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Sortie d’un nouveau
roman de Yan Lianke en traduction française : « La fuite du
temps »
par
Brigitte Duzan, 13 janvier 2014
Après
« Les quatre
livres » (《四书》)
en 2012, les éditions Philippe Picquier nous offrent,
en ce début d’année 2014, un nouveau roman de
Yan Lianke (阎连科) en traduction française : « La
fuite du temps » (《日光流年》),
cette fois traduit par Brigitte Guilbaud.
La tragédie de la vie au village en Chine
Sur plusieurs générations, « La fuite du
temps » dépeint les stratégies de survie d’un village
dit « des trois patronymes » (三姓村), c’est-à-direun
village lambda, le village des Dupond et des Durand,
sauf que, dans le cas en cause, ils s’appellent Sima
(司马), Lan (蓝) et Du (杜). Depuis les temps les plus
reculés,les modes de survie n’ont guère évolué : on
procrée beaucoup d’enfants, on améliore les cultures, on
perfectionne l’irrigation. Mais la vie est toujours
aussi dure.
Alors, quand se présentent des solutions inattendues
pour améliorer l’ordinaire, elles sont accueillies comme
des
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La fuite du temps |
aubaines. Le village des Trois patronymes, en ce
sens, ressemble beaucoup au village des Ding, à la différence
que, au lieu de vendre leur sang, trafic qui avait conduit au
scandale du sang contaminé dans les années 1990, les villageois
vendent … des lambeaux de peau de leurs jambes à l’hôpital
voisin qui en recherche pour effectuer des greffes sur des
grands brûlés.
Le roman, édition chinoise 2004 |
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Quant aux villageoises,
elles se prostituent. Les uns vendent leur peau, les
autres leur corps. Les uns ont les jambes tailladées par
les coups de scalpel ; les autres sont contaminées par
des maladies sexuelles.
Qui plus est, le village vit sous le coup d’un destin fatidique
: atteints sans recours par une maladie endémique, la
maladie « de la gorge obstruée » (“喉堵症”), tous les
habitants, hommes et femmes indifféremment, sont
condamnés à mourir à quarante ans. Il y a là comme une
sorte de malédiction divine qui dépasse l’épidémie
humaine, et place le village des Trois patronymes sur le
plan du mythe plus que de l’histoire.
D’ailleurs, le roman est parsemé de citations
religieuses – de l’Ancien Testament et du bouddhisme (1)
-qui soulignent cette volonté de dépassement du roman
purement narratif. En ce sens, « La fuite du temps »
constitue,dans l’œuvre de Yan Lianke, un volet
supplémentaire de ses grandes fresques |
sur
la vie
dans son Henan natal, mais considéré comme symbolique des
campagnes chinoises.
Un roman remarquable par sa structure narrative
Le roman est construit encinq parties, et la narration
structurée en un immense flashback qui part de la situation du
personnage principal, le chef du village Sima Lan (司马蓝),
alors qu’il approche des quarante ans et qu’il est promis à une
mort prochaine. Yan Lianke procède par retours en arrière
progressifs, décrivant l’amour deSima Lanpour la belle Lan
Sishi (蓝四十)
auquel il est promis depuis l’enfance, mais qu’il ne rejoindra
que dans la mort, après avoir lutté avec elle pour la survie du
village.
Là
encore, il y a une sorte de malédiction originelle qui teinte le
récit d’une nuance de fatalisme, un sentiment de destin
inéluctable auquel chacun est voué à sa naissance, chaque
génération perpétuant les mêmes luttes opiniâtres pour la survie
du groupe villageois, le tout sur fond de retour perpétuel des
saisons.
Mais
le récit est aussi construit comme un retour rassurant vers
l’utérus premier, comme un conte des origines qui impliquerait
un cycle perpétuel ramenant inéluctablement vers la naissance.
C’est en ce sens que le récit n’est pas désespéré. C’est au
contraire une tentative de parvenir à la sérénité au sein d’un
monde qui semble sans espoir.
Une genèse de onze ans
Dans sa postface au roman écrite pour sa
parution en Chine en 2009 (2), Yan Lianke a expliqué
qu’il a débuté son roman en 1998. Mais il était alors
jeune, et sa vision de l’existence encore celle,
essentiellement, d’une lutte contre la mort. Elle s’est
enrichie ensuite d’une réflexion née lors d’une visite à
son village natal pour l’enterrement de son troisième
oncle, suivi d’une commémoration du troisième
anniversaire de la mort de son oncle aîné. Pendant son
séjour au village, il a aussi été le témoin de la mort
de plusieurs autres personnes…
Mort omniprésente, mais non fatale : ce
qui compte, semble dire Yan Lianke, ce n’est pas tant la
lutte pour la vaincre, que les efforts au quotidien pour
vivre.
Il explique qu’il
a eu le sentiment que ce qui constitue l’essence ultime
de la vie n’est pas de lutter, ou rechercher le
plaisir, la fortune ou l’amour… c’est en fait de
savoir |
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Edition définitive juin 2009 |
comment expliquer notre souffle, comprendre sa signification et
son origine (明洞呼吸的意趣和呼吸本源的实在),
et ensuite de vivre avec la conscience très forte de ce souffle
(呼吸).
« La fuite du temps » est certainement le roman le plus
profondément religieux de Yan Lianke.
Notes
(1) Ces citations se présentent comme des sortes de paraboles ou
de fables bouddhistes qui sont des éléments structurants
supplémentaires.
Exemple au début :
http://www.editions-picquier.fr/catalogue/fiche.donut?id=915&cid=
(2) Pour le texte chinois, voir :
http://book.kanunu.org/book/4209/
La Fuite du temps,
de Yan Lianke, traduit du chinois par Brigitte Guilbaud,
Philippe Picquier, 606 p.
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