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« L’homme et l’animal dans l’oeuvre de Mo Yan » : décryptage de Zhang Yinde à lire dans China Perspectives

par Brigitte Duzan, 31 octobre 2010

 

La toute dernière édition de la revue China Perspectives comporte un article intéressant de Zhang Yinde intitulé « The fiction of living beings : man and animal in the work of Mo Yan » (1) qui analyse l’œuvre sous un aspect original.

 

Zhang Yinde part de l’idée que l’univers de Mo Yan ne peut pas être limité au cadre de son Gaomi natal (高密), où se passent nombre de ses nouvelles et romans et auquel on l’assimile souvent en en faisant l’équivalent du Macondo de García Márquez, ou du comté de Yoknapatawpha pour Faulkner, pourtant tous deux fictifs.

 

China Perspectives 2010/3

 

Zhang Yinde

 

On trouve en effet dans son œuvre, dit-il, une vision des problèmes fondamentaux confrontant l’humanité aujourd’hui, et en particulier des motifs récurrents concernant les rapports de l’homme au monde animal, ce qui est une manière de poser la question, aujourd’hui plus que jamais cruciale, de ses rapports à la nature.

 

L’article analyse cet aspect de l’œuvre de Mo Yan en se fondant sur trois romans récents où ces motifs se trouvent développés : « Quarante et un coups de canon »,  « La dure loi du karma » et « Frog » (2).  Chacun en offre une variante et un approfondissement.

 

Dénonciation de la violence du monde moderne

 

« Quarante et un coups de canon » raconte l’enfance du fils d’un boucher dans un abattoir modernisé d’un village chinois. Cette modernisation a consisté à automatiser le processus de l’abattage du bétail en abolissant au passage une pratique frauduleuse consistant à « pomper » de l’eau dans la viande pour en augmenter le volume. L’abattage est cependant devenu totalement impersonnel, et froidement inhumain, le nouveau processus comportant une autre fraude, pour rendre la viande plus tendre, qui inflige bien plus de souffrances aux animaux.

 

Tout est cependant justifié, légalisé et neutralisé par

l’impératif transcendant de modernisation, glorifié par la publicité ; la violence et la cruauté inhérentes au système sont en outre camouflées par des alibis pseudo culturels : le festival de la viande, qui est en fait une corruption d’anciens rites de sacrifice, et donc une perversion du sacré.

 

« Quarante et un coups de canon »

 

Zhang Yinde se livre ensuite à une analyse très fine de la structure narrative du roman et des divers motifs symboliques qu’il comporte, et qui viennent renforcer la dénonciation du sacrilège implicite dans le rejet des principes bouddhistes de respect de la vie sous toutes ses formes et de devoir de compassion, tout autant que dans l’arrogance de l’homme s’arrogeant des pouvoirs divins.

 

Idéal d’harmonie entre le monde humain et le règne animal

 

« La dure loi du karma »

 

Avec « La dure loi du karma » et son histoire de réincarnations successives de l’ancien propriétaire terrien Ximen Nao en divers animaux, Mo Yan développe une autre idée fondée sur les préceptes bouddhistes : un monde idéal où hommes et bêtes cohabiteraient harmonieusement, mais à part égale, dans une interdépendance  et une réciprocité des conditions. Zhang Yinde analyse comment ce thème de la réciprocité est traité à partir des exemples des différents animaux du livre.

 

Le plus intéressant à cet égard est l’analyse de la structure narrative du roman : cette « communauté hybride » est traduite, fait remarquer Zhang Yinde, par l’alternance des voix humaine et animale d’un chapitre à l’autre, ‘Mo Yan’, le personnage du livre qui porte le même nom que l’auteur, étant le narrateur de la dernière partie qui sert de prologue et assure donc la combinaison finale des deux voix.

 

Un autre procédé permet d’établir une sorte de dialogue entre l’homme et l’animal : le passage à un récit à la deuxième personne, procédé qui rappelle celui utilisé par Gao Xingjian dans « La montagne de l’âme », mais qui sert ici à traduire au niveau verbal des relations d’empathie entre hommes et animaux.

 

Parallélismes et comparaisons pour traduire

 « l’humanimal »

 

La fusion de l’homme et de l’animal dont on trouve

l’évocation dans toute l’œuvre de Mo Yan est une autre façon de concevoir et d’exprimer l’impossibilité de séparer

l’esprit du corps. Les animaux chez Mo Yan ne sont pas simplement décrits comme anthropomorphes et véhiculant des sentiments humains, comme dans les bonnes vieilles fables d’antan, mais plutôt, plus profondément, comme métaphores de la nature duelle de l’homme.  

 

 

« Life and death are wearing me out »

《生死疲劳》

C’est sans doute dans son analyse des procédés stylistiques utilisés par Mo Yan  pour traduire cette idée que Zhang Yinde est le plus intéressant, parce que c’est le plus subtil, et le plus difficile à bien percevoir. Il donne des exemples des comparaisons qui effacent les distinctions (un moine calme comme un cheval somnolent, les animaux qui grognent comme de vieilles femmes souffrant de maux de dents, etc…).

 

Mo Yan présentant « Frog »

 

Il voit enfin dans le dernier roman de Mo Yan, « Frog », la culmination de ces figures de style sous forme de jeu homophonique sur les caractères. La grenouille est proche du bébé  wá  (clé des insectes et premier ton dans un cas, clé de la femme et deuxième ton dans l’autre), mais aussi du deuxième caractère de la déesse Nüwa (女娲 nǚwā) qui, selon la légende, a façonné les premiers hommes avec de la glaise, renvoyant ainsi implicitement au mythe et à l’allégorie pour attaquer la politique de contrôle des naissances.

 

Quand on sait en outre que les grenouilles sont des emblèmes totémiques de fertilité dans certaines régions de Chine (3) et que Pu Songling (蒲松龄), auteur fétiche de Mo Yan, a écrit une histoire d’un « Roi des grenouilles » (4) où celles-ci sont décrites comme des protectrices bienveillantes de l’humanité, à condition que les hommes les vénèrent

dûment en retour, le jeu de références allégoriques apparaît des plus riches et complexes. 

 

Ces quelques lignes ne prétendent pas dresser une image exhaustive ni même approchante d’un article qui est en soi aussi riche que le sujet traité et mérite une lecture extensive si l’on s’intéresse à Mo Yan.

 

 

Notes

(1) Il s’agit du numéro du troisième trimestre 2010 de China Perspectives, consacré par ailleurs à la consolidation d’une société démocratique  à Taiwan. La version française, Perspectives chinoises, paraît toujours un peu plus tard. L’article, pages 124-132, est basé sur la communication présentée au colloque international sur « Le roman en Asie et ses traductions », organisée par Noël Dutrait et

son équipe à l’université de Provence les 15/16 octobre 2009.

Zhang Yinde (张寅德) est professeur à l’université de la Sorbonne nouvelle Paris 3, avec pour principaux axes de recherche la littérature chinoise contemporaine et les échanges littéraires et culturels Chine/Occident au 20ème siècle et aujourd’hui.

(2) Œuvres citées et analysées :

-  « Quarante et un coups de canon », traduction Noël et Liliane Dutrait, éditions du Seuil 2008.

《四十一炮》texte chinois : www.shuku.net:8082/novels/mingjwx/xlmkjlyegmya/ssyp/ssyp.html

- « La dure loi du karma » traduit par Chantal Chen-Andro, éditions du Seuil, août 2009.

Ou « Life and death are wearing me out », traduction Howard Goldblatt, Arcade Publishing, mars 2008.

《生死疲劳》texte chinois : www.shuku.net:8082/novels/mingjwx/xlmkjlyegmya/shspl/shspl.html

-  « Frog » (), publié à Shanghai en décembre 2009, encore non traduit.

(3) Selon Shelley W. Chan, professeur à l’université Wittenberg (Ohio), auteur de « A Subversive Voice in China: The Fictional World of Mo Yan », Cambria Press, octobre 2010.

(4) 青蛙神 : nouvelle qui figure dans « Les contes étranges du Laozhai »  (《聊斋志异》卷十一)

 

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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