Lin Juemin est
né en 1887 dans une famille de lettrés de Minhou
(aujourd’hui Fuzhou), dans le Fujian (福建闽侯).
Il reçoit une
éducation classique, dans la tradition familiale, et, à
treize ans, passe le premier degré des examens
impériaux, mais il fait déjà preuve d’un tempérament
rebelle : il écrit une seule phrase sur sa copie, un
vers de sept caractères :
“少年不望万户侯”
[万户侯
wànhùhóu
noble possédant un fief de dix mille âmes, soit haut
fonctionnaire impérial]
Le
jeune que je suis n’envisage pas de devenir haut
fonctionnaire.
Il est alors
confié à un oncle, professeur dans le nouveau collège du
Fujian (全闽大学堂),
établissement moderne où le
Lin Juemin
jeune Lin Juemin découvre les idées libérales modernes :
démocratie, liberté, égalité…. Il écrit des articles et prononce
des discours remarqués.
Chen Yiying
En 1905, il
épouse Chen Yiying (陈意映),
mais ils n’ont pas le temps de vivre longtemps ensemble.
L’année suivante, Lin Juemin part
au Japon où il étudie la philosophie, le japonais,
l’anglais et l’allemand. Il est gagné par les idées
révolutionnaires, se lie avec Huang Xing (黄兴)et
devient membre de la ligue du Tongmenghui (同盟会),
créée en 1905 par fusion de la ligue de Sun Yat-sen
avec diverses autres
ligues révolutionnaires dont celle de Huang Xing.
Fin 1910, à
Penang, en Malaisie, Sun Yat-sen et quelques autres
membres du Tongmenghui se réunissent pour
planifier un soulèvement à Canton. Après avoir été
repoussé plusieurs fois, celui-ci débute le 27 avril
1911. Lin Juemin en fait partie. Le but était d’investir
la résidence du gouverneur du Guangdong et du Guangxi
afin de frapper
les esprits et
ouvrir la voie à un mouvement national contre la dynastie
mandchoue.
Le ralliement
de la garnison n’ayant pas eu lieu comme espéré, les
jeunes révolutionnaires menés par Huang Xin sont décimés
par des forces bien supérieures. On relèvera 86
cadavres, dont 72 seront identifiés à l’époque : ce sont
les « 72 martyrs de Huanghuagang » (“黄花岗七十二烈士”),
le « Mont aux fleurs jaunes » où se trouve leur
mausolée.
Lin Juemin fut
blessé et fait prisonnier ; refusant de se rallier, il
fut exécuté. Il compte parmi les 72 martyrs. La veille,
comme beaucoup de ses camarades, sachant qu’il n’y
Le mausolée de Huanghuagang
avait aucune
chance de survivre vu le rapport de forces, il écrivit
une lettre à son épouse restée célèbre ; elle figure
dans les manuels scolaires chinois. Elle témoigne de
l’idéalisme
d’une génération et du talent d’un jeune
homme qui avait tout pour devenir un grand écrivain. Il
avait vingt quatre ans.
Liens
littéraires
Après sa mort,
sa famille déménagea par crainte de représailles ; sa
maison natale fut rachetée par Xie Luan’en (谢銮恩),
grand-père
La maison natale de Lin Juemin à Fuzhou
de
(Xie)
Bingxin (谢冰心)
qui grandit dans cette maison et dont bien des écrits gardent le
souvenir. Mais Lin Juemin avait aussi un cousin aîné, Lin
Changmin (林长民),
père d’une autre célèbre femme de lettres :
Lin Huiyin
(林徽因).
Regarder en complément
Documentaire de CCTV sur Lin Juemin (sous-titré en anglais)
La lettre
Le
texte original est en langue classique, et fut écrit sur un
carré de tissu, comme on le voit dans l’une des dernières
séquences du film « La révolution de 1911 » :
Scènes de “La révolution de 1911” (《辛亥革命》),
avec Hu Ge (胡歌)
dans le rôle de Lin Juemin
Je
t’envoie cette lettre pour te dire adieu à jamais. A l’heure où
je l’écris, je suis encore au nombre des vivants ; mais, quand
tu la liras, je serai un esprit au royaume des ténèbres. Tandis
que j’écris, mes larmes se mêlent à l’encre de mon pinceau ; je
suis tenté de le poser et de ne pas terminer, mais j’ai peur que
tu te méprennes sur mes intentions et penses que je suis assez
cruel pour t’avoir abandonnée et être allé mourir, comme si je
ne savais pas que tu n’as aucun désir de me voir mourir. C’est
pourquoi je surmonte ma douleur pour achever ces mots.
1. 血腥阴云 xuèxīng yīnyún bains de
sang et sombres nuages
2. 江州司马 Jiāngzhōu Sīmǎ Jiangzhou est l’ancien nom de Jiujiang
(九江), dans le Jiangxi (江西), où fut exilé le poète Bai Juyi en
815 ; c’est lui qu’évoque ici Lin Juemin : un soir, dans son
exil, ayant entendu un très beau chant accompagné au pipa, le
poète apprit que la chanteuse était une ancienne célébrité de la
capitale qui
Le chant de la joueuse de pipa,
calligraphié par Wen Zhengming
avait perdu sa
renommée en vieillissant et avait été obligée d’épouser un
marchand. Il l’invita, la fit jouer pour ses amis, et, pris de
pitié, écrivit ensuite un long poème empreint de tristesse
intitulé « Le chant de la joueuse de pipa » (琵琶行).
3. 扩充 kuòchōng étendre, élargir 4. 体谅 tǐliàng montrer de la
compréhension envers.
Je
t’aime profondément, et c’est cet amour qui me donne la force de
mourir. Depuis que je t’ai rencontrée, j’ai toujours souhaité
aux gens qui s’aiment de pouvoir former des couples heureux ;
hélas, il
n’y partout que scènes de carnage et sombres
perspectives, et, rôdant de par les rues, loups féroces et
chiens sanguinaires ; quelle famille pourrait se dire heureuse ?
Je suis comme le poète Bai Juyi qui versa des larmes sur le sort
de la joueuse de pipa, incapable de rester, comme les saints,
dans un monde éthéré, insensible au malheur des hommes. Les
anciens disaient : l’homme de bien « respecte ses aînés et étend
son respect aux aînés des autres, il chérit ses enfants et étend
son affection aux enfants des autres ». De même, j’étends mon
amour pour toi envers les autres, afin que tous, ici bas,
puissent chérir ceux qu’ils aiment ; c’est cela qui me donne la
force de mourir avant toi, malgré la douleur que je vais te
causer. Si tu comprends ce que je ressens, après avoir
pleuré, tu vas devoir toi aussi penser aux autres et être prête
à sacrifier le bonheur qui devait être le nôtre dans cette
existence pour concourir au bonheur des hommes pour l’éternité.
Ne sois pas triste !
3.
遮掩 zhēyǎn obscurcir, cacher
映衬yìngchèn
ressortir
sur
4.
并肩携手 bìngjiān xiéshǒu
être côte à
côte / se tenir la main
5.
怀孕huáiyùn
être
enceinte
Te
souviens-tu ? Un soir, il y a quatre ou cinq ans, je t’ai dit :
« Plutôt que moi, je préfèrerais que ce soit toi qui meures en
premier. » Tu t’es d’abord fâchée, mais je t’ai expliqué
doucement le sens de mes paroles, alors, sans aller jusqu’à dire
que tu étais d’accord, tu n’as plus élevé d’objection. Ce que je
voulais dire, c’est que, connaissant ta constitution fragile, tu
aurais du mal à supporter la douleur causée par ma disparition ;
je n’avais pas le cœur à mourir en premier et te laisser toute
la peine. Hélas ! Qui aurait pu croire que ce serait moi qui
partirais le premier ? Maintenant, je ne peux oublier ! Je
revois la maison où nous habitions, dans la contre allée :
j’entre par la porte principale, traverse le corridor, la salle
de devant puis celle de derrière, fais encore deux ou trois
détours, trouve une petite salle à côté de laquelle il y a une
chambre : c’est là que nous avons vécu ensemble. Trois ou quatre
mois après notre mariage, vers la mi-novembre, on pouvait voir
par la fenêtre quelques rares branches de prunier qui
ressortaient comme des ombres obscures sur la lueur de la lune ;
nous regardions côte à côte, en nous tenant la main et en
échangeant à voix basse des pensées intimes. Nous nous disions
tout, aucun sentiment ne restait inexprimé. Quand j’y pense
maintenant, il ne me reste que les traces de mes larmes. Je me
rappelle encore, il y a six ou sept ans, un jour que j’étais
revenu à la maison après avoir déserté la maison, tu m’as dit en
pleurant doucement : « J’espère que, quand tu voudras t’en aller
loin, la prochaine fois, tu me préviendras, j’aimerais partir
avec toi. » Je te l’ai promis. Il y a une dizaine de jours,
quand je suis revenu, j’ai voulu te parler de ce long voyage que
j’allais entreprendre, mais, quand je me suis retrouvé devant
toi, je n’ai rien dit : les circonstances ne s’y prêtaient pas
car tu étais enceinte, et j’avais peur que tu puisses encore
moins supporter cette douloureuse nouvelle ; alors j’ai demandé
du vin à longueur de journée pour m’enivrer. Ah, jamais je ne
pourrai exprimer l’affliction qui me serrait alors le cœur.
2.
贪官污吏tānguānwūlì
fonctionnaires cupides et corrompus
3.
虐待百姓 nüèdài báixìng maltraiter,
pressurer le peuple
4.
重圆 chóngyuán reformer un cercle = se réunir après une longue séparation
5.
专一zhuānyī être concentré
exclusivement sur une chose
6.
索性 suǒxìng simplement, (faire)
aussi bien 7.
依新 Yīxīn prénom de leur fils
8.
意洞 Yìdòng nom personnel de Lin
Juemin
Mon vœu le plus cher était, assurément, que nous vieillissions
ensemble jusqu’à la mort, mais, dans les circonstances
actuelles, les calamités naturelles peuvent nous emporter, les
voleurs et les bandits nous tuer, de même que les puissances
étrangères qui se partagent notre pays ou les fonctionnaires
corrompus qui pressurent le peuple ; les jeunes de notre
génération qui vivent dans la Chine
d’aujourd’hui peuvent être
tués à tout moment. Faudrait-il que je supporte de te voir
mourir sous mes yeux ou que tu me voies mourir sous tes yeux ?
Et toi, veux-tu avoir à le supporter ? Même si nous arrivions à
survivre, nous risquerions d’être séparés à jamais, ce serait en
vain que nous nous userions les yeux à chercher à nous revoir,
nos os deviendraient pierre avant d’y être parvenus ; je te le
demande, a-t-on jamais vu un miroir brisé retrouver sa forme
pleine ? Ce genre de séparation est pire que la mort, que
peut-on faire ? Aujourd’hui, nous sommes heureux d’être tous les
deux en vie, mais il y a sur cette terre tellement de gens qui
ne voulaient pas mourir et qui sont morts, tellement de gens qui
ne voulaient pas être séparés et l’ont été, ils sont
innombrables ; nous qui mettons l’amour au-dessus de toute autre
chose, pouvons-nous supporter cela ? C’est la raison pour
laquelle c’est aussi bien que je donne ma vie, même au prix du
mal que je te fais. Je ne regrette absolument pas d’aller
mourir, maintenant, le succès ou l’échec du mouvement national
dépendra ensuite de la continuation de la lutte par nos
camarades. Yixin a déjà cinq ans, dans très peu de temps, il
sera déjà un adulte, éduque le bien pour qu’il devienne comme
moi. Quant au bébé à naître, j’ai l’intuition que ce sera une
fille ; si c’est le cas, elle te ressemblera et je serai comblé.
Si c’est un autre garçon, cependant, élève le aussi dans la
poursuite de mes idéaux, il y aura ainsi deux Yidong pour
prendre ma relève. Je serai ravi ! Notre ménage sera
certainement très pauvre quand je ne serai plus là, mais il ne
faut pas se laisser chagriner par la pauvreté, il faut vivre
paisiblement, c’est tout.
1.
九泉 jiǔquán les Neuf Sources =
l’au-delà, le royaume des morts
2.
依依不舍yīyībùshě
hésiter à se
séparer 3.
伴侣 bànlǚ partenaire, compagnon.
Je
n’ai plus rien à ajouter. Si je t’entends pleurer de très loin,
au royaume des morts, je ne pourrai que te répondre par mes
propres pleurs. Je ne croyais pas aux esprits, normalement, mais
maintenant, j’espère qu’ils existent. Il y a aussi des gens qui
prétendent que la télépathie est possible, j’espère également
que c’est vrai. Quand je serai mort, cependant, mon esprit
t’accompagnera sans se résigner à se séparer de toi, tu n’auras
donc pas à t’affliger d’avoir perdu ton compagnon.
Je
ne t’ai jamais beaucoup parlé de mes ambitions, j’ai eu tort ;
mais c’est que j’avais peur que tu te fasses du souci pour moi à
longueur de journée. Je peux me sacrifier pour le pays, mourir
cent fois sans jamais renâcler, mais te faire souffrir, ça, je
ne le supporterais pas. Je t’aime d’un amour suprême, qui me
fait toujours craindre de ne pas avoir pensé à tout pour toi. Tu
as eu le bonheur de m’épouser, mais le malheur de naître dans la
Chine d’aujourd’hui ! Et je peux en dire autant de moi ! Je ne
peux pas me satisfaire de chercher le perfectionnement
personnel. Hélas ! Ce carré de tissu est bien petit pour tout ce
que j’ai à dire, il me reste encore des milliers de choses à
exprimer, mais, avec ce que j’ai déjà écrit, tu pourras
comprendre ce que je n’ai pas fini d’écrire. Je ne te reverrai
plus, et toi, ne m’oublie pas, tu pourras peut-être me voir en
songe. Que c’est douloureux d’écrire ces lignes !
26
mars 1911, écrit par Yidong à minuit passé.
家中各位伯母、叔母1都通晓2文字,有不理解的地方,希望请她们指教。应当完全理解我的心意是好。
1.
伯母bómǔ
tante
(femme du frère aîné du père)
叔母shūmǔ la femme du frère
cadet du père
2.
通晓tōngxiǎo
avoir une
parfaite connaissance de.
Dans la famille, toutes mes tantes sont versées dans l’étude du
chinois ; s’il y a des choses que tu ne comprends pas, n’hésite
pas à leur demander de t’expliquer. Il est bon que tu comprennes
parfaitement ce que j’ai voulu dire.