Brève histoire du
wuxia xiaoshuo
I. Origines : des
Royaumes combattants à la dynastie des Tang
I.4 Aux marges du
wuxia sous les Tang : l’histoire de la vengeresse Xiè
Xiao’é
par Brigitte Duzan, 1er
mai
2015
Datant de la
grande période du chuanqi (传奇小说),
au 8ème/9ème siècle, sous les Tang
,
« L’histoire de Xiè Xiao’é » (《谢小娥传》)
de Li Gongzuo (李公佐)
est un texte intéressant à plusieurs égards : fortement
ancré dans la tradition orale, il est considéré comme un
précurseur d’un genre littéraire en vogue sous la
dynastie des Qing, au 19ème siècle, les
histoires de cas et d’enquêtes judiciaires ou
gong’an xiaoshuo
(公案小说).
Mais le
gong’an xiaoshuo s’est développé en
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Xie Xiao’é |
un genre hybride
mêlant des histoires de redresseurs de tort aux enquêtes ; sous
les Tang, dix siècles plus tôt, « L’histoire de Xie Xiao’e »
baigne dans une atmosphère de wuxia, mais ces éléments
restent marginaux, formant tout au plus un contexte référentiel,
et le caractère de la vengeresse n’est pas celui d’une nüxia
à part entière. L’accent est mis sur la véracité des
faits contés et leur crédibilité.
L’auteur et son
temps
On ne sait pas
grand-chose de la vie de l’auteur, Li Gongzuo (李公佐),
sauf qu’il était originaire de Lanzhou (兰州)
et qu’il est né vers 778 et mort vers 848.
Mais on sait aussi qu’il était un proche de Bai Xingjian (白行简),
le plus jeune frère du poète Bai Juyi (白居易)
qui était très lié avec le milieu des auteurs de chuanqi. Bai
Xingjian lui-même est l’auteur de l’un des chuanqi les
plus célèbres de la période : « L’histoire de Li Wa » (《李娃传》),
histoire d’un jeune lettré de bonne famille tombé dans la
déchéance pour s’être épris de la courtisane Li Wa ; mais elle
le sauvera et il l’épousera après s’être réconcilié, grâce à
elle, avec son père.
A la fin du chuanqi, Bai Xingjian explique les conditions
dans lesquelles il a écrit son histoire :
贞元中,予与陇西公佐,话妇人操烈之品格,因遂述汧国之事。公佐拊掌竦听,命予为传。乃握管濡翰,疏而存之。时乙亥岁秋八月,太原白行简云。
« Un jour, pendant l’ère Zhenyuan [785-805], alors que je
parlais avec [Li] Gongzuo, de Longxi, de caractères defemmes de
grande intégrité morale, je lui ai rapporté l’histoiredu duché
de Qian [c’est-à-dire celle de Li Wa]. Il a battu des mains
après m’avoir écouté attentivement et m’a incité à rédiger cette
histoire. J’ai donc pris mon pinceau et l’ai trempé dans l’encre
pour noter l’histoire dans ses grandes lignes. Bai Xingjian,
Taiyuan, à l’automne de l’année Yihai…»
Ces lignes conclusives montrent bien les liens entre les deux
auteurs, mais elles indiquent également le contexte dans lequel
ils écrivaient leurs histoires, transmises par le bouche à
oreille. L’accent est mis sur l’authenticité du récit, recueilli
par transmission orale, pour lui donner un maximum de
crédibilité.
De Li Gongzuo nous sont parvenus quatre chuanqi :
L’histoire du gouverneur de Nanke
“Nanke
Taishou chuan”
《南柯太守传》
L’histoire de Xiè
Xiao’e “Xiè Xiao’e chuan”
《谢小娥传》
La vieille Feng de la rivière Lu “Lujiang Feng’ao”
《卢江冯媪》
Anciens classiques des
monts et des fleuves “Gu Yuedujing”
《古岳渎经》
Les deux derniers relèvent du genre fantastique, pourtant, là
aussi, l’auteur s’efforce de souligner la part factuelle de son
histoire, en datant précisément dans un colophon les
circonstances dans lesquelles elle lui a été rapportée :
« Pendant l’été du 5ème mois de la 6ème
année de l’ère Yuanhe
元和
[811], Li Gongzuo, de la région de Jianghuai
江淮,
est allé régler des affaires à la capitale, Chang’an. Sur le
chemin du retour, s’étant arrêté dans une auberge à Hannan, il a
rencontré là
Gao Yue
高钺
de Bohai
渤海,
Zhao Zan
招儹
de Tianshui
天水
et Yuwen Ding
宇文鼎
du Henan
河南.
Ils ont passé la nuit à se raconter tous les faits étranges dont
ils avaient entendu parler ou dont ils avaient eux-mêmes été
témoins. C’est Gao Yue qui a raconté cette histoire-ci, et Li
Gongzuo l’a dûment annotée. »
C’est une constante dans la littérature fantastique chinoise :
plus l’histoire est extraordinaire, plus sa véracité est
soutenue et sa crédibilité justifiée en invoquant le sérieux des
témoignages qui l’ont transmises. L’imagination étant sujette à
caution, et la biographie historique la norme de sérieux
permettant de juger de la qualité d’un récit, on préfère se
référer à des histoires tenant du fait divers avéré.
C’est le cas de « L’histoire
de Xiè Xiao’e ».
L’histoire de
Xiè Xiao’é
Le texte a été
transmis sous diverses variantes, celle de Li Gongzuo, étant
relativement brève.
La crédibilité de l’histoire, son caractère véridique, sont
renforcés par le fait que le narrateur est l’auteur, et qu’il
intervient lui-même dans le récit.Il date très précisément les
faits relatés des années entre 811 et 818.
Le chuanqi de Li
Gongzuo
Xiè Xiao’é (谢小娥)
– ou ‘jeune beauté’ - était la fille d’un marchand de Yuzhang (豫章),
soit l’actuelle ville de Nanchang (南昌),
dans le Jiangxi, donc la région où habitait également Li
Gongzuo. Elle avait perdu sa mère à l’âge de huit ans et avait
été mariée à quatorze ans à un fougueux "redresseur de torts" (xiashi
侠士) du
nom de Duan Juzhen (段居貞).
Le père de Xiao’é
avait accumulé une fortune considérable et, pour commercer,
s’embarquait régulièrement avec son gendre, les frères de
celui-ci et sa maisonnée en parcourant rivières et lacs. Or, un
jour, ils furent attaqués et pillés par des brigands ; le père
et le mari de Xiao’é furent tués, et tout le monde jeté à l’eau,
y compris Xiao’é, blessée et inconsciente. Elle fut repêchée et
sauvée par un autre bateau, après quoi elle erra dans la région
en mendiant.
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Version lianhuanhua |
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Etant parvenue
jusqu’au Jiangsu et ayant trouvé refuge dans le monastère des
Fruits merveilleux ou Miaoguo si (妙果寺),
elle fit deux rêves ; son père lui apparut d’abord et lui révéla
sous forme d’énigme comment s’écrivait le nom de son assassin :
“车中猴,门东草。”,
c’est-à-dire « singe au milieu du char, herbe porte est ». Puis
c’est son mari qu’elle vit en rêve et lui indiqua de même
comment s’appelait son meurtrier :
“禾中走,一日夫。”soit :
« traverser au milieu de la rizière, un jour mari ». N’y comprenant rien,
elle écrivit les douze caractères, mais elle eut beau demander
autour d’elle, personne ne sut déchiffrer l’énigme.
Or, plus d’un plus
tard, un jour que l’auteur, Li Gongzuo, avait rendu visite à un
moine qu’il appréciait beaucoup, dans un monastère proche,
celui-ci lui fit part de l’énigme de la jeune veuve. « Je
compris tout de suite », dit l’auteur. Et il s’en fut expliquer
la solution à la jeune femme :
- le singe au milieu
du char (chē
caractère traditionnel 車)
représente le caractère
shēn (申)
qui est le 9ème des douze rameaux terrestres, celui
du singe
;
et les trois caractères herbe/porte/est donnent le caractère lán
(caractère traditionnel
蘭).
Le meurtrier du père se nomme Shen Lan (申蘭/兰).
- la rizière évoque le
caractère du champ tián (田),
qui devient le caractère
shēn (申)
quand le trait central est allongé vers le haut et le bas, et
‘traverse’ le champ ; les trois caractères mari
fū 夫/un
yi - /jour
rì
日,
donnent le caractère chūn
春. Le meurtrier
du mari se nomme Shen Chun 申春.
Peu après, Xiao’é
s’habilla en homme et partit en quête d’un emploi. Elle en
trouva un dans la préfecture de Xunyang (浔阳郡)
et, à sa grande surprise, apprit que le maître de maison était
Shen Lan ! Elle le servit deux ans, et la vue de tous les objets
précieux volés à son père lui arrachait des larmes en secret.
Shen Lan et Shen Chun
étaient cousins, et habitaient sur la rive opposée du fleuve ;
ils partaient souvent ensemble des mois entiers, et revenaient
chargés de butin. Un jour que Shen Chun était venu rendre visite
à son cousin, les deux brigands s’enivrèrent ; Xiao’é enferma
Shen Chun à l’intérieur et trancha la tête de Shen Lan qui
s’était endormi dans la cour, puis elle appela les voisins. Les
butins furent saisis, les comparses arrêtés et exécutés. Le
préfet de Xunyang proposa une arche commémorative en l’honneur
de Xiao’é.
Mais elle repartit
chez elle, où elle refusa tous les prétendants qui voulaient
l’épouser et se fit nonne. L’auteur termine par son témoignage
personnel, ayant revu Xiao’é après son ordination et vantant son
courage et sa haute valeur morale.
Les variantes du
texte, du fait divers au chuanqi et à l’histoire officielle
1. Le récit de Li
Gongzuo figure au juan 491 du
Taiping Guangji
,
parmi les "biographies diverses" (杂传).
Mais, au juan 128, figure aussi une version plus
développée du chuanqi, celle Li Fuyan (李復言)
intitulée « La Nonne Miaoji » (《尼妙寂》),
qui conserve cependant l’intervention de Li Gongzuo dans le
déroulement du récit.
2. Mais, selon une
étude des origines orales et du contexte local du récit,
il y aurait eu une autre version de la même histoire, écrite par
un certain Li Shen (李绅)
dont le nom apparaît dans l’ « Histoire des Tang ». Il aurait
été contrôleur impérial, en poste au Guangxi la 3ème
année de l’ère Changqing (长庆)
du bref règne de l’empereur Muzong (唐穆宗),
soit en 823, c’est-à-dire huit ans après la fin de l’histoire de
Xie Xiao’é telle qu’elle est datée par Li Gongzuo. Il a donc pu
lui aussil’entendre contée, ce qui l’aurait incité à la noter.
Or, selon la même
étude, le texte de son propre récit a été préservé dans un
journal de la période des Song du Sud, et il est beaucoup plus
simple :
il conserve les grandes lignes de l’histoire, mais ne rapporte
pas l’anecdote de l’énigme. Xie Xiao’é tombe juste par hasard
sur quelqu’un qui cherche un domestique, et elle se rend compte,
en voyant tous les objets précieux accumulés dans la maison, que
l’homme est l’assassin de son père.
Il s’agit donc
vraisemblablement du fait divers initial, tel qu’il fut rapporté
oralement et dans une gazette locale. La version de Li Gongzuo
est une élaboration personnelle du récit qui devient chuanqi
avec ajout d’une intrigue qui gomme le caractère fortuit de
la rencontre du meurtrier du père en en faisant plutôt un destin
annoncé.
La version de Li Fuyan
marque un pas de plus dans la rationalité. L’énigme donnée en
rêve – héritée du récit de Li Gongzuo - est expliquée moralement
: le ciel autorise Xiao’é à se venger, mais ses intentions ne
peuvent être divulguées clairement. La prédestination est encore
plus nette, et la moralité remplace le hasard.
3. Par ailleurs,
« L’histoire de Xiè Xiao’é » figure parmi les biographies de
femmes héroïques de la Nouvelle Histoire des Tang (《新唐史》)
compilée par le néo-confucianiste Ouyang Xiu (欧阳修)
au début du onzième siècle en reprenant l’éloge moral de la fin
du texte de Li Gongzuo.
Dans l’histoire
officielle, la biographie de Xiao’é mentionne juste que
l’héroïne a connu les noms des assassins par une énigme de douze
caractères, sans la développer ; a aussi été supprimé le
paragraphe final qui donnait un contexte géographique à
l’histoire dans les autres versions. Xiao’é devient ainsi une un
personnage modèle, hors contexte local.
4. C’est son caractère
de résistante héroïque face aux malheurs du destin qui a valu
ensuite au personnage de Xiao’é sa popularité auprès du
philosophe Wang Fuzhi (王夫之),
au 17ème siècle : il a adapté l’histoire dans sa
pièce de théâtre zaju « La rencontre des
bateaux-dragons » ou Longzhou hui (《龙舟会》杂剧)
dans laquelle il utilise le personnage comme un symbole de
résistance, à traduire en termes de loyalisme aux Ming et
résistance aux Qing dans son cas.
5. Dernier avatar de
l’histoireau début du 17ème siècle, en revenant au
récit telle que conté par Li Gongzuo: « L’histoire de Xiè
Xiao’é » a été adaptée en langue vulgaire par Ling Mengchu (凌濛初),
et figure au juan 19 de son recueil « Des histoires
surprenantes à en frapper sur la table » ou Chuke pa’an
jingqi (《初刻拍案惊奇》)
: « L’explication du rêve de Xiè Xiao’é par Li Gongzuo ; elle
capture adroitement les bandits qui ont attaqué le bateau » (李公佐巧解梦中言 谢小娥智擒船上盗).
Des éléments de
wuxia présents à l’état latent
Dans ses versions
originales, et dans celle adaptée en langue vulgaire par Ling
Mengchu, le récit a été construit et développé en privilégiant
l’authentique et le crédible, vraisemblablement parce que, à
l’époque des Tang et après, le style fantastique était considéré
comme un genre mineur, orienté vers le divertissement populaire.
La référence sérieuse est l’histoire officielle.
Aux marges du wuxia |
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Pourtant, le
récit de Li Gongzuo comporte bien des éléments typiques
de wuxia : le contexte historique troublé et
l’attaque des brigands ; le mariage de Xiao’é avec un
"redresseur de torts" (xiashi
侠士)
qui, avec ses frères, ne suffira cependant pas à
repousser les brigands ; le désir de revanche de Xiao’é,
et son départ pour le concrétiser, en s’habillant en
homme et en s’achetant une épée ; le fait qu’elle trouve
refuge dans un monastère auprès d’une nonne ;
l’élimination brutale des deux assassins, en tranchant
la tête du principal responsable, l’assassin du père.
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Même la fin est
conforme au destin traditionnel de la nüxia qui se retire
du monde une fois sa mission accomplie. La phrase conclusive est
généralement : et on ne la revit plus jamais. Ici, le narrateur
conclut de même : je ne la revis jamais plus.
Il faut croire que le
monde du wuxia était omniprésent dans la vie quotidienne
et les esprits pour qu’autant d’éléments le caractérisant soient
présents dans cette histoire. Il suffirait de peu de chose pour
faire de Xiao’é une consœur de
Hongxian, et d’abord lui
donner une mission altruiste, et non simplement celle de venger
son père.
La différence
essentielle tient peut-être avant tout au contexte de pensée qui
régit cette œuvre : Li Gongzuo pense et écrit en termes
confucéens et bouddhistes, le monde du wuxia est d’essence
taoïste ; c’est du taoïsme qu’il tient ses aspects de croyance à
la magie et à un monde empreint de surnaturel. Xiao’é ne fait
pas rêver, c’est un modèle à émuler.
Traduction en français
La vengeresse, dans Histoires extraordinaires et récits
fantastiques de la Chine ancienne II, traduit du chinois et présenté par André Levy, Aubier 1993, pp 103-111.
Private Knowledge and Local Community in the Xie Xiao’e
Stories, by Xin Zou, Studies on Asia, University of
Illinois, series IV, vol. 2, n° 2, October 2012, pp
66-83.
謝小娥,父自廣州部金銀綱,攜家入京,舟過蕭灘遇盜,全家遇害。小娥溺水不死,行乞於市。後庸於鹽商李氏家,見其所用酒器皆其父物,始悟向盜乃李也。心銜之,乃置刀藏之。一夕李生置酒,舉室酣醉,娥盡殺其家人,而聞於官。事聞諸朝,特命以官,娥不願,曰:“已報父仇,他無所事,求小庵修道。”朝廷乃建尼寺,使居之。今金池坊尼寺是也。
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