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« Funérailles
molles » et les dix-huit enfers de la tradition taoïste
par
Brigitte Duzan, 13 novembre 2020
L’une des caractéristiques de
« Funérailles
molles » (《软埋》)
est d’avoir une construction sophistiquée, à commencer par la
manière dont
Fang
Fang (方方)
a imaginé la lente remontée de son personnage principal, la mère
de Qinglin (青林),
du fond de l’eau vers la lumière, et une autre vie, et ce en
dix-huit niveaux inspirés de la vision traditionnelle des enfers
propre à la pensée chinoise.
Les neuf cieux
Cette conception des enfers est liée à la configuration du ciel
dans la mythologie chinoise que Henri Maspero a ainsi décrite
dans le chapitre sur la mythologie de son ouvrage sur le taoïsme
et les religions chinoises
:
« Le ciel est formé de neuf gradins superposés (
jiǔ
chóng
九重)
qu’on appelle aussi les Neuf Cieux (jiǔ
tiān
九天).
Chacun est séparé de l’autre par une porte gardée par des tigres
et des panthères et commandée par un des Portiers du Seigneur (
dìhūn
帝阍) ;
à l’étage inférieur est la porte
Chānghé
(阊阖),
limite du monde céleste et du monde terrestre, qui les fait
communiquer l’un avec l’autre ; par cette porte, le vent d’Ouest
descend sur la terre, et c’est par elle qu’on peut entrer dans
le ciel et commencer à monter au Palais céleste (
Zǐwēigōng
紫微宫).
Celui-ci est situé à l’étage le plus élevé, dans la Grande Ourse
( Běidǒu
北斗).
C’est là que réside le Seigneur d’En Haut (
Shàngdì
上帝),
dieu suprême qui gouverne à la fois le monde terrestre et le
monde céleste ; dans ce dernier, il est particulièrement le
souverain des morts dont les âmes habitent son domaine, chacune
à sa place hiérarchique… »
Selon
cette ancienne cosmologie, les neuf strates du
ciel forment une hiérarchie : six couches
inférieures et trois couches supérieures, la
plus haute étant celle de la déité suprême, quel
que soit son nom.
Ce sont les couches inférieures qui abritent les
esprits des morts.
Ces six cieux inférieurs – le monde des morts -
sont dépeints dans le Zhen Gao (《真诰》)
ou « déclarations authentiques », recueil de
textes qui se rattachent au courant Shangqing
du taoïsme (道教上清派)
et auraient été « dictés » entre 364 et 370 au
poète visionnaire des Jin de l’Est Yang Xi (杨羲) ;
mais il s’est certainement inspiré de textes
antérieurs aujourd’hui disparus. Le Zhen Gao
dépeint le monde souterrain des Six Cieux (liù
tiān
六天)
qui sont en fait des ciels terrestres peuplés
des esprits des morts (
guǐshén
鬼神),
opposés aux Trois Cieux (
sān tiān
三天)
qui sont les ciels célestes abritant les
immortels et les saints, ou divinités. |
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Le Zhen
Gao |
Ces Six Cieux sont des lieux de jugement à rattacher plutôt au
chamanisme ancien ; ils sont consacrés à résoudre des litiges
entre les morts, tous ces
guǐshén
qui sont retenus là pour apurer leurs fautes avant de pouvoir
être envoyés ailleurs – apurement qui passe par dix-huit niveaux
et représente une promotion spirituelle pour les âmes mortes, au
long d’une ascension grevée d’obstacles.
Les dix-huit niveaux de l’enfer
Yanluo Wang rendant la justice |
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L’enfer lui-même ou diyu (地狱)
est en fait une sorte de purgatoire – sur terre
comme son nom l’indique – étagé sur dix-huit
niveaux où les âmes sont purifiées en vue de
leur réincarnation. Le diyu est un vaste
labyrinthe comportant plusieurs niveaux
souterrains et diverses chambres présidées par
des juges.
À l’origine, inspirées de textes indiens et de
la culture populaire, les premières versions de
cette tradition comportaient un bien plus grand
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nombre de niveaux : jusqu’à 136 enfers – huit principaux
sous-divisés en seize chambres. Puis, sous les Tang et
sous l’influence du taoïsme, le chiffre a été ramené à
dix, chacune des dix chambres (
diàn
殿)
ayant à sa tête un roi (
wáng
王)
nommé par l’empereur de Jade (玉皇).
Le plus important est
Yánluó
Wáng
(阎罗王),
initialement le cinquième de dix rois infernaux
– qui avait été rétrogradé à ce rang, dit une
légende, parce qu’il s’était montré beaucoup
trop généreux. Il s’agit d’une tradition
syncrétique, influencée aussi par le bouddhisme,
Yánluó Wáng se confondant avec le dieu des
enfers d’origine hindouiste Yama, dont le nom
chinois reprend la dénomination du premier (
Yánwáng
阎王).
Mentionné pour la première fois dans les Vedas,
Yama était dans ces textes le dieu de la mort
qui régnait à la fois sur le paradis et
l’enfer ; dans le bouddhisme, ensuite, ses
fonctions se sont limitées à la gestion des
enfers et au jugement des âmes.
Dans la mythologie chinoise, l’empereur de Jade
(玉皇)
a chargé Yanluo Wang ou Yama de superviser
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Peinture japonaise représentant
Yanluo Wang, fin du 16è siècle |
le monde des enfers, divisé en dix ou dix-huit
sous-divisions selon les versions, chacune étant régie
par un roi en charge d’un certain type de méfait à juger
et châtier.
Chacun des niveaux comporte une cour de justice
spécialisée dans un type de châtiment
correspondant à des méfaits bien définis : cour
du vent et du tonnerre pour les assassins et les
criminels, cour des flammes où sont brûlés les
voleurs et les tricheurs, cour des chaudrons
d’huile pour les violeurs et les coupables
d’adultère, etc… Mais le monde des morts est un
reflet du monde des vivants : on peut tenter de
se concilier par des prières et des cérémonies
les juges infernaux
et les démons gardiens de la famille du défunt, voire
les soudoyer par des offrandes.
Meng Po et son chaudron de potion
de l’oubli |
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À la fin, une fois les fautes expiées, l’âme
doit encore franchir une dernière étape : une
vieille femme nommée Meng Po (孟婆)
lui fait boire une potion d’oubli – le
« bouillon ensorcelé » (
míhún
tāng
迷魂汤)
- avant de la renvoyer sur terre où elle va se
réincarner. Dans sa nouvelle existence, l’âme
n’aura donc pas à souffrir du souvenir de
l’enfer ni de sa vie antérieure. |
Après avoir été repêchée de la rivière et transportée à
l’hôpital, la mère de Qinglin commence effectivement une
nouvelle vie sans avoir aucun souvenir de sa vie passée ; les
quelques réminiscences qu’elle en aura seront douloureuses et
traumatisantes.
La cité mythique de Fengdu… au Sichuan
Subtilité supplémentaire, cette tradition chamano-taoïste
reprise par Fang Fang pour structurer son récit renvoie à un
autre aspect du diyu : sa localisation géographique dans
la cité mythique de Fengdu (丰都),
qui se trouve être à l’est du Sichuan.
Fengdu (丰都),
ou Cité de l’abondance, est située sous la montagne du même nom,
encore appelée Mingshan (冥山),
Mont des ténèbres, ou Mont des enfers, au nord-est du district
de Fengdu (丰都县),
dans le Sichuan. Selon une autre ancienne tradition, Fengdu
était un lieu de culte rendu à deux immortels depuis la dynastie
des Han
;
il figure parmi les 72 terres d’immortalité du taoïsme
.
On le trouve à partir des Song du sud assimilé au mont Luofeng (罗丰山)
comme siège des enfers.
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La porte de la « Cité fantôme »
de Fengdu aujourd’hui |
La mort a son territoire, en lien avec une géographie du sacré
dans ses rapports avec l’au-delà. Apparue dans les textes
taoïstes de la période des Six Dynasties, ce qui était d’abord
l’île des morts a progressivement dérivé, pour se fixer aux
abords d’une bourgade à la pointe nord-est du Sichuan. Surnommée
« Cité des esprits (infernaux) » ou « Ville fantôme » (guǐchéng
鬼城),
Fengdu comptait à son apogée quelque soixante-dix temples dont
la quasi-totalité ont été détruits pendant la Révolution
culturelle ; une dizaine ont survécu, dans la montagne. C’est un
vaste site à environ 170 kilomètres de Chongqing, en aval du
Yangtse, sur la rive nord du fleuve ; cependant, à cause de la
montée des eaux due au barrage des Trois-Gorges qui en a
englouti une partie, la ville a été déplacée sur la rive sud et
se trouve donc maintenant séparée du site initial qui a été
transformé en attraction touristique.
Fengdu est située aujourd’hui dans la municipalité de Chongqing,
mais se trouvait autrefois dans le nord-est du Sichuan, non loin
de la région où Fang Fang a situé dans son roman la maison de la
famille par alliance de la mère de Qinglin. C’est là que
celle-ci s’est noyée en tentant de s’échapper ; mais elle est
remontée du royaume des morts, et elle a passé la dernière porte
après avoir bu la potion d’oubli de Meng Po…
[recherche réalisée pour le cours sur « Funérailles molles » du
23 novembre 2020 à l’Université libre de Bruxelles (ULB)]
Cette stratification se retrouve dans la pensée
bouddhiste où les six strates inférieures sont celles
qui relèvent de la sphère du désir (欲界).
Il existe des configurations du ciel plus complexes dans
divers écrits taoïstes, influencés par le bouddhisme, en
général sur la base du² chiffre neuf. C’est le cas, par
exemple, du Yunji qiqian
(《云笈七签》),
anthologie de textes du canon taoïste (Daozang
道藏)
compilée de 1012 à 1019 pour l’empereur Zhenzong des
Song du Nord : le texte fait état de 36 strates
célestes, dont 32 (huit pour chaque direction, relevant
de la sphère du désir, de la forme et du sans-forme)
sont soumises au cycle des renaissances, les quatre
supérieures en étant libérées ; celles-ci sont les
« trois ciels purs » (san qing jie
三清界)
et le « grand ciel suprême » (da luo tian
大罗天).
On a donc là une conception spatialisée du ciel en neuf
régions (huit plus une), correspondant aux régions
terrestres, qui se superpose à la stratification en
couches hiérarchisées attestée dans des textes bien plus
anciens, dont le « Livre des Han » (《汉书》)
où ce sont bien neuf étages des cieux auxquels sont
dédiés des hymnes sacrificiels.
Voir : Buddhism in China, East Asia and Japan, Paul
Williams ed., Taylor & Francis, 2005, vol. 8 note 77 p.
415.
Ou courant de la Clarté suprême, initié par une femme,
Wei Huacun (魏华存
251-334), dont la dévotion était telle qu’elle a incité
nombre d’immortels à lui faire des révélations. Yang Xi
était un de ses disciples.
Selon une légende, Fengdu devrait son nom de « Cité
fantôme » à deux ministres de la dynastie des Han de
l’Est, Yin Changsheng (阴长生)
et Wang Fangpiing (王方平),
qui vinrent se recueillir sur la montagne et devinrent
immortels. La combinaison de leurs patronymes, Yin-Wang
阴王
ou rois des ténèbres , est interprétée comme une
référence au royaume de l’au-delà.
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