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« Lust.Caution »
d’Ang Lee, d’après la nouvelle de Zhang Ailing
李安根据张爱玲小说导演的《色、戒》
par Brigitte Duzan, 5
août
2010
Jamais la
nouvelle de
Zhang Ailing
(张爱玲)
« Lust.Caution »
(《色、戒》)
n’aurait connu la célébrité qu’elle a acquise sans le
film éponyme d’Ang Lee (李安),
le Lion d’or qu’il obtint au festival de Venise en 2007,
ni surtout la rumeur de scandale qu’il propagea comme
une traînée de poudre aux quatre coins de la planète –
tout cela pour quelques « scènes d’alcôve »
particulièrement originales et osées.
Pourtant, le
film n’est pas vraiment une adaptation de la nouvelle.
Celle-ci est un huis clos, doublé d’un double monologue
intérieur, où le décor de la ville en guerre
n’apparaît
qu’en filigrane, comme dans l’ensemble de l’œuvre de
Zhang Ailing, et
où nulle part, en particulier, ne sont décrites les
rencontres amoureuses des deux personnages principaux ;
il n’y est fait que quelques brèves allusions, juste ce
qui est nécessaire dans le contexte de la narration. |
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Ang Lee
(李安) |
Le film est une
recréation à partir de la trame narrative de la nouvelle, en
surimposant à ses descriptions les images qui leur
correspondent, et en en inventant d’autres pour rajouter au
texte les éléments que Zhang Ailing a soigneusement évités, et
en particulier les détails visuels de la ville en guerre, ce qui
change totalement l’atmosphère de la nouvelle et le caractère
fondamental qui en faisait toute l’originalité : il ne
s’agit plus d’un drame intérieur, mais du récit d’un complot
manqué. On n’a plus rien à imaginer, tout est là, devant les
yeux : un spectacle. Heureusement il est signé Ang Lee.
Une relecture,
non une adaptation
Affiche |
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La nouvelle
est effectivement l’histoire d’un complot raté, et d’un
assassinat manqué : celui tramé, en pleine guerre
sino-japonaise, par une bande d’étudiants pour liquider
le chef de la sécurité du gouvernement collaborateur
installé à Nankin, désigné par son simple patronyme,
monsieur Yi. Mais ce n’est pas l’essentiel, juste le
cadre du drame intérieur qu’il entraîne
chez celle qui a été choisie pour l’attirer dans le
piège, Wang Jiazhi, et qui finit par trahir ses
camarades en se laissant déborder par ses sentiments.
La nouvelle
dégage essentiellement une impression d’infinie
tristesse, empreinte d’une légère amertume, celle
ressentie devant un immense gâchis. Il ne faut pas
oublier que, en l’écrivant,
Zhang Ailing
essaie d’évacuer un des épisodes les plus douloureux de
sa propre existence : |
elle-même a
été mariée avec un
collaborateur de la même eau que son monsieur Yi, et, bien
qu’elle ait divorcé en 1947, son ombre a continué à la
poursuivre pendant des années. Quand elle met la dernière main à
sa nouvelle, en 1978, il y a longtemps que le scandale de ce
mariage est retombé, mais elle en garde la blessure au fond du
cœur. C’est cela qui transparaît dans la nouvelle : elle fait
une dernière tentative
d’exorcisme.
Ang Lee, pour
sa part, l’a lue en y voyant surtout la cruauté du
personnage masculin, qui n’hésite pas un instant à
éliminer toute la bande, y compris la jeune femme, pour
sauver sa peau. La langue ciselée de
Zhang Ailing le rend à
merveille et Ang Lee y a été particulièrement sensible :
« A mon avis,
a-t-il dit,
aucun auteur n’a utilisé la langue chinoise avec autant
de cruauté que
Zhang Ailing, et aucune
de ses nouvelles n’est aussi belle et cruelle que
« Lust.Caution »… » Cette vision de la nouvelle a
conditionné son adaptation à l’écran. |
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Monsieur Yi (Tony Leung) |
Adaptation est
d’ailleurs un terme incorrect, il l’a bien expliqué : « Nous
n’avons pas vraiment adapté la nouvelle, nous avons continué à
revenir à son théâtre de cruauté et d’amour jusqu’à ce que nous
ayons assez d’éléments pour en faire un film. » Du coup,
celui-ci est une œuvre originale, qui emprunte à la nouvelle ses
personnages, son intrigue et même la construction générale des
principales scènes et la progression du récit, mais en y
insufflant une vie et une signification propres. La nouvelle est
un chef
d’œuvre littéraire, le
film un chef-d’œuvre cinématographique.
Extraordinaire reconstitution historique
Tout ce qui n’était
qu’allusions subtiles dans le texte de
Zhang Ailing acquiert brutalement la force de
l’image. Tout d’abord,
la guerre n’était qu’une toile de fond dans la nouvelle, elle
est au premier plan dans le film : c’est elle qui détermine la
vie et le destin des personnages, mais aussi leur comportement.
Les premières images fixent comme cadre une ville occupée, où
tout contribue, en quelques instants, à créer une atmosphère
pénible et pesante. Ce n’est qu’une fois ce cadre visuellement
fixé que l’on retrouve, comme en contrepoint, la scène du jeu de
mahjong qui débute la nouvelle. La guerre est omniprésente, mais
non plus comme un danger latent : sa présence est réelle, et il
faut saluer le formidable travail de reconstitution historique
qu’Ang Lee et son équipe ont réalisé.
Rue de Shanghai reconstituée |
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Shanghai a
bénéficié d’un travail en profondeur. Des rues entières
ont été reconstruites dans les studios de la ville, en
allant jusqu’à y planter des arbres de la même taille
que ceux que l’on voit sur les photos de l’époque. Pour
les scènes tournées en extérieur, quelque trois mille
appareils à air conditionné ont été supprimés pour la
durée du tournage. Pour les boutiques de la rue où se
passe la scène de la bijouterie, les vitrines ont été
réalisées, stockées puis « vieillies » jusqu’à
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paraître d’époque. La ville
devient ainsi dans le film un personnage à part entière, gardant
comme un souvenir nostalgique de l’aura qu’elle avait dans les
années trente : vitrine baroque témoin d’un art luxuriant, d’un
bouillonnement culturel, économique et financier au contact de
l’Occident, une ville cosmopolite où se mêlaient les accents les
plus divers ; le film a aussi soigné cet aspect linguistique :
on y entend, outre le mandarin, le japonais et l’anglais, le
cantonais, le dialecte de Shanghai et même, brièvement, celui de
Suzhou.
Un exemple du
soin apporté dans la reconstitution du décor est le
bureau de Monsieur Yi, une invention d’Ang Lee : dans la
nouvelle, ses activités ‘professionnelles’ ne sont qu’évoquées.
Or ce bureau apparaît avec tous les « gadgets » qui
meublaient à l’époque un bureau de ce genre.
Quand il signe l’ordre
d’exécution, à la fin, on aperçoit en particulier
derrière lui une statuette de Zhong Kui (钟馗),
à la fois témoignage
historique et symbole évocateur. Selon une légende,
l’empereur Xuanzong des Tang (唐玄宗),
gravement malade, vit en rêve un petit démon voler une
bourse à sa concubine préférée et une flûte lui
appartenant, sur quoi un autre démon le capturait et
l’avalait : c’était Zhong
Kui. L’empereur s’étant réveillé guéri, il demanda à un
peintre de la cour de faire le portrait de Zhong Kui et
ce fut le début de sa célébrité. Zhong Kui était à
l’origine un candidat aux examens
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le bureau de monsieur Yi |
officiels qui avait brillamment réussi ; mais il
était extrêmement laid et l’Empereur, effrayé par son apparence
physique, l’avait rayé de la liste des
candidats reçus. Il était devenu roi des esprits des Enfers,
avec mission de « décapiter les diables, arrêter les fantômes et
nettoyer l’univers pour le rendre pur et blanc ». Dans les
années de l’occupation japonaise, sa statue figurait donc
souvent dans les bureaux des services de renseignement chinois.
Un ‘théâtre de
cruauté et d’amour’
Shanghai, début des
années quarante
Soldats japonais en faction dans la rue |
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La Shanghai du
film, celle de 1942, est une ville emblématique de
l’occupation japonaise, avec une population recluse,
parquée dans des zones militarisées, lourdement
surveillées, aux sorties limitées. Cette réalité n’était
perçue
qu’indirectement dans la nouvelle, à travers la
description et les dialogues des joueuses de mahjong ;
dans le film, elle devient primordiale car l’ampleur de
la lutte politique et du conflit pour la liberté
nationale entraîne une atmosphère de siège qui
conditionne |
les esprits en provoquant des tensions constantes. La vie tient
à un fil, et justifie des stratégies de compromission dont
monsieur Yi est l’exemple type.
Le salon de sa
femme est lui-même superbement rendu, avec une
atmosphère feutrée, scandée par le bruit sec des jetons
de mahjong ; elle rappelle celle des « Fleurs de
Shanghai », autre nouvelle de
Zhang Ailing, adaptée
par Zhang Yimou, mais les dialogues sont incisifs, et le
jeu subtil des regards fait naître comme un malaise à
fleur de peau. Wang Jiazhi, dans le rôle d’emprunt de l’épouse
sophistiquée d’un homme d’affaires de
Hong Kong, fait |
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Wang Jiazhi (Tang
Wei) |
naître une tension latente qui
croît à chaque battement de cil.
Comme dans la
nouvelle, on suit Wang Jiazhi quittant la table de mahjong sur
un regard de monsieur Yi pour partir l’attendre dans un café. Et
là, alors qu’elle l’attend longuement, elle repense aux
événements qui l’ont amenée là, et Ang Lee en fait un très long
flashback sur les circonstances de leur première rencontre, à
Hong Kong, quatre ans auparavant.
Hong Kong, deux ans
auparavant
Le groupe d’étudiants à Hong Kong |
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Là encore, la
vie du groupe d’étudiants réfugiés là, et dont fait
partie Wang Jiazhi, est superbement documentée. On ne
regrette pas un instant la longueur du développement
tant il est intense. L’une des scènes les plus
importantes est celle de la représentation théâtrale qui
fournit l’un des thèmes au film comme à la nouvelle,
l’aspect
véridique de l’épisode étant renforcé ici par
l’expérience personnelle
d’Ang Lee, qui
a vécu lui-même quelque chose de semblable au même âge.
Poussés |
par l’un d’entre eux,
Kuan Yunming, ils décident de monter une pièce patriotique pour
apporter leur contribution à l’effort de guerre en insufflant un
élan nationaliste à leurs compatriotes de Hong Kong
qu’ils jugent un peu
trop mous dans leurs convictions. Les deux rôles principaux sont
confiés à Jiazhi et Yunming qui se trouvent ainsi rapprochés.
Les maquillages et les costumes sont tellement réussis que
l’une, vêtue de rouge
avec ses petites nattes, et l’autre, en uniforme avec sa
casquette, semblent sortis tout droit des affiches de propagande
révolutionnaire.
La pièce met la salle
en émoi ; exaltés par le succès remporté, les jeunes étudiants
se laissent entraîner, comme dans la nouvelle, dans un autre jeu
beaucoup plus dangereux : tendre un piège à l’un des chefs,
résidant alors à Hong Kong, des services de renseignements du
gouvernement collaborateur de Wang Jingwei, le fameux monsieur
Yi que Wang Jiazhi reçoit pour mission de séduire.
On ne quitte donc pas
le monde de la représentation, le théâtre et son enjeu ont
simplement changé de perspective. Le film reprend bien le thème
de la nouvelle, mais en lui donnant un sens différent.
L’illusion théâtrale devient un jeu dangereux et sans merci
auquel Ang Lee apporte sa vision
personnelle : le jeu d’acteur est
ici conçu comme quelque chose de brutal, ses
personnages, comme les animaux, utilisant des
camouflages pour échapper à l’ennemi ou leurrer leurs
proies. Il y a d’ailleurs quelque chose du félin dans la
manière dont monsieur Yi approche Wang Jiazhi qui
elle-même joue à merveille la proie à la fois tentante
et effarouchée. Lors de leur premier repas en tête à
tête dans un restaurant quasiment désert, la tension est
palpable, la jeune femme tentant de fuir un regard dont
elle se sent peu |
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Monsieur Yi couvant sa proie du regard |
à peu
envoûtée. Il y a alors comme une lueur étrange dans ce regard,
un regard de fauve attendant le moment propice pour fondre sur
sa proie. Le chef opérateur, Rodrigo Prieto, a expliqué que,
pour l’obtenir, ils avaient allumé des ampoules de Noël qui se
reflétaient dans les yeux de l’acteur et lui donnaient un reflet
légèrement ambré, comme le regard d’un fou ou d’un tueur. Du
grand art.
Cette première
tentative d’assassinat se termine en queue de poisson, madame Yi
annonçant de but en blanc à Wang Jiazhi, au téléphone, qu’ils
doivent rentrer à Shanghai : consternation chez les étudiants
dont le plan tombe à l’eau. Mais cette expérience initiale sert
à leur faire comprendre leur naïveté de béotiens dans un monde
où tout le monde est prêt à trahir et tuer pour sauver sa propre
peau. Ils sont eux-mêmes amenés à liquider le personnage qui les
avait introduits dans le cercle des Yi, et qui tente ensuite de
les faire chanter. Il y a là une scène inventée d’une cruauté
qui ne se justifie guère : c’est une tuerie à coups de couteaux,
qui semble durer une éternité, entraînée au départ par un geste
désespéré de Kuan Yunming, mais qui dérive en boucherie inutile
puisque les étudiants ont des revolvers et viennent de passer
deux mois à s’entraîner au tir : ils auraient pu tuer le traître
d’une simple balle dans le crâne. Mais la page est ainsi
tournée : les étudiants ont perdu leur innocence, comme Jiazhi a
perdu sa virginité. On peut seulement regretter que le message
soit aussi lourdement appuyé.
Retour à Shanghai
On retrouve les
étudiants à Shanghai deux ans plus tard. Wang Jiazhi a repris
ses études et vit
l’existence difficile
des habitants de la ville aux prises avec les difficultés
d’approvisionnement et les tickets de rationnement. Ang Lee
plante magistralement son décor : les queues pour avoir un peu
de riz, les gens qui dorment dans la rue et les morts qu’on
ramasse au petit matin (la ville était coupée de ses
approvisionnements, et les gens mouraient effectivement de faim,
mais aussi d’épidémies), le tout dans les couleurs ocres des
films des années trente…
L’histoire rattrape
cependant Wang Jiazhi : Kuan Yunming, maintenant membre actif du
réseau de renseignement du Guomindang, la retrouve et la
convainc de reprendre le stratagème inabouti pour assassiner
monsieur Yi, principal responsable des pertes qu’ils subissent
dans leurs rangs. Elle a déjà les contacts, cette fois, en plus,
elle aura le soutien d’un réseau organisé ; mais son rôle en
devient
d’autant plus
redoutable : c’est sa vie qui est désormais en jeu – et de
manière beaucoup plus profonde et insidieuse qu’ils ne peuvent
l’imaginer au départ.
La partie de mahjong |
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Elle retrouve
donc le maquillage et les atours de madame Mai, et la
table de mahjong de madame Yi, comme si rien
n’avait
changé. En fait, il n’y a pas eu de changement radical,
seulement un glissement imperceptible. Le tournant
décisif du film intervient lorsque monsieur Yi finit
par saisir la perche qui lui est tendue, et envoie son
chauffeur conduire Jiazhi, sans qu’elle le sache au
départ, dans une chambre meublée où il l’attend, assis
dans le plus profond |
silence. Elle était partie pour
aller au cinéma, mais c’est une tout autre séance qui l’attend.
Ce n’est en fait ni plus ni moins qu’un viol d’une extrême
brutalité.
Il s’ensuit une
liaison sulfureuse, et quelques scènes qui ont déclenché de
vives polémiques partout où le film est sorti, souvent défiguré
par la censure. Pourtant, outre le fait qu’elles sont d’une
esthétique superbe, chorégraphiées et filmées comme un combat
d’art martial, elles sont essentielles. C’est toute la violence
refoulée de monsieur Yi qui se révèle ainsi d’un coup : ce
personnage, a dit Tony Leung qui
l’interprète
magistralement, a dû avoir au début des intentions sincères,
l’ambition de faire quelque
chose pour
sauver son pays ; mais, à Shanghai, sa vie est devenue
un enfer qui le force à tout intérioriser. Ce
refoulement permanent de tout sentiment affectif, et la
nécessité d’adopter une attitude implacable à l’égard
même des anciens amis ou collègues en ont fait une sorte
de monstre froid, apparemment insensible. Mais, sous ce
masque soigneusement fabriqué et entretenu se cache une
nature humaine dont la chaleur se trahit dans certains
regards, comme une lave |
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Le café Kiessling |
en fusion dans
un volcan, éteint depuis
longtemps, dont l’éruption est d’autant plus dangereuse.
‘L’art de la
chambre à coucher’
L’art du réalisateur
et de son équipe atteint là un sommet. Ang Lee a révélé au cours
d’une interview que personne n’avait aimé tourner ces scènes, et
qu’elles l’avaient été tout au début, dans les douze premiers
jours du tournage. Elles n’étaient pas précisément décrites dans
le scénario et ce fut, dit-il, « un processus douloureux », mais
ce sont ces scènes qui ont déterminé la suite du tournage, tout
le film ayant été bâti autour. Elles ont été manifestement
étudiées avec soin : on a l’impression de voir quelques unes des
estampes illustrant les éditions anciennes des grands classiques
de la littérature érotique chinoise.
Car la pratique de la
sexualité, en Chine, avant d’être l’objet de répression, à
partir du dix-septième siècle, entrait dans les pratiques
taoïstes de recherche de l’immortalité. C’était important pour
l’Empereur lui-même qui y recherchait un équilibre tant physique
et énergétique que psychique, d’où l’entretien d’un « pool »de
concubines et de conseillers spéciaux, avec manuels et potions
correspondants. La référence aux œuvres les plus connues comme
le « Jing Ping Mei » ou « Fleurs de pruniers dans un vase d’or »
(《金瓶梅》) et « Le rêve dans le pavillon rouge » (《红楼梦》)
est évidente,
mais
on pense aussi aux fameuses définitions poétiques des
différentes postures (dragon qui s’enroule, poisson aux quatre
yeux, couple d’hirondelles, canards renversés, etc…), qui
remontent, elles, à la dynastie des Sui (581-618). Il y a donc
là tout un contexte culturel très ancien.
En même
temps, il y avait des traités médicaux et alchimiques puisque la
sexualité entrait dans l’art
d’entretenir la vie, d’où ces « jeux de nuages et de pluie » qui
devaient permettre de reproduire à
l’échelle
individuelle les phénomènes macrocosmiques de création et de
mutation : l’acte sexuel représentait, dans cette optique,
l’union du Ciel (Yang) et de la Terre (Yin) au travers de la
montée des nuages et de la descente de la pluie, symbolisant
l’unité dans l’harmonie des contraires. Dans
l’introduction de l’un de ces ouvrages, on trouve les paroles
suivantes qui résonnent comme un commentaire de la frénésie
brutale dont est saisi monsieur Yi :
" L'art de la
chambre à coucher, constituant la somme des émotions humaines,
renferme la Voie suprême. Aussi les sages de l'antiquité ont-ils
réglé les plaisirs extérieurs afin de réfréner les passions
intérieures. Celui qui sait régler son plaisir charnel se
sentira en paix et atteindra un grand âge. Les anciens ont donc
étudié et commenté le plaisir sexuel afin de régler par là
toutes les affaires humaines …".
Citation d’un grand
classique du cinéma de l’époque
Le dérèglement des
sens, dans le film, agit en fait comme une sorte d’exutoire, une
réaction au refoulement de ses « passions intérieures » par
monsieur Yi dans le cadre de ses fonctions, et dans le contexte
de la guerre en général. Une fois la crise passée, la liaison
s’établit dans une atmosphère plus sereine, et la scène dans le
restaurant japonais offre même un instant délicieux d’harmonie
et de tendresse, sur fond de mélancolie – scène propre au film,
qui n’a pas d’équivalent dans la nouvelle, mais s’intègre parfaitement
dans la logique du développement dramatique. C’est une des plus
belles trouvailles du film.
Seul avec Jiazhi dans
une salle privée, monsieur Yi commente les accents monotones
d’une chanson japonaise qui leur parvient assourdie : comme ils
sont tristes, dit-il, on dirait des chiens qui se plaignent ;
c’est que les Américains avancent, ils savent qu’ils vont
bientôt perdre la partie – ce qui, évidemment, serait tout aussi
fatidique pour lui. Jiazhi lui propose alors de lui chanter
elle-même une chanson. Or, celle qu’elle va chanter est tirée
d’un film culte de Yuan Muzhi (袁牧之),
« Les Anges du Boulevard » (《马路天使》),
sorti en 1937, dont les chansons devinrent aussitôt célèbres,
faisant une star adulée de leur interprète, Zhou Xuan (周璇).
Celle choisie par
Jiazhi parle d’un amour malheureux dans le nord-est de la Chine,
tombé le premier aux mains des Japonais : « Je suis le fil cousu
sur ton vêtement, jamais on ne pourra nous séparer… Le fil passe
dans le chas, et voilà, nous sommes liés… » C’est un moment
magique, qui dure juste ce qu’il faut pour qu’on voie poindre
des larmes dans les yeux de monsieur Yi, qu’il efface rapidement
du revers de la main.
Conclusion
Dès lors, le destin de
Wang Jiazhi est scellé. Elle résiste jusqu’au dernier moment,
mais, à l’instant fatidique où elle doit livrer monsieur Yi aux
balles de ses camarades, dans la boutique du joaillier où elle
contemple le diamant qui brille à son doigt, elle flanche. On la
savait perdue : elle n’avait pas droit aux sentiments. De son
côté, pris dans sa propre logique, monsieur Yi ne peut que
réagir comme il le fait : en éliminant impitoyablement tous ces
jeunes et dangereux fanatiques.
Mais la dernière image
du drap immaculé, légèrement froissé, sur laquelle passe
doucement la main de monsieur Yi, dans la chambre encore occupée
il y a peu par Wang Jiazhi, laisse planer l’image de celle qui
hantera désormais son esprit. Le film rejoint là la nouvelle,
qu’il n’a jamais vraiment quittée. Simplement, Ang Lee a
substitué sa voix à celle de
Zhang Ailing. On peut y voir la suite de ses films
précédents (Garçon d’honneur, Salé sucré, Raison et sentiments,
Brokeback mountain) qui avaient fait de lui « le cinéaste des
amours cachées, entravées par les codes sociaux ». Mais son
retour en Chine a approfondi, semble-t-il, sa vision : il a fait
de son film, au-delà des controverses superficielles et des
clichés officiels, une réflexion personnelle très humaine sur la
guerre, le refoulement des sentiments ou leur travestissement,
ainsi que celui, tout aussi dangereux, de l’identité.
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