Hommage à Cui
Xiuwen et à ses Anges blancs, anges disparus d’« Un Paradis »
par Brigitte Duzan, 19 septembre 2018
La couverture du livre de
Sheng Keyi (盛可以)
« Un Paradis » (《福地》)
a toute une histoire. L’illustration choisie à
l’origine était de Cui Xiuwen (崔岫闻),
et elle prenait tout son sens quand on considère
le parcours et l’œuvre de l’artiste.
Entre peinture, littérature et bouddhisme
Née en 1970 à Harbin, dans le nord-est de la
Chine, elle a grandi dans une famille nombreuse
dont les parents n’avaient guère de temps à
consacrer à leurs enfants. Elle a reçu une
éducation typique de l’époque, où le collectif
primait et qui faisait fi des valeurs héritées
de la tradition. Il lui a fallu beaucoup de
temps pour affirmer son identité, en tant
qu’individu, et en tant que femme.
Après avoir commencé à dessiner au collège.
Puis, elle est
Cui Xiuwen dans son studio à
Pékin en 2014 (photo ArtAsiaPacific)
entrée en 1988 à l’Ecole des Beaux-Arts de
l’Université
normale du Nord-Est puis a poursuivi ses études de
peinture à l’Institut central des Beaux-Arts à Pékin
dont elle est sortie avec un master en 1996. Elle a eu
là des professeurs étrangers qui lui ont ouvert de
nouveaux horizons. Mais les seules œuvres accessibles
étaient des reproductions dans des livres d’art qui
coûtaient des fortunes.
En fait, l’enseignement incitait les élèves à se choisir un
maître et à en copier les œuvres pour apprendre. C’est quand
elle voyagea à l’étranger, ensuite, qu’elle vit des œuvres d’art
abstrait, étudiées dans le cadre de ses cours, qui prirent vie
quand elle les vit autrement qu’en reproductions.
Elle étudia aussi la littérature, des romans japonais et chinois
surtout, ainsi que la philosophie : Jean-Paul Sartre, Michel
Foucault, le philosophe indien Osho. Elle commença ensuite à
lire des ouvrages sur le bouddhisme, écrits par des moines. Mais
elle restait profondément incapable de s’exprimer. C’est grâce
au bouddhisme qu’elle a fini par s’ouvrir sur le monde
[1].
Sa pensée n’a cessé d’évoluer, de construire de nouvelles
structures conceptuelles, les formes et techniques utilisées
évoluant de pair.
La photo et les Anges blancs
Au début des années 2000, Cui Xiuwen s’est fait connaître avec
une œuvre iconoclaste, une vidéo tournée avec une caméra espion
dans les toilettes d’un club de karaoké dans un grand hôtel de
Pékin, où elle a enregistré les conversations et moments
naturels des call girls se préparant pour aller rejoindre leurs
clients. C’est une réflexion sur les relations entre l’espace
public (où domine le rose) et le comportement féminin privé, sur
les rapports de domination masculine dans la société.
Les Anges blancs (n° 5, 2006),
Tate Modern
Elle
s’est ensuite tournée vers la photographie avec
la série des « Anges blancs », ou « Un jour de
2004 », où elle interroge la question de la
femme dans la société moderne chinoise, en
abordant plus spécifiquement les questions de la
grossesse et de la maternité
[2].
Un ange trop tôt disparu
Première couverture d'Un paradis
C’est justement l’une des peintures de la série des « Anges
blancs » qui avait initialement été choisie pour la couverture
de la traduction du « Paradis » de Sheng Keyi. L’illustration
autant que l’identité de l’artiste, sa position en défense de la
condition des femmes, sa personnalité même en faisaient un choix
qui renforçaient la portée du texte de Shang Keyi.
Les femmes enceintes de Hu Kewei
Le choix de l’éditeur Philippe Picquier s’est
cependant in extremis porté
sur un autre artiste, le photographe américain
originaire de
Hangzhou Hu Kewei. La couverture actuelle est
tirée de sa série de femmes enceintes en noir et
blanc (série Light the New Life).
Couverture d'Un paradis
Pourquoi ce changement de dernière minute ? Philippe Picquier
n’avait pas réussi à acquérir les droits de l’image de Cui
Xiuwen. L’explication du mutisme de l’artiste nous est parvenue
dans le courant de l’été : elle est décédée le 1er
août 2018…. C’est Sheng Keyi qui a la première pris connaissance
de la nouvelle de son décès., ce qui l’a profondément affectée.
Cet hommage est aussi en son nom.