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Brève histoire de
la bande dessinée chinoise
III. Précédent : le
livre illustré
par
Brigitte Duzan, 05 novembre 2015
Bien avant le lianhuanhua, le livre illustré est apparu
et s’est développé en Chine pour s’adresser à peu près au même
public, à des siècles de distance. Mais il est ensuite devenu un
objet esthétique, recherché par les collectionneurs au même
titre que les albums de peintures que publiaient par ailleurs
les mêmes éditeurs.
Dès les débuts du livre en Chine, l’image a joué un rôle
important. L’imprimerie (par gravure sur bois) y a fait son
apparition à la fin du 6ème siècle, pour apporter sa
contribution à la diffusion du bouddhisme. Ce n’étaient
cependant pas tellement les textes qu’il s’agissait d’imprimer,
pour un public en majeure partie analphabète, mais bien plutôt
des images pieuses qui puissent en même temps faire office
d’amulettes, le texte participant du même pouvoir magique que
l’image. On donnait à voir aux fidèles bien plus qu’à lire et
l’image a conservé ensuitecette primauté dans les livres au
détriment, souvent, du texte.
Dans le domaine du livre illustré, en effet, se reflète la
tension constante par ailleurs entre arts des lettrés et arts
populaires, entre culture de l’écrit et culture orale, qui
toutes deux intègrent l’image, chacune à sa manière, l’image
étant le mode d’expression privilégié du conteur autant que du
poète.
A/ Le livre illustré sous les Song et les Yuan : sources et
modèles
C’est du 11ème siècle que date le premier livre
illustré répertorié de l’histoire du livre en Chine,
c’est-à-dire de la dynastie des Song du Nord. Il a déjà le
format classique de la page illustrée des siècles suivants, mais
c’est un format hérité d’une ancienne tradition.
1063 : Le« Lienüzhuan », premier livre illustré
Ce premier livre illustré, daté de 1063, c’est-à-dire l’année de
la mort de l’empereur Renzong des Song (宋仁宗).
Il suit de près la révolution de l’imprimerie entraînée par
l’invention des caractères mobiles par Bi Sheng (毕升)
en 1040 ; utilisant des caractères mobiles gravés dans de la
porcelaine au lieu des planches de gravures sur bois (muke
木刻)
employées jusqu’alors, sa technique sera améliorée au début du
14ème siècle par Wang Zhen (王祯) qui
remplacera la porcelaine par le bois, moins précis, mais moins
onéreux, déclenchant un nouvel essor de l’imprimerie, et des
livres illustrés.
De façon révélatrice, cette première édition illustrée de 1063
concerne un texte éminemment confucéenet didactique qui entre
dans la catégorie des « livres de moralité » : les célèbres
« Biographies de
femmes exemplaires » ou
Lienü zhuan
(《列女传》)
de Liu Xiang (刘向).
Les illustrations auraient été inspirées du célèbre rouleau
éponyme de Gu Kaizhi (顾恺之)
,
mais c’est surtout leur format qui est intéressant. En effet, il
préfigure ce qui sera la manière générale de disposer les
illustrations de romans jusqu’à la fin des Qing, à quelques
exceptions près : l’image en haut de page, le plus souvent le
tiers supérieur, et le texte en-dessous, ce que l’on désigne du
terme générique de shangtu-xiawen (上图-下文).
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Le livre illustré
Gu Lienü zhuan 《古列女传》 |
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Si l’illustration du livre est nouvelle, le format ne l’est
pas : il reprend une vieille tradition de gravure d’images
pieuses.
Les antécédents : les gravures bouddhistes

La gravure des Wei du Nord
(sixième siècle) |
|
On trouve ce même format
shangtu-xiawen
dans des gravures de la période des Six Dynasties (六朝),
et plus précisément celle dite des dynasties du Nord et
du Sud (420-589). Il apparaît dans une gravure de
l’époque des Wei du Nord (北魏),
vers 525 : une image dévotionnelle du Bouddha (《石刻礼佛图》),
sur trois niveaux : un bouddha assis entre deux animaux
symboliques en haut, au-dessus de deux scènes
figuratives représentant ce que l’on devine être une
procession de l’élite du royaume rendant hommage au
bouddha, puis le texte en dessous. L’image prédomine
largement, le texte, relativement court, étant
vraisemblablement destiné à être psalmodié plus que lu,
et sans doute utilisé dans le cadre de la prédication, à
un moment de large diffusion du bouddhisme, sous l’égide
des souverains tuoba.
On retrouve la même
présentation dans une gravuresur bois de l’époque des
Cinq Dynasties (907-960) qui précède immédiatement la
dynastie des Song. La gravure montre que le modèle
s’était généralisé, et affiné : elle représente le
|
Bouddha Manjusri (《大圣文殊师利菩萨像》),
image en haut, encadrée de deux cartouches, et texte en bas,
mais très clair et développé ici sur la moitié de la page.
Le livre de 1063 reprend donc le mode d’illustration
courant utilisé dans les gravures sur bois bouddhistes
des cinq siècles précédents, mais en donnant plus
d’importance au texte, l’image l’illustrant et incitant
à la lecture d’un texte didactique.
14ème- 15ème siècles :
illustrations de contes et récits populaires
Début du 14ème siècle : illustrations de
pinghua
Une étape supplémentaire est franchie sous la dynastie
des Yuan, vers 1320, cette fois à la suite des progrès
de l’impression permis par l’invention des caractères
mobiles de Wang Zhen : un progrès qui n’est pas tant
dans la qualité de l’impression, que dans la diminution
de son coût, ce qui permet d’atteindre une nouvelle
couche de lectorat populaire, ceux-là même qui
fournissaient leur public aux conteurs. |
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Le Bouddha Manjusri
(dixième siècle) |
Les textes illustrés sont des pinghua (评话,
ou 平话),
c’est-à-dire des « histoires simples », ou dites simplement,
sans détour. Les illustrations sont dans le tiers supérieur de
la page, et il y en a une par page. On appelle ces livres
« contes pleinement illustrés » ou qiangxiang pinghua (全相平话).
Mais l’image n’offre pas une narration continue, elle identifie
et illustre un passage dramatique, un épisode significatif de la
narration ; elle attire l’attention du lecteur en lui laissant
le soin de lire le texte pour comprendre l’histoire.
Un exemple de texte illustré de ce genre est une « nouvelle
édition pleinement illustrée » du Roman des Trois Royaumes (新刊全相平话三国志),
datée de 1320 :
15ème siècle :
illustrations de cihua
On a découvert en 1967,dans une tombe d’époque Ming, un
ensemble de quatorze textes datant des années 1470 qui
sont à rapprocher du genre précédent. Ce sont des
textesdu genre shuochang cihua (说唱词话), ou
chantefable, c’est-à-dire uneforme narrative mixte,
précurseur des romans à chapitres, mais relevant encore
de l’art du conteur : une partie en prose était destinée
à conter l’histoire et une partie en vers à être chantée. |
|

Trois Royaumes (新刊全相平话三国志),
datée de 1320 |
Les sujets sont analogues à ceux des pinghua : beaucoup
d’histoires fantastiques et aventures picaresques. Le texte
conserve une structure par scènes qui sera reprise dans la
composition en chapitres des romans ultérieurs, structuration du
récit qui reste rattachée à l’art du conteur, avec des
illustrations qui semblent reprendre les images suggérées par sa
voix.
15ème siècle : apparition des chatu
L’illustration marque un autre tournant à partir du milieu du 15ème
siècle, avec un nouveau format permis par les progrès des
techniques d’imprimerie :des illustrations sur page entière de
cihua, qui sont « insérées » au milieu des pages du
texte, d’où le nom de chatu (插图).
Ce sont des formats qui permettent des illustrations bien plus
fines et précises, qui se rapprochent de la peinture narrative.
Le plus fréquent est l’insertion à intervalles réguliers d’une
illustration sur page entière. Comme le lecteur doit tourner un
certain nombre de pages de textes avant de trouver
l’illustration suivante, le procédé ressemble à celui d’un album
d’images. C’était sans doute une aide à la lecture, mais surtout
une incitation à la poursuivre, agissant de la même manière que
le conteur incitant ses auditeurs à revenir à la prochaine
séance pour connaître la suite de l’histoire.

L’histoire de Taigong |
|
Mais les modèles peuvent varier, avec des mélanges
éventuels d’illustrations sur pages entières et hauts de
page. Tel est le cas, par exemple, des histoires
illustrées du célèbre juge Bao (包公案),
préfiguration des romans de cas criminels ou gong’an
xiaoshuo (公案小说).
Ainsi le récit « Bao Longtu résout le cas du pot de
chambre » (baolongtu duanwai wupen zhuan
《包龙图断歪乌盆传》) comporte
huit illustrations, moitié sur page entière, moitié sur
demi-page,mais sans que les premières utilisent le plein
potentiel offert par la page entière car la page
d’illustration en comporte deux, l’une au-dessus de
l’autre, avec un motif spécifique pour les séparer,
nuage, toit de maison ou autre.
Exemple d’une double illustration ‘insérée’ sur la même
page sur un modèle similaire :
L’histoire de Taigong, futur fondateur de l’Etat de Qi (齊太公)
qui, révolté par la vie débauchée du dernier souverain
de la |
dynastie des Shang, se retira sur ses terres en attendant de
pouvoir mettre ses talents de stratège au service d’un souverain
intègre pour renverser la dynastie décadente.
15ème siècle : éditions illustrées de pièces de
théâtre
Les histoires du juge Bao ont été adaptées en pièces de théâtre
sous les Yuan, et ces pièces ont ensuite fait l’objet d’éditions
illustrées, comme de nombreuses autres pièces sous les Ming. Ce
sont les pièces de type chuanqi (传奇戏曲)
qui ont donné lieu aux plus beaux livres illustrés ; le plus
souvent produits dans les villes du bas-Yangzi, ils ont
contribué à la diffusion de ces pièces auprès d’un public
d’amateurs
.
Une édition de 1498 d’une pièce chuanqi d’époque Yuan
adaptée de « L’histoire du Pavillon de l’Ouest » ou Xixiang ji (《西厢记》)
de Wang Shifu (王实甫)
est très souvent citée comme exemple, avec des illustrations sur
page entière illustrant de façon discontinue une narration qui,
elle, est continue, mais surtout avec un dessin particulièrement
raffiné.
Ce style va inspirer une profusion de pièces chuanqi
illustrées, surtout pendant l’ère Wanli (1572-1620), qui
apparaît comme un véritable âge d’or du livre illustré, et
surtout du roman illustré.
B/ Le roman illustré : âge d’or pendant l’ère Wanli, déclin sous
les Qing
Le roman illustré qui se développe sous les Ming se place dans
la continuité directe des styles et formats des livres illustrés
antérieurs. Si les premiers romans sont édités avec des
illustrations en haut de page dans un format déjà un peu
archaïque, à partir du milieu du 16ème siècle, les
publications se multiplient et, avec l’apparition de nouveaux
éditeurs et l’émergence de Nankin comme grand centre d’édition,
l’illustration devient un art à part entière et le livre
illustré un objet de collection.
Les romans historiques édités au Fujian
Au début des Ming, les premiers romans historiques illustrés
sont publiés dans le Fujian, où, autour de Jianyang (建阳),
était regroupé un noyau de vieilles familles d’éditeurs. Ils
reprennent le vieux format avec les illustrations en haut de
page, dans des livres qui sont destinés à un lectorat populaire.
Un exemple en est l’édition illustrée du « Voyage vers l’Est » (《东游记》)
de Wu Yuantai (吴元泰),
écrit au début des années 1520 : c’est l’un des quatre
« Voyages » écrits au début du 16ème siècle dans le
style shenmo (神魔小说),
style fantastique de « dieux et démons » dont relève également
lecélèbre « Voyage vers l’Ouest » (《西游记》)
de Wu Cheng’en (吴承恩).
Ce sont autant de romans en langue vernaculaire considérés comme
vulgaires, pour des lecteurs peu éclairés – le « Voyage vers
l’Ouest » sera d’ailleurs édité de façon anonyme, à Nankin, en
1592. Les illustrations de ces romans ne sont pas très soignées.
L’édition illustrée du « Voyage vers l’Est » est intitulée « Le
voyage vers l’est : apparition des Huit Immortels » (《八仙出处东游记》),
et reprend le format quanxiang (une illustration par
page, dans le tiers supérieur) :
Les romans populaires ennoblis par l’illustration
A partir du milieu du 16ème siècle, les éditions
illustrées de romans populaires se multiplient, et, à partir du
début de l’ère Wanli, dans le dernier tiers du siècle, ils sont
édités avec des illustrations en page pleine dont la qualité
approche des standards établis par les pièces chuanqi
illustrées. Ils sont édités surtout à Nankin où une
concentration de talents artistiques et artisanaux contribue à
l’amélioration de la qualité de l’édition et de l’illustration.
Ainsi le « Roman populaire des Trois Royaumes », nom complet du
« Roman des Trois Royaumes » (Sanguo zhi tongsu yanyi《三国志通俗演义》),
édité en 1591 par Zhou Yuejiao (周日校)
à Nankin, a de très fines illustrations sur pages entières :
|
|

Le voyage vers l’est :
apparition des Huit
Immortels |

Edition de 1591 conservée
aux
Archives nationalesdu
Japon |
|
Autre centre important d’éditions de qualité : Hangzhou.
C’est là qu’est éditée, vers 1585, une histoire
fantastique du genre shenmo, en vingt chapitres,
qui a pour cadre une rébellion à la fin des Song :
« Les trois Sui écrasent la révolte des sorciers » (San
Sui pingyao zhuan 《三遂平妖传》)
.
L’œuvre est attribuée à
Luo Guanzhong (罗贯中),
comme le Sanguo zhi. Les illustrations
sont sur page entière, à droite des pages de texte. Il y
a un net effort de remplir l’espace d’éléments
décoratifs suggestifs – pas seulement d’illustrer les
gestes et actions des personnages ; en même temps, les
visages sont très expressifs. |
Fait nouveau, les illustrations sont l’œuvre du graveur
Liu Xixian qui les signe (刘希贤刻).
Quand le centre d’impression/édition de Jianyang, au
Fujian, a commencé à décliner, les graveurs qui y
travaillaient sont partis plus au nord, à Nankin. Peu
après, ils ont été rejoints par d’autres graveurs venus
de la région de Huizhou (徽州),
dans l’Anhui. Nankin est alors devenu un centre culturel
important, ainsi que toute la région du Jiangnan où de
riches lettrés et collectionneurs de livres étaient
concentrés dans les villes. D’où, en retour, une
incitation à développer la production.
Les graveurs deviennent des artistes respectés et
recherchés qui commencent à signerleurs gravures
|
|

Illustration du 1er
chapitre du San Sui
pingyaozhuan |
comme Liu Xixian. Il se crée de la sorte un lien entre
production artistique et littérature populaire, qui tend ainsi à
sortir du domaine du vulgaire, mais en donnant la primauté à
l’image.
Fin de l’ère Wanli : l’illustration comme œuvre d’art
A la fin des Ming, vers 1640, l’illustration est devenue une
forme artistique en soi, œuvre d’artistes très appréciés. Au
tournant du 17ème siècle, le nombre des publications
illustrées est impressionnant. Trois collections de 300 pièces
de théâtre de la période Yuan-Ming sont éditées (la série
guben xiju congkan
股本戏剧丛刊)
dont 112 illustrées, soit 3800 illustrations. Le seul roman « Au
bord de l’eau » est paru dans au moins sept éditions illustrées
pendant la période Ming, mais les pièces de théâtre populaires
comme le Xixiang ji (《西厢记》)
ou le Pipa ji (《琵琶记》)
ont connu des éditions illustrées encore plus nombreuses, avec
une ou plusieurs illustrations par scène ou chapitre.

Une illustration du
Xiuru ji |
|
A la fin des Ming, les romans illustrés (y compris les
romans érotiques) viennent doncs’ajouter aux albums, de
portraits, de peintures de paysages ou de personnages,
pour former un vaste champ de livres d’art. Le roman
illustré rend même célèbres ses illustrateurs dont
certains sont passés à la postérité.
C’est le cas de Liu Suming (刘素明),
originaire de Jianyang, qui a travaillé là et à Nankin,
de 1573 à 1627 :
comme le souligne Lucille Chia dans l’ouvrage cité, son
nom apparaîtdans le coin en haut à droite de la plupart
des illustrations sur page entière de pièces chuanqi
comme « L’histoire |
de la veste brodée » ou Xiuru ji (《绣襦记》)
de Xu Lin (徐霖),
publiées à Nankin, vers le début du 17ème s. On peut
lire « gravé par Liu Suming » (刘素明镌)
suivi de son sceau.
Un autre cas est celui de Liu Junyu (刘君裕)
qui a gravé les illustrations d’un Xiyou ji et
d’un Shuihu zhuan (édition de 1614, avec 120
illustrations).
Le texte ici devient presque un prétexte ; ce qui
importe, c’est l’illustration, appréciée comme un
rouleau de peinture de maître. C’est la demande des
riches bibliophiles connaisseurs du Jiangnan qui suscite
une compétition fructueuse entre éditeurs de la région.
La mode des albums de gravures ponctués de poésies se
développe en même temps, pour le même public lettré. Et
le roman illustré évolue sous cette influence pour
atteindre un |
|

Illustrations du
Shuihu zhuan par Liu Junyu |
niveau artistique inégalé où l’illustration devient le sujet
principal.
Fin des Ming : l’illustration comme art pour art
A la fin des Ming, on voit ainsi apparaître des livres
illustrés, de fiction ou de théâtre, dont les illustrations sont
groupées au début de l’ouvrage. Ce ne sont plus des’
illustrations insérées’ chatu (插图),
mais des ‘illustrations qui chapeautent l’ouvrage’ guantu
(冠图).
Cela correspondait certainement aux goûts des clients car ce
nouveau format s’est très vite répandu.
Il en résulte une séparation totale des deux expériences tirées
du livre : lecture du texte et appréciation purement visuelle et
esthétique des illustrations, qui devenaient peinture en soi –
art pour art - et étaient réservés aux meilleurs illustrateurs
et graveurs. Les pages d’illustrations n’étaient parfois même
pas paginées. On avait alors un "fascicule de tête" shoujuàn
(首卷),
et c’était souvent le plus épais.
Il y avait une grande différence entre les deux parties du
livre, la partie des illustrations étant d’une qualité
artistique sans comparaison avec la partie texte, confiée à des
graveurs de moindre niveau artistique. D’ailleurs, dans les
exemplaires qui nous sont parvenus, la partie du texte semble
avoir été à peine ouverte, elle n’a guère de traces d’usure
.
On remarque quand même que les textes choisis ont évolué. Ce ne
sont plus tant les grands romans populaires, on sent les goûts
évoluer là aussi. Liu Junyu a gravé les illustrations d’une
édition du Xiyou ji dans ce format. Mais on voit aussi
paraître le premier recueil de récits de Feng Menglong (冯梦龙),
« Histoires d’hier et d’aujourd’hui » gujin xiaoshuo (《古今小说》),
publiées vers 1621. Si les quarante récits sont d’un intérêt
inégal, les illustrations sont toutes d’un très haut standard,
gravées par Liu Suming.
Mais les illustrations de ce genre n’étaient pas limitées aux
éditions de classiques. Elles concernaient aussi des recueils de
nouvelles ou des romans historiques, comme « Les histoires
d’amour de l’empereur Yang des Sui » ou Sui Yangdi Yanshi
(《隋煬帝艳史》),
publié en 1631, un livre rare car il a été censuré à la fin du
19ème siècle, qui comporte une première partie de
très fines illustrations, avec en outre de belles calligraphies.

Le
Sui Yangdi Yanshi |
|
Cette édition
est intéressante dans ce qu’elle révèle d’un nouveau
rapport du texte à l’image, et vice versa, à cette
époque. Dans la plupart des éditions illustrées de
romans, textes et images se répondent. Dans le Sui
Yangdi Yanshi, la relation est plus complexe. Chaque
illustration est accompagnée d’un passage d’un poème
célèbre qui n’a pas de lien direct avec le récit. La
plupart des quarante poèmes cités sont des poèmes Tang
qui suggèrent soit des parallèles soit des contrastes
avec les événements de la narration
.
|
C’était donc, pour le lecteur, un jeu intellectuel et esthétique,
une invitation à réfléchir en dépassant un texte qui n’était pas
en soi un grand classique, mais qui en acquérait la qualité par
le truchement de l’image et des poèmes. Il y a donc une
composition esthétique sophistiquée pour attirer les lettrés
capables d’en décrypter le sens et d’y prendre un plaisir
subtil. Parmi les éléments esthétiques destinés à attirer ces
lettrés, il faut souligner les différents styles de calligraphie
dans lesquels sont écrits les vers ; dans une écriture raffinée
et rapide, ils ne pouvaient pas être lus par n’importe qui, et
redoublaient le jeu subtil du rapport au texte.
Cette présentation des illustrations est du même ordre que la
mode en vogue chez les collectionneurs de peintures de cette
même période de la fin des Ming, qui accrochaient à côté de
leurs tableaux des œuvres de calligraphie qui n’avaient pas
forcément de rapport avec eux : cette mise en regard
créait une synergie suscitant une lecture différente du tableau,
donc une sorte de création nouvelle passant par l’interprétation
textuelle, à différents niveaux, née du regard de l’esthète.
C’est aussi le même procédé que l’on retrouve dans les éventails
Ming qui ont une peinture d’un côté et un poème de l’autre.
Comme dans l’éventail, en outre, dans le cas des livres, il
fallait tourner la page pour découvrir le poème, d’où un effet
de suspense, ou d’attente, comme à la fin de chaque chapitre
d’un roman, ou de chaque séance de conteur.
C’est bien là un exemple du raffinement culturel de la période
Chongzhen (崇祯年间),
à la toute fin de la dynastie des Ming, et surtout dans la
région du Jiangnan. Ce raffinement pouvait atteindre des degrés
de sophistication extrêmes.
C’est le cas d’une double édition des grands classiques « Les
Trois Royaumes » et « Au Bord de l’eau », soit le Sanguo zhi
yanyi (《三国志演义》)
et le Shuihu zhuan (《水浒传》),
édités ensemble sous le titre « Double lignée de héros en un
livre » Erke yingxiong pu (《二刻英雄谱》encore
intitulé 《合刻三国水浒全传》).
Le livre a été publié au début des années 1630
,
peu après la publication du Sui Yangdi yanshi, et il va
encore un peu plus loin dans la complexité du rapport
texte-image.
Les pages de texte sont divisées en deux, mais non plus image en
haut, texte en bas : dans la partie supérieure sont imprimésles
110 chapitres du Shuihu zhuan, dans la partie inférieure
les 240 chapitres de l’édition de 1522 du Sanguo zhi.
C’est donc le texte du Sanguo zhi qui est de loin le plus
important, dans une proportion d’environ deux tiers/un tiers.
Mais, en outre, les pages de texte sont précédées d’un volume
séparé de 100 illustrations : 38 pour le Shuihu zhuan, 62
pour le Sanguo zhi, chaque illustration étant accompagnée
d’un poème, mais ici, en outre, très souvent, d’un commentaire (lun 论),
poème et commentaire étant écrits dans des styles
calligraphiques différents, comme les commentaires portés sur
les tableaux des hanshui par les amis du peintre, et les
amateurs et collectionneurs ultérieurs, apportant une valeur
intrinsèque supplémentaire à l’œuvre
.
La page titre est imprimée en deux couleurs, et l’éditeur y
souligne l’effort de qualité qui a été le sien dans la
réalisation du livre.
Le lianhuanhua entre livre illustré et art du conteur
Déclin du livre illustré sous les Qing
On en était arrivé à un paradoxe. Alors que le livre illustré
était né du désir de fournir au lecteur peu éduqué des images
capables de l’aider dans sa lecture de romans populaires qui
étaient supposés lui être destinés, il avait peu à peu opéré un
glissement vers des illustrations finissant par occulter le
texte, et nécessitant une vaste culture lettrée pour pouvoir
être totalement comprises. Participant des pratiques artistiques
de l’élite sociale, le livre illustré était devenu livre d’art,
à ranger aux côtés des peintures, calligraphies et autres objets
d’art relevant de la culture lettrée.
C’est cependant l’apogée de cet art. Au début de la période
Qing, le livre illustré entre dans une période de déclin, avec
un retour vers des formes plus classiques d’illustration, et
l’utilisation du livre comme support idéologique, avec de
nouvelles publications de livres de moralité confucéens. Le
format est même révisé afin de donner une nouvelle importance au
texte. C’est le cas des diverses éditions des « Biographies de
femmes illustres », le Lienü zhuan. Il en est une datée de
1825 (sous le règne de l’empereur Daoguang) qui revient
carrément à des pages où non seulement l’illustration est très
sobre, avec des personnages clairement identifiés, mais où elle
n’occupe en outre qu’un petit quart supérieur de la page, pour
la plupart des feuillets.

Le Lienüzhuan de 1825, 1er
volume |
|
Mais la période a également innové pour rendre le texte
encore plus « visible ». C’est ce qui transparaît d’un
commentaire écrit par
Ba Jin (巴金)
à propos de son roman « Famille »
(《家》),
daté de juin 1957 et publié en annexe 3 du roman.
Pour expliquer la genèse de son ouvrage, Ba Jin évoque
ses souvenirs de lecture des « Biographies de femmes
illustres », livre illustré (chātúběn
插图本)
appartenant à ses sœurs dont c’était encore une lecture
obligée. Il précise qu’il avait cinq ou six ans quand il
a découvert le livre, soit en 1909-1910, mais que les
pages en étaient abîmées à force d’avoir été
feuilletées, ce qui suppose une |
édition bien antérieure. Or il décrit les pages divisées en
deux, mais texte en haut, illustrations en bas :
下栏是图,上栏是字
-
soit l’inverse de ce qui se pratiquait usuellement jusqu’aux
Ming. Le regard se posait d’abord sur le texte.
Le livre illustré a cependant bénéficié, au 19ème
siècle, de l’introduction et du développement des techniques
occidentales de lithographie, ce qui a permis des images en
couleur se rapprochant de la qualité d’une peinture. Ce n’est
cependant qu’un apport limité, les tirages étant souvent moins
soignés que les gravures sur bois. C’est en fait une
banalisation du livre illustré, qui va vers un public plus
vaste, mais moins cultivé. Comme en Europe au 18ème
siècle, la qualité des illustrations diminue au fur et à mesure
que croît le nombre de livres édités – phénomène que le 20ème
siècle portera à des extrêmes, et pas seulement dans le domaine
du livre.
Le roman populaire était en fait considéré par les éditeurs
comme un produit mineur, ne valant pas la peine de frais énormes
d’édition de qualité fine, réservés aux livres d’art.
Il est cependant un développement du livre à la fin des Qing qui
mérite d’être noté. Touchant au mode et aux habitudes de
lecture, il a une incidence sur l’évolution des livres dans leur
ensemble, et des lianhuanhua en particulier. Robert E.
Hegel note pour sa part une diminution générale des standards de
qualité des livres sous les Qing : dans un objectif de réduction
des coûts, diminution de la qualité du papier, mais aussi de la
taille et de la lisibilité, ces deux facteurs étant liés.
La taille des livres diminuant, la taille des caractères diminue
aussi ; le texte est comprimé dans un espace plus exigu, et
demande un effort de lecture. Le lianhuanhua a résolu le
problème en donnant la primeur à l’image en réduisant le texte à
quelques lignes. Mais la transition avait été préfigurée dans
des livres illustrés qui avaient conservé le label quanxiang
en l’adaptant.
C’est le cas de cette réédition de 1947 du recueil de récits de
Feng Menglong (冯梦龙)
« Histoires d’hier et d’aujourd’hui », intitulée quanxiang
gujin xiaoshuo (《全像古今小说》) :
De cette réduction de la taille du livre s’ensuit aussi
une différence d’attitude du lecteur : dans les
illustrations de l’époque Ming ou Qing, on voit les
lecteurs (en général des lettrés dans leur studio) assis
devant un bureau, leur livre posé, ouvert devant eux.
Avec les nouveaux formats, et bien plus encore avec le
lianhuanhua, le livre se tient à la main, et même
bientôt dans la paume de la main. Il n’y a plus
distanciation du texte, qui s’accordait avec la qualité
de l’écrit ancien, à décrypter et conquérir bien plus
qu’à lire.
Du livre d’art au lianhuanhua
Le lianhuanhua
se place ainsi dans la continuation de l’art du
livre illustré à un double titre : sujets illustrés,
composition de la page et style des illustrations,
celles-ci restant fondées sur |
|

Histoires d’hier et
d’aujourd’hui |
le style gongbi des débuts, en lien avec le style des
rouleaux narratifs qui en étaient la préfiguration
.
Le lianhuanhua reprend le concept d’illustration du texte
par l’image, mais en réduisant celui-ci à quelques lignes. On en
revient en fait à l’art du conteur qui se profilait derrière le
roman populaire. C’est l’image qui est chargée de véhiculer la
narration, mais en s’effaçant derrière le texte, comme le
conteur mettant en valeur l’histoire qu’il raconte.
Mais on suit le même processus que pour le livre illustré des
Ming : l’image devient de plus en plus sophistiquée, jusqu’à
constituer une œuvre d’art en soi, à la fin des années 1980. Des
œuvres d’artistes pour lesquels le lianhuanhua était un
ersatz de marché de l’art, œuvres d’art aujourd’hui recherchées
par les collectionneurs.
C’est une tradition que reprendront les lianhuanhuas
en se faisant illustrateurs et diffuseurs des grandes
histoires d’opéras – y compris les opéras modèles de la
Révolution culturelle, mais aussi illustrateurs des
films à leur sortie, et ce dès les films de wuxia
de la fin des années 1920, qu’ils contribueront à
populariser auprès du public qui n’avait pas les moyens
de se payer le cinéma.
Cité par
Robert E. Hegel,
dans
Reading Illustrated Fiction in Late Imperial China,
Stanford University Press, 1998, pp 176-177 : cité non
pour le format utilisé, peu novateur, mais pour le
niveau artistique des illustrations.
C’est l’histoire
du commandant militaire Wang Ze qui se marie avec une
sorcière et organise une rébellion en s’alliant avec
trois sorciers en lutte contre les fonctionnaires
corrompus. Mais ils sont déçus par Wang Ze et se
retournent contre lui en rejoignant les forces
impériales.
Selon Robert E. Hegel, voir Reading Illustrated Fiction
in Late Imperial China, Stanford University Press, 1998,
p 200.
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