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« Funérailles molles » et les dix-huit enfers de la tradition taoïste

par Brigitte Duzan, 13 novembre 2020 

 

L’une des caractéristiques de « Funérailles molles » (《软埋》) est d’avoir une construction sophistiquée, à commencer par la manière dont Fang Fang (方方) a imaginé la lente remontée de son personnage principal, la mère de Qinglin (青林), du fond de l’eau vers la lumière, et une autre vie, et ce en dix-huit niveaux inspirés de la vision traditionnelle des enfers propre à la pensée chinoise.

 

Les neuf cieux

 

Cette conception des enfers est liée à la configuration du ciel dans la mythologie chinoise que Henri Maspero a ainsi décrite dans le chapitre sur la mythologie de son ouvrage sur le taoïsme et les religions chinoises [1] :

 

« Le ciel est formé de neuf gradins superposés ( j chóng 九重) qu’on appelle aussi les Neuf Cieux (jtiān 九天). Chacun est séparé de l’autre par une porte gardée par des tigres et des panthères et commandée par un des Portiers du Seigneur ( dìhūn 帝阍) ; à l’étage inférieur est la porte Chānghé  (), limite du monde céleste et du monde terrestre, qui les fait communiquer l’un avec l’autre ; par cette porte, le vent d’Ouest descend sur la terre, et c’est par elle qu’on peut entrer dans le ciel et commencer à monter au Palais céleste ( Zǐwēigōng 紫微宫) [2]. Celui-ci est situé à l’étage le plus élevé, dans la Grande Ourse ( Běidǒu 北斗). C’est là que réside le Seigneur d’En Haut ( Shàngdì 上帝), dieu suprême qui gouverne à la fois le monde terrestre et le monde céleste ; dans ce dernier, il est particulièrement le souverain des morts dont les âmes habitent son domaine, chacune à sa place hiérarchique… »

  

Selon cette ancienne cosmologie, les neuf strates du ciel forment une hiérarchie :  six couches inférieures et trois couches supérieures, la plus haute étant celle de la déité suprême, quel que soit son nom. [3] Ce sont les couches inférieures qui abritent les esprits des morts.

 

Ces six cieux inférieurs – le monde des morts - sont dépeints dans le Zhen Gao (《真诰》) ou « déclarations authentiques », recueil de textes qui se rattachent au courant Shangqing du taoïsme (道教上清派) [4] et auraient été « dictés » entre 364 et 370 au poète visionnaire des Jin de l’Est Yang Xi (杨羲) ; mais il s’est certainement inspiré de textes antérieurs aujourd’hui disparus. Le Zhen Gao dépeint le monde souterrain des Six Cieux (liù tiān 六天) qui sont en fait des ciels terrestres peuplés des esprits des morts ( guǐshén 鬼神), opposés aux Trois Cieux ( sān tiān 三天) qui sont les ciels célestes abritant les immortels et les saints, ou divinités.

 

Le Zhen Gao

 

Ces Six Cieux sont des lieux de jugement à rattacher plutôt au chamanisme ancien ; ils sont consacrés à résoudre des litiges entre les morts, tous ces guǐshén qui sont retenus là pour apurer leurs fautes avant de pouvoir être envoyés ailleurs – apurement qui passe par dix-huit niveaux et représente une promotion spirituelle pour les âmes mortes, au long d’une ascension grevée d’obstacles.

 

Les dix-huit niveaux de l’enfer

 

Yanluo Wang rendant la justice

 

L’enfer lui-même ou diyu (地狱) est en fait une sorte de purgatoire – sur terre comme son nom l’indique – étagé sur dix-huit niveaux où les âmes sont purifiées en vue de leur réincarnation. Le diyu est un vaste labyrinthe comportant plusieurs niveaux souterrains et diverses chambres présidées par des juges.

 

À l’origine, inspirées de textes indiens et de la culture populaire, les premières versions de cette tradition comportaient un bien plus grand

nombre de niveaux : jusqu’à 136 enfers – huit principaux sous-divisés en seize chambres. Puis, sous les Tang et sous l’influence du taoïsme, le chiffre a été ramené à dix, chacune des dix chambres ( diàn 殿) ayant à sa tête un roi ( wáng ) nommé par l’empereur de Jade (玉皇). 

 

Le plus important est Yánluó Wáng (阎罗王), initialement le cinquième de dix rois infernaux – qui avait été rétrogradé à ce rang, dit une légende, parce qu’il s’était montré beaucoup trop généreux. Il s’agit d’une tradition syncrétique, influencée aussi par le bouddhisme, Yánluó Wáng se confondant avec le dieu des enfers d’origine hindouiste Yama, dont le nom chinois reprend la dénomination du premier ( Yánwáng 阎王). Mentionné pour la première fois dans les Vedas, Yama était dans ces textes le dieu de la mort qui régnait à la fois sur le paradis et l’enfer ; dans le bouddhisme, ensuite, ses fonctions se sont limitées à la gestion des enfers et au jugement des âmes.

 

Dans la mythologie chinoise, l’empereur de Jade (玉皇) a chargé Yanluo Wang ou Yama de superviser

 

Peinture japonaise représentant

Yanluo Wang, fin du 16è siècle

le monde des enfers, divisé en dix ou dix-huit sous-divisions selon les versions, chacune étant régie par un roi en charge d’un certain type de méfait à juger et châtier.  

 

Chacun des niveaux comporte une cour de justice spécialisée dans un type de châtiment correspondant à des méfaits bien définis : cour du vent et du tonnerre pour les assassins et les criminels, cour des flammes où sont brûlés les voleurs et les tricheurs, cour des chaudrons d’huile pour les violeurs et les coupables d’adultère, etc… Mais le monde des morts est un reflet du monde des vivants : on peut tenter de se concilier par des prières et des cérémonies les juges infernaux et les démons gardiens de la famille du défunt, voire les soudoyer par des offrandes.

 

Meng Po et son chaudron de potion de l’oubli

 

À la fin, une fois les fautes expiées, l’âme doit encore franchir une dernière étape : une vieille femme nommée Meng Po (孟婆) lui fait boire une potion d’oubli – le « bouillon ensorcelé » ( míhún tāng 迷魂汤) - avant de la renvoyer sur terre où elle va se réincarner. Dans sa nouvelle existence, l’âme n’aura donc pas à souffrir du souvenir de l’enfer ni de sa vie antérieure.

 

Après avoir été repêchée de la rivière et transportée à l’hôpital, la mère de Qinglin commence effectivement une nouvelle vie sans avoir aucun souvenir de sa vie passée ; les quelques réminiscences qu’elle en aura seront douloureuses et traumatisantes.

 

La cité mythique de Fengdu… au Sichuan

 

Subtilité supplémentaire, cette tradition chamano-taoïste reprise par Fang Fang pour structurer son récit renvoie à un autre aspect du diyu : sa localisation géographique dans la cité mythique de Fengdu (丰都), qui se trouve être à l’est du Sichuan.

 

Fengdu (丰都), ou Cité de l’abondance, est située sous la montagne du même nom, encore appelée Mingshan (冥山), Mont des ténèbres, ou Mont des enfers, au nord-est du district de Fengdu (丰都县), dans le Sichuan. Selon une autre ancienne tradition, Fengdu était un lieu de culte rendu à deux immortels depuis la dynastie des Han [5] ; il figure parmi les 72 terres d’immortalité du taoïsme [6]. On le trouve à partir des Song du sud assimilé au mont Luofeng (罗丰山) comme siège des enfers.

 

La porte de la « Cité fantôme » de Fengdu aujourd’hui

 

La mort a son territoire, en lien avec une géographie du sacré dans ses rapports avec l’au-delà. Apparue dans les textes taoïstes de la période des Six Dynasties, ce qui était d’abord l’île des morts a progressivement dérivé, pour se fixer aux abords d’une bourgade à la pointe nord-est du Sichuan. Surnommée « Cité des esprits (infernaux) » ou « Ville fantôme » (guǐchéng 鬼城), Fengdu comptait à son apogée quelque soixante-dix temples dont la quasi-totalité ont été détruits pendant la Révolution culturelle ; une dizaine ont survécu, dans la montagne. C’est un vaste site à environ 170 kilomètres de Chongqing, en aval du Yangtse, sur la rive nord du fleuve ; cependant, à cause de la montée des eaux due au barrage des Trois-Gorges qui en a englouti une partie, la ville a été déplacée sur la rive sud et se trouve donc maintenant séparée du site initial qui a été transformé en attraction touristique.

 

Fengdu est située aujourd’hui dans la municipalité de Chongqing, mais se trouvait autrefois dans le nord-est du Sichuan, non loin de la région où Fang Fang a situé dans son roman la maison de la famille par alliance de la mère de Qinglin. C’est là que celle-ci s’est noyée en tentant de s’échapper ; mais elle est remontée du royaume des morts, et elle a passé la dernière porte après avoir bu la potion d’oubli de Meng Po…

 

[recherche réalisée pour le cours sur « Funérailles molles » du 23 novembre 2020 à l’Université libre de Bruxelles (ULB)]

 


 

[1] Le taoïsme et les religions chinoises, par Henri Maspero, Gallimard nrf, 1971, IV. La mythologie, p.155. (J’ai gardé les majuscules et ajouté le pinyin accentué et les caractères).

[2] Ce qui correspond à un vaste astérisme chinois (figure dessinée par des étoiles propre à l’astronomie chinoise traditionnelle) qui couvre une région voisine du pôle nord céleste.

C’est « La cité pourpre », le premier caractère étant repris dans le nom de la Cité interdite à Pékin.

[3] Cette stratification se retrouve dans la pensée bouddhiste où les six strates inférieures sont celles qui relèvent de la sphère du désir (欲界). Il existe des configurations du ciel plus complexes dans divers écrits taoïstes, influencés par le bouddhisme, en général sur la base du² chiffre neuf. C’est le cas, par exemple, du Yunji qiqian  (云笈七), anthologie de textes du canon taoïste (Daozang 道藏) compilée de 1012 à 1019 pour l’empereur Zhenzong des Song du Nord : le texte fait état de 36 strates célestes, dont 32 (huit pour chaque direction, relevant de la sphère du désir, de la forme et du sans-forme) sont soumises au cycle des renaissances, les quatre supérieures en étant libérées ; celles-ci sont les « trois ciels purs » (san qing jie 三清界) et le « grand ciel suprême » (da luo tian 大罗天). On a donc là une conception spatialisée du ciel en neuf régions (huit plus une), correspondant aux régions terrestres, qui se superpose à la stratification en couches hiérarchisées attestée dans des textes bien plus anciens, dont le « Livre des Han » (《汉书》) où ce sont bien neuf étages des cieux auxquels sont dédiés des hymnes sacrificiels. Voir : Buddhism in China, East Asia and Japan, Paul Williams ed., Taylor & Francis, 2005, vol. 8 note 77 p. 415.

[4] Ou courant de la Clarté suprême, initié par une femme, Wei Huacun (魏华存 251-334), dont la dévotion était telle qu’elle a incité nombre d’immortels à lui faire des révélations. Yang Xi était un de ses disciples.

[5] Selon une légende, Fengdu devrait son nom de « Cité fantôme » à deux ministres de la dynastie des Han de l’Est, Yin Changsheng (阴长生) et Wang Fangpiing (王方平), qui vinrent se recueillir sur la montagne et devinrent immortels. La combinaison de leurs patronymes, Yin-Wang 阴王 ou rois des ténèbres , est interprétée comme une référence au royaume de l’au-delà. 

[6] Sur Fengdu, voir la thèse très fouillée de Sandrine Chenivesse : « Fengdu, cité de l’abondance, cité de la male mort », Cahiers d’Extrême-Asie, année 1998 vol. 10, Culte des sites et culte des saints en Chine, sous la direction de Franciscus Verellen,‎ p. 287-339 

À lire en ligne : https://www.persee.fr/doc/asie_0766-1177_1998_num_10_1_1137

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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