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Brigitte Guilbaud :
traduire pour faire partager un univers
par Brigitte Duzan, 12 avril 2010
Brigitte Guilbaud est
la traductrice française de
Yan
Lianke, pour les éditions Philippe Picquier.
Elle est aussi écrivain, et professeur de chinois. La
littérature est son domaine, son corps de métier, son univers.
De la Vendée …
La littérature,
elle est tombée dedans quand elle était toute petite, et
elle n’en est jamais ressortie. Je l’imaginais enfant,
vivant un peu à l’écart du monde, au bout d’un chemin de
Vendée… Dans son livre « La saison d’Aurélia » (1) ,
elle raconte en effet qu’elle revenait du collège en
traversant des bois, et s’arrêtait pour lire en chemin.
Les livres sont toujours précieux dans ces cas-là, ils
fournissent une ouverture sur le monde tout en le tenant
à distance, par la magie des mots. Même quand le froid
de l’hiver l’obligeait à poursuivre sa route sans
qu’elle pût s’arrêter et sortir un livre, la lecture,
dit-elle, « perdurait au-dedans », et elle devint
finalement, au cours du temps, une « jeune personne …
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accoutumée au
cheminement
souterrain des mots, non de la parole directe. »
Du moins c’est ce que
je m’étais imaginé avant que je la rencontre, et qu’elle
m’explique que tout cela était… littérature, justement : elle
est née aux Etats-Unis. La Vendée, elle la porte au cœur, c’est
un autre univers, livresque, et d’autant plus cher. Mais tout le
reste, les livres au cœur de l’existence et la vie par les
livres, ça, c’était vrai.
C’était un parcours
tout tracé pour aboutir en fac de lettres. Ce qui l’était moins,
c’était de se retrouver avec quelques autres aux cours du soir
de chinois de l’Inalco. Une envie, une impulsion, le hasard qui
se mêle de tout même quand on ne lui demande rien, surtout quand
on ne lui demande rien. Il n’y avait pas grand monde à « faire
du chinois », en ce temps-là ; dans les années 80, on « faisait
du russe », parce que le chinois ne servait à rien, le russe non
plus, d’ailleurs, mais la Chine faisait peur.
Alors on se retrouvait
à quatre en cours de littérature chinoise, en tête à tête avec
les plus grands noms français de la sinologie, de la poésie et
de la littérature chinoises, Jacques Pimpaneau, François Cheng…
C’était une époque héroïque. Ces époques-là, on en sort ébloui,
mais le plus dur reste ensuite à faire.
Car il faut bien vivre,
et les postes de chinois ne couraient pas les rues, dans
l’enseignement national. Heureusement, il y avait les
associations ; l’une d’elles donnait des cours, de français aux
Chinois et de chinois à leurs enfants. Ce fut un marche pied. Ce
fut aussi une pépinière de jeunes sinisants qui se retrouvèrent
ensuite professeurs, et traducteurs.
Brigitte y enseigna
sept ans, avant de devenir professeur au lycée Turgot, où elle
enseigne toujours. Et c’est par un ami qu’elle obtint son
premier travail de traduction…
… au Henan
Philippe Picquier
cherchait quelqu’un pour traduire « Les jours, les mois, les
années » de Yan Lianke, et le traduire vite : en trois mois. Il
avait déjà fait traduire et publié « Servir le peuple », en
janvier 2006, et « Le rêve du village des Ding », en janvier
2007 : deux des ouvrages iconoclastes et censurés de
l’auteur, et deux
succès de librairie, largement médiatisés.
« Les jours, les mois,
les années », c’était différent, un texte élégiaque, raffiné et
poétique, qui dévoilait un autre visage de l’auteur. Le travail
revint à Brigitte après un bref entretien. Elle s’en acquitta
dans les délais requis, mais ce fut pour elle, en même temps,
une découverte : la découverte
d’un univers qui
semblait comme le prolongement du sien. Et c’est sans doute pour
cela qu’elle l’a si bien traduit.
De la Vendée au Henan,
la distance semble incommensurable. Je pense à ce qu’a écrit
Michel Serres : « Je croyais que tous les paysans du monde
étaient les mêmes paysans… Prendre le geste de mon père était
suffisant, une quelconque attitude familière ancestrale. Je
savais en moi tous les paysans de la terre. Je me trompais, je
n’avais jamais vu la Chine. » (2)
Et l’écart est d’autant
plus grand que la langue fait barrage, mais c’est la langue,
justement, qui permet de le surmonter, difficilement,
partiellement, imparfaitement, mais de le surmonter quand même :
les mots sont là pour rapprocher deux univers qui s’ignorent.
Encore faut-il un passeur : quelqu’un qui se charge de traduire,
non pas d’un mot à l’autre, mais d’un univers à l’autre, d’une
voix à l’autre.
Or, Yan Lianke est
particulièrement difficile à traduire, parce qu’il a une langue
unique, très personnelle, parfaitement maîtrisée, qui mêle le
dialecte du Henan à des passages, souvent les plus poétiques, du
mandarin le plus pur. Un auteur à la Giono, comme dit Brigitte,
fort à propos : profondément enraciné dans la terre où il puise
son essence et la force de son écriture.
Et ce dont il s’agit,
dit-elle, c’est de rendre la beauté non seulement de l’histoire,
mais aussi de cette écriture-là, pour le public qui n’a pas
accès au texte original. Cet idéal, elle l’a exprimé, sans le
vouloir, dans un passage de « La saison d’Aurélia » : « Il
m’arrivait de lire à haute voix en imaginant qu’à un point donné
de la lecture, la voix même de l’auteur se ferait entendre, la
mienne devenue interprète de la sienne. »
Songeant à son père…
La traduction de ce
livre, « Les jours, les mois, les années », a été pour elle bien
plus qu’un travail de recherche et d’écriture : un processus
d’identification avec l’auteur, qu’elle n’avait, alors, pas
encore rencontré.
Le livre raconte en
effet l’histoire d’un vieil homme de soixante douze ans qui
lutte pour la vie dans un univers anéanti par la sécheresse ; or
son père avait le même âge au moment où elle était plongée dans
la traduction, et il
était malade, luttant lui aussi pour survivre ; il lui disait :
tu vois, je suis
Brigitte Guilbaud avec Yan Lianke
au Salon du Livre, mars 2010
(photo courtoisie BG) |
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comme lui…
Il participa à la
relecture des premières épreuves avant de mourir ; nul
doute que la traduction a, d’une manière ou d’une autre,
transmis cette aura de communion intime qui présida à sa
réalisation.
Brigitte a
ensuite proposé de traduire les textes qui
viennent d’être publiés
sous le titre « En songeant à mon père ». Ils prennent
dès lors une signification plus profonde, comme un
ouvrage écrit à deux voix,
l’une répondant
à l’autre, dans un commun regard rétrospectif.
Elle a depuis
lors rencontré Yan Lianke, trois fois, dont une fois à
Pékin, et récemment au Salon du Livre, à Paris. Elle
comprend encore mieux ce qu’il écrit.
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… et expliquant Yan Lianke
Il n’a jamais été
facile d’être écrivain en Chine, et la période actuelle n’est
pas une exception. Il est vrai que la censure semble s’être
quelque peu relâchée, mais c’est pour brider les éditeurs,
obligeant les écrivains à s’autocensurer.
Pourtant, dit-elle, Yan
Lianke affiche une certaine distanciation vis-à-vis de tout
cela, il se sent au-delà de l’autocensure, libre d’écrire ce qui
lui fait envie. Il semble relativement épargné ces derniers
temps, et même autorisé à nouveau à voyager à l’étranger.
Ce qui le préoccupe,
cependant, ce sont les conséquences que pourraient avoir ses
écrits, et son attitude en général, non sur lui-même mais sur
son entourage : ceux qui l’ont aidé durant des années, et qui,
encore récemment, lui ont obtenu un poste d’enseignant à
l’Université du Peuple à Pékin, mais surtout son fils, envers
lequel il se sent responsable.
D’autant plus qu’à cela
s’ajoute un immense sentiment de culpabilité vis-à-vis de son
père dont il
s’accuse d’avoir
aggravé la maladie et précipité la mort en s’engageant dans
l’armée pour fuir la terre ancestrale. Tout cela se combine pour
donner une personnalité inquiète dont les tourments intimes se
reflètent dans des récits au ton aujourd’hui beaucoup plus
introverti, et dont nous attendons désormais les prochains avec
impatience.
(1) Editions le
Capucin, 2004
(2) « Détachement », p.
14.
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