
Calvino, mais aussi de Manuel Puig.
Cependant, pour le fond, son inspiration a également ses sources
– sources allègrement inversées et transgressées bien sûr - dans
la Bible (la création d’Adam et Eve pour « La guerre est
finie »), le théâtre et les mythes grecs (pour les personnages
de Phèdre, Thésée, Hyppolite etc dans « Au fond de son œil … »),
et même les Mille et une nuits et le mythe de Barbe-bleue (dans
« La petite sirène »).
Références cinématographiques
Les références au cinéma sont presque aussi riches et ne
s’arrêtent pas non plus aux titres : « La guerre est finie »
renvoie au film de 1966 d’Alain Resnais
,
et surtout « L’Éclipse » à celui de 1962 d’Antonioni. Ce film
d’Antonioni est significatif pour l’atmosphère de la nouvelle :
pour son traitement esthétique de l’environnement urbain, mais
aussi pour celui de l’incommunicabilité dans le monde moderne,
et de la solitude qui en découle.
Références musicales
La référence évidente est « Le prélude à
l’après-midi d’un faune » de Debussy, mais même plus
précisément dans sa version ballet, la description
de la danse esquissée par le camarade d’A-so, dans
la nouvelle, renvoyant à l’interprétation mythique
de Nijinski en 1912. Et quand Chi Ta-wei décrit le
jeune danseur comme « un serpent ondulant dans un
champ en jachère », on imagine que le dessin qu’a pu
en faire A-so ressemblait à l’aquarelle de Léon
Bakst pour la couverture du programme des Ballets
russes de 1912.
On retrouve de multiples références du même ordre
également dans le roman « Membrane » : littéraires
avec le mythe de l’Atlantide, Hamlet et les
tragédies de Shakespeare, Milan Kundera, mais aussi
le Roi singe (Sun Wukong) ; cinématographiques (« Le
baiser de la femme araignée » adapté du roman de
Manuel Puig) et musicales (les chants du castrat
Farinelli). |
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Prélude à l’après-midi d’un faune par
Nijinski, aquarelle de Léon Bakst |
La science-fiction n’est ainsi qu’un modus operandi pour donner
libre cours à une vision onirique fantasmée de notre propre
univers, en y mêlant tout un imaginaire emprunté à la
littérature et au cinéma, occidental mais pas seulement car
apparaissent aussi au détour d’une page des contes et légendes
chinois.
Et enfin : Perles
Pour ouvrir le recueil auquel il donne son titre, Chi Ta-wei a
écrit un tout nouveau récit qui, vingt-cinq après les
précédents, poursuit leur univers fictionnel dans la même veine,
un cran plus loin.
Cette nouvelle histoire se situe dans un avenir
postapocalyptique où la famille a éclaté : plus de père ni de
mère, ni même d’enseignants ou de babysitters. Et cela
s’explique : trois vaisseaux qui orbitent autour de la Terre
analysent les cauchemars des enfants pour éliminer ceux qui en
sont responsables. Du coup, l’humanité se réduit comme peau de
chagrin. Mais en échange elle peut s’hybrider et se réinventer.
C’est une ouverture dans un monde par ailleurs assez effrayant,
mais fascinant.
Chi Ta-wei n’a rien perdu de sa créativité, mais son regard a
perdu la volupté poétique de sa jeunesse, comme si le monde ne
permettait plus qu’une vision acérée d’un réel réduit à des
machines humaines. Ce n’est là cependant qu’une reprise de plume
après des années d’études et de recherches, comme s’il ne
s’était pas dégagé de son cocon. Il reste maintenant à voir
comment va évoluer le papillon.
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