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Après
“La Chine en dix mots”, publication (numérique) de son microblog
par Yu Hua
par Brigitte Duzan, 30 décembre
2011
C’est une
première dans le monde de l’édition chinoise :
Yu Hua (余华)
publie ses articles de microblog, mais uniquement sous
forme numérique.
Le ‘livre’
s’appelle « Yu Hua @ ». On le trouve, depuis début
septembre, sur la « plateforme de lecture en ligne
Tianyi » de China Telecom (中国电信“天翼阅读平台”).
Le système est très astucieux, et capitalise sur le
phénomène exponentiel, en Chine aujourd’hui, qu’est le
développement de la lecture sur
téléphones portables : on peut le lire
en ligne, mais également en téléchargeant les articles
sur son portable ; on paie alors une somme modique en
donnant son numéro de portable, et le total est débité
sur le compte chez China Telecom. |
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Yu Hua |
La
formule est adaptée au lectorat chinois, le contenu aussi. C’est
une suite du précédent livre publié par
Yu Hua : « La Chine en
dix mots » (1), qui a été traduit en français puis en anglais,
mais n’a pas été publié en Chine (la seule mention de la
Révolution culturelle suffit à en rendre l’éventualité très peu
probable). L’idée générale est la même, mais le traitement
totalement différent.
La Chine en dix mots
La Chine en dix mots |
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« La Chine en
dix mots » est une vision satirique de la Chine moderne,
une vision personnelle agrémentée d’anecdotes et de
réflexions d’un humour souvent sarcastique, typique de
leur auteur.
Le livre est
construit autour de dix mots clés qui en structurent le
texte et permettent d’appréhender la réalité actuelle
sous ses aspects les plus divers : "Peuple" (人民),
"Leader" (领袖),
"Lecture" (阅读),
"Ecriture" (写作).
"Lu Xun" (鲁迅),
"Disparités" (差距),
"Révolution" (革命),
"Gens de peu" (草根),
"Faux" (山寨),
"Embrouille" (忽悠)
(2).
En dix mots qui
sont autant d’angles d’attaque,
Yu Hua épingle les
travers de la société chinoise moderne, revient sur ses
souvenirs d’enfance au travers d’anecdotes personnelles
qui éclairent la réalité d’aujourd’hui, tant il est vrai
qu’on ne peut comprendre la Chine actuelle en faisant
l’impasse sur son passé. En ce sens, c’est une suite,
sous une autre forme, du livre précédent, paru en Chine
en 2005, « Brothers » (《兄弟》),
qui était, justement, une tentative de résumer en deux
tomes et deux personnages l’histoire de la Chine dans
les quarante dernières années. |
La
suite est d’ailleurs nettement indiquée puisque, dans
l’avant-propos de « La Chine en dix mots »,
Yu Hua reprend la
postface de « Brothers », en affirmant avoir conçu son livre
comme une « extension non fictionnelle » du roman. L’histoire
est vue, en quelque sorte, à travers le glissement sémantique
des mots choisis, qui se répondent et se complètent.
« La Chine en
dix mots » est un livre brillant, mais, semble-t-il,
construit et pensé pour le public occidental, et
français d’abord, avec, en particulier, des évocations
ciblées de la Révolution culturelle : explications de
ses legs, souvenirs de violence, mais aussi du
relâchement de la répression à la fin de la période,
avec la découverte de la littérature étrangère grâce à
la circulation sous le manteau de classiques comme…
« Une vie » de Maupassant ou « La Dame aux Camélias »
d’Alexandre Dumas fils.
Ce n’est pas le
cas de sa récente publication : regroupant des articles
de microblog qui sont de brefs billets d’humeur au
quotidien, « Yu Hua @ » s’adresse au public chinois,
celui qui lit dans les lieux publics sur son téléphone
portable, en zappant très vite : nul besoin de lui
donner quelque chose de soigneusement construit, voire
soigneusement pensé. |
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Les dix mots en anglais |
Yu Hua @
Yu Hua @ |
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« Yu Hua @ » se
présente comme un copier-coller de très courts billets
au format standard microblog : un peu plus de trois
lignes. Initialement publiés sur Tencent Weibo (腾讯微博), ils
sont regroupés sous divers titres plus ou moins
aguicheurs, et complétés, dans une seconde partie, par
des textes un peu plus longs tirés du blog de l’auteur
(3). Ce sont des observations sur la société et la
politique, mais le plus souvent à partir de l’actualité.
On se rend
compte en le lisant qu’il s’agit de la matrice
originelle de « La Chine en dix mots ». On y retrouve,
dans un style simple, avec des expressions du langage
courant, des entrées sur les principaux mots clés. Ainsi
pour "leader" et "contrefaçon" : |
“领袖”在过去是极其神圣,是毛泽东的专用词汇1。可是正版领袖毛泽东逝世多年之后,山寨版领袖在中国如雨后春笋般破土而出2。时尚领袖、风采领袖、创新领袖、地产领袖、IT领袖、传媒领袖、商界领袖……如果评选中国三十多年来贬值3速度最快、贬值幅度4最大的一个词汇,我觉得“领袖”将会毫无悬念xuánniàn当选。
1.
专用词汇
zhuānyòng cíhuì
vocabulaire
spécifique, consacré
2.
如雨后春笋破土而出
yǔhòuchūnsǔn pòtǔèrchū
qui
perce comme des champignons après la pluie
3.
贬值
biǎnzhí
déprécier, dévaluer 4.
幅度
fúdù
variations, amplitude
Dans le passé, le terme
de « leader » était hautement sacré, il était exclusivement
réservé à Mao Zedong. Plusieurs années après la mort de
celui-ci, cependant, des contrefaçons sont apparues : des
leaders branchés, élégants, innovants, des leaders de
l’immobilier, des télécoms, des médias, du business… Si je
devais choisir le terme qui a connu la dévalorisation la plus
grande rapide et la plus importante, je ne laisserais pas planer
le suspense longtemps, je choisirais « leader ».
Ou
encore pour "peuple" :
在今天的汉语里,还有哪个词汇像“人民”这样处境奇怪1?它无处不在,同时又被人视而不见。今天的中国,好像只有官员们还在张口闭口说着“人民”,人民却很少提及这个词汇…
1.
处境奇怪
chǔjìng qíguài
situation étrange,
peu ordinaire
2.无处不在
wúchùbúzài
omniprésent
Dans la langue courante
d’aujourd’hui, quel terme représente une anomalie plus étrange
que celui de « peuple » ? Il est à la fois omniprésent, et
pourtant invisible. A l’heure actuelle en Chine, les
fonctionnaires le rabâchent à longueur de journée, le peuple,
lui, le prononce rarement…
Les articles sont émaillés de petites anecdotes amusantes :
富一代和富二代的区别。美国著名的洛克菲勒家族有个真实的故事。老洛克菲勒和小洛克菲勒去纽约时入住同样的酒店。有一次酒店的前台经理忍不住问老洛克菲勒:“为什么您每次来都是住最便宜的房间?而您儿子每次都是住最贵的房间?”老洛克菲勒回答:“因为我没有一个有钱的父亲。”
Différence entre riches
de la première génération et riches de la seconde génération,
illustrée par une histoire vraie, de la célèbre famille
américaine Rockefeller. Rockefeller senior et Rockefeller junior
descendaient dans le même hôtel à New York. Ne pouvant réprimer
sa curiosité, le réceptionnaire demanda un jour au premier :
« Pourquoi prenez-vous toujours la chambre la meilleur marché ?
Et pourquoi votre fils prend-il la plus chère ? ». A quoi
Rockefeller senior répondit : « Parce que je n’ai pas eu un père
riche. »
Ou
de réflexions humoristiques :
1943年IBM董事长托马斯·沃森说:“我想,5台机算机足以满足整个世界市场。”在无声电影时代华纳电影公司的老板说:“哪个家伙愿意听到演员发出声音?”
一战时期法国
福煦元帅1对当时刚出现的飞机发表看法:“飞机是一种有趣的玩具,但亳无军事价值。”中国文革时有句口号:打倒一切反动权威2。
1.
福煦元帅
fúxù yuánshuài
le commandant en
chef Foch
2.
打倒反动权威
dǎdǎo fǎndòngquánwēi
à bas les
forces réactionnaires
En 1943, le chairman
d’IBM, Thomas Watson, a déclaré : « Je pense que cinq
calculateurs suffiront largement à couvrir le marché mondial. »
A l’époque du cinéma muet, le chef de Time Warner
affirma : « Qui pourrait avoir envie d’entendre la voix des
acteurs ? » Et, pendant la première guerre mondiale, le
commandant en chef de l’armée française, [le maréchal] Foch,
donna son avis sur les premiers avions : « Les avions sont une
nouveauté intéressante, mais ils n’ont aucun intérêt dans le
domaine militaire. » Pendant la Révolution culturelle, en Chine,
on avait un slogan : « A bas les réactionnaires ! »
Mais ce sont surtout des petites pointes d’humour sur
l’actualité, les piques étant plutôt réservées à l’actualité
étrangère (une manifestation contre les plans de réforme en
France, ou même les démêlés judiciaires de Dominique
Strauss-Kahn illustrés par une citation de Saint-Jérôme). Il y a
de timides allusions à l’actualité chinoise, par exemple à la
différence de couverture médiatique en Chine et en Europe sur
les problèmes nucléaires après le tremblement de terre au Japon,
mais elles restent très feutrées. Il n’y a rien là qui puisse
choquer un censeur potentiel.
Yu Hua @
ressemble à des notes éparses en vue de la rédaction d’un livre
qui serait « La Chine en dix mots », voire sa suite. On imagine
très bien des jeunes Chinois téléchargeant les articles sur leur
portable et les racontant en riant à leurs copains.
Yu
Hua participe ainsi du phénomène qu’il critique lui-même dans
« La Chine en dix mots », aux mots clés "lecture"/"écriture" :
parlant de la période de la Révolution culturelle, il dit que,
si la lecture était quasiment impossible, l’écriture était
encouragée, sous forme de dazibao, les affiches en gros
caractères placardées sur la place publique, et que ces
dazibao sont comparables aux blogs d’aujourd’hui.
On
n’avait pas l’impression, à le lire, que c’était quelque chose
qu’il cherchait à valoriser….
Notes
(1) La Chine en dix mots, traduit pas Angel Pino et Isabelle
Rabut, Actes Sud, septembre 2010.
(2) Les traductions sont celles d’Angel Pino et Isabelle Rabut.
Ce n’est pas toujours facile à traduire exactement en français :
草根
cǎogēn, par exemple,
est calqué sur l’anglais « grassroots » (c’est, à l’origine,
l’électorat populaire de base – c’est la plèbe) et
山寨
shānzhài
est un néologisme désignant au départ les imitations et contrefaçons.
Yu Hua en donne des exemples en images dans un des rares
articles conservés sur son blog, intitulé « parler des
contrefaçons en images » (图文说山寨) :
http://blog.sina.com.cn/s/blog_467a32270100puij.html
(3) Le microblog sur Tencent :
http://t.qq.com/yu_hua/
Le blog :
http://blog.sina.com.cn/yuhua
Yu
Hua @ sur Tianyi :
http://read.189.cn/content/detail.do?bookId=100000148789077
Les extraits cités sont tirés de la première partie : « Regarder
la société avec le troisième œil » (第三只眼睛看社会).
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