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« La rivière de l’oubli », un polar d’aujourd’hui par un maître chinois du suspense, Cai Jun

par Brigitte Duzan, 15 août 2018

 

Traduit en français par Claude Payen, et publié aux éditions XO en 2018, « La rivière de l’oubli » est un roman « à suspense » de l’un des maîtres du genre aujourd’hui en Chine : Cai Jun (蔡骏). Sous le titre chinois « La rivière de la vie et de la mort » (《生死河》), il a été publié en Chine en 2012 [1].

 

Une intrigue d’une extrême complexité

 

L’intrigue concoctée par Cai Jun est bâtie autour du personnage d’un jeune et brillant professeur du nom de Shen Ming (申明) : suspecté d'avoir assassiné une lycéenne, morte empoisonnée par une nuit pluvieuse de juin 1995, il est retrouvé, quelques jours plus tard, poignardé près de l'école, dans une zone que l’on dit hantée d’une usine désaffectée, la « zone de la démone ». Son meurtre fait suite à celui du censeur du lycée, et la police ne réussit pas à résoudre le mystère de ces trois meurtres consécutifs, ni même à établir un lien entre eux.

 

Traduction française

 
Neuf ans plus tard, le mystère reste entier. Les présumés meurtriers de Shen Ming sont envoyés, eux aussi, un à un, ad patres. Mais un gamin précoce et étrange du nom de Si Wang (
司望) semble être la réincarnation de Shen Ming revenu résoudre le mystère de sa mort : il ne connaît pas son meurtrier car il a été poignardé dans le dos. Aurait-il traversé la rivière de l'oubli pour se réincarner et se venger ? 

 

Edition chinoise

 

Si Wang est adopté par une riche jeune femme en mal de progéniture qui s’est entichée de lui. Et tout se complique. Les personnages se multiplient, en remontant du passé qui était celui de Shen Ming. Les morts se multiplient aussi au fur et à mesure que le récit progresse, dans une logique implacable. Mais les zones d’ombre subsistent autour du meurtre de Shen Ming, comme si l’auteur se plaisait à projeter le faisceau de lumière d’une lampe de poche sur des coins successifs de son tableau, en laissant le reste dans l’obscurité.

 

Les bribes d’information données sur un personnage après l’autre ne font qu’ajouter aux questions initiales et dérouter le lecteur, en repoussant d’autant la possibilité d’une vision d’ensemble donnant enfin la clé de l’énigme. Quand celle-ci vient en fin de compte, elle est assez inattendue, bien que l’indice en ait été donné dès le début. Cai Jun n’a fait que

jouer avec son lecteur au jeu du chat et de la souris, comme dirait A Yi (阿乙).

 

Jeu du chat et de la souris

 

Narration par bulles

 

Le récit se déroule de 1995 à 2014, donc sur une période de près de vingt ans (avec même un flash-back en 1983), mais la narration est loin d’être linéaire. Cai Jun se plaît à nous faire prendre des chemins de traverse, dans le temps et dans l’espace. Ses différents personnages apparaissent dans des bulles d’espace-temps, sans lien apparent entre eux, les liens gravitant en étoile autour du personnage de Shen Ming, mais apparaissant d’abord en étoile autour de personnages secondaires ; l’image globale de toutes les bulles n’apparaît qu’à la fin.

 

La complexité est accrue par la non-linéarité du récit, pourtant structuré en cinq parties qui semblent préfigurer une sorte de logique narrative (allant de l’oubli à ce qui en émerge) :

-   1ère partie :  Sur la route des Sources jaunes           黄泉路

-   2ème partie : La rivière de l’Oubli                             忘川水

-   3ème partie : Le pont sur les eaux tumultueuses       奈何桥

-   4ème partie : La soupe de Mengpo                           孟婆汤

-   5ème partie : Les survivants                                    未亡人 [2]

 

La narration ne suit pourtant pas la logique du temps, mais plutôt la progression de la pensée de l’auteur, qui fait des sauts, des zigzags, des loopings, et qui a des trous ; on dirait un amnésique tentant de se souvenir désespérément du passé et vous interpellant chaque fois qu’il a retrouvé une piste : ah j’ai oublié de vous dire…

 

La narration est tellement difficile à suivre, telle qu’elle est agencée, que Cai Jun s’est senti obligé d’ajouter des dates, et de rappeler régulièrement l’âge de ses personnages. Par moments, c’est presque dommage, on retombe sur ses pieds, comme dégrisé…. Mais pas longtemps.

 

Vernis littéraire

 

Le texte est par ailleurs truffé de références et citations littéraires qui ont surtout pour objet de donner un semblant de profondeur au personnage de Si Wang, lors de sa présentation au début de la deuxième partie ; Cai Jun lui donne une maturité intellectuelle bien au-delà d’un enfant de neuf ans et cette précocité même en fait un être étrange, justifiant les soupçons de réincarnation : quiconque, à neuf ans, connaît le poète Yuan Zhen (元稹) et peut en réciter des poèmes entiers ne peut être tout à fait normal [3]…  

 

L’enfant est en outre tout aussi capable de réciter par cœur un passage de « Jane Eye », en anglais. Or c’était un livre que le père de la mère adoptive de Si Wang avait rapporté des Etats-Unis et qu’elle avait offert à Shen Ming dix ans auparavant. Et Shen Ming s’était efforcé d’en mémoriser le même passage…

 

La présomption de réincarnation est donc d’abord fondée sur des réminiscences littéraires, ce qui en fait un récit éminemment chinois.

 

Cai Jun ne se borne pas à ces citations littéraires qui ont un objet bien précis, il en sème d’autres de ci-de là, pour l’atmosphère, en quelque sorte, y compris des références cinématographiques. Par exemple, l’enfant est surpris en train de regarder une cassette du film « Les Evadés », un film, précise aussitôt l’auteur au cas où le lecteur aurait raté l’allusion, « dont Stephen King a écrit le scénario », ce même Stephen King dont Cai Jun se veut le clone chinois. Mais l’enfant a également vu « La Malédiction », film d’horreur où des parents découvrent que leur fils, un enfant adopté, a des pouvoirs surnaturels et sème la mort autour de lui [4].

 

Le plus étonnant est sans doute l’explication du caractère maléfique de la fameuse « zone de la démone » où a été poignardé Shen Ming et qui reste au centre du roman. Dans le chapitre 16 de la troisième partie, une amie de Si Wang, tout aussi étrange, lui en révèle les antécédents : c’était jadis un cimetière, évidemment rasé pendant la Révolution culturelle, et c’est là, d’après elle, que se trouvait la tombe… de Ruan Lingyu (阮玲玉) [5] ! On est là en plein mythe, l’emplacement exact de la tombe de l’actrice étant effectivement inconnu et pouvant nourrir les imaginations les plus débridées.

 

Galerie de personnages

 

Toutes ces citations de poèmes et références littéraires et autres sont un peu lourdes car plaquées sur le texte, comme des leçons d’un manuel de littérature ou de culture chinoise. Le thème de la réincarnation apporte une touche d’étrangeté elle-même expliquée in extenso par la pensée bouddhiste.

 

On peut s’étonner par ailleurs de voir la plupart des personnages tuer instinctivement pour se protéger, comme si, dans la société chinoise, les agressions, sexuelles en particulier, étaient monnaie courante et que l’on n’avait d’autre recours pour y échapper que le meurtre. En regard, les malversations et la corruption paraissent presque bénins.

 

Ces aspects du roman n’en sont pas le meilleur ; c’est juste un habillage. Le grand attrait de « La rivière de l’oubli » tient bien plus à ses différents personnages secondaires, hauts en couleur : c’est à eux que le roman doit sa vie et une grande partie de son intérêt. On ne peut guère en dire plus sans déflorer une bonne partie de l’intrigue, car elle est basée sur leur personnalité et leur interaction. On continue à lire pour suivre leur destin.

 

« La rivière de l’oubli » est une superbe galerie de portraits originaux dont on aimerait que ressortent mieux les gemmes. Il s’inscrit dans la vogue actuelle du roman policier en Chine et s’adresse tout particulièrement à un lectorat populaire également avide des films du même genre, qui en sont très souvent adaptés.

 

La rivière de l’oubli, tr. Claude Payen,

XO éditions, septembre 2018 [6].

 

 


[1] Ou : Rivière entre la vie et la mort. Le thème de la réincarnation au centre de l’intrigue est ainsi annoncé dès le titre. Texte chinois en ligne : https://www.kanunu8.com/book4/10710/

[2] Selon la traduction de Claude Payen. On notera le jeu sur les caractères wàng oublier/ wáng mourir. Les « survivants » sont ceux qui « ne sont pas encore morts » (未亡) et donc pas encore soumis à l’oubli.

Si Wang lui-même a un nom symbolique, qu’il explique lui-même : si comme un général, et un autre wàng qui signifie observer tout autour de soi - mais le nom est homonyme de sǐwáng  la mort…. 

[3] Sur Yuan Zhen et l’histoire de Yingying dont il est question dans ce chapitre, voir :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Yao_Rose_de_Pushui.htm

[4] The Omen, film de Richard Donner avec Gregory Peck sorti en 1976.

[5] Ruan Lingyu : actrice mythique de l’âge d’or du cinéma muet chinois, qui s’est suicidée en 1935, à l’âge de 24 ans. Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/acteurs_Ruan_Lingyu.htm

Une note se serait imposée là.

[6] Le seul reproche, global, que l’on pourrait faire à cette traduction est de ne pas avoir ajouté suffisamment de notes pour expliquer les références et certains points qui sont évidents pour un Chinois, et pas pour un Occidental. Par exemple, au début du chapitre 6 de la troisième partie, il est dit que la mère de Wang Er a un mauvais pressentiment, car c’est l’année dite « benmingnian » (本命年) pour son fils, c’est-à-dire l’année placée sous le même signe du zodiaque (animal) que celle de sa naissance. Or c’est une année néfaste, on pourrait dire : l’année des désastres.

 

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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