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« Madame Liu » : souvenirs de camp de Zhang Yihe 

par Brigitte Duzan, 26 juillet 2013, actualisé 10 mars 2018

      

Fille de droitier et contre-révolutionnaire, Zhang Yihe (章诒和) a passé dix ans en camp de réforme par le travail (laogai劳改) pour avoir critiqué la femme de Mao dans son journal. Après sa libération, en 1978, elle s’est consacrée à témoigner, et d’abord des sévices infligés aux intellectuels de la génération de son père. 

       

Mais la vie en camp a été une expérience traumatisante pour elle, qui avait vingt-six ans quand elle a été condamnée, en 1968. Elle en a fait des cauchemars récurrents, jusqu’à ce qu’elle décide de le raconter.

 

Zhang Yihe fin 2011

       

« Madame Liu » (《刘氏女》) est ainsi un premier portrait de prisonnière, d’une série qui devait au départ en comporter dix : dix portraits de ses codétenues, soit un par année d’emprisonnement.

       

C’est ce qu’elle a appelé « la série des criminelles » (情罪系列”), criminelles par amour car presque toutes ont tué quelqu’un, au terme d’une histoire d’amour qui a mal tourné ; et si Zhang Yihe peut le raconter, c’est que, dans les camps, les prisonnières politiques étaient mêlée  aux détenues de droit commun.

       

Fiction pour mieux conter  la réalité    

      

Dire le réel

       

Madame Liu (version chinoise)

 

« Madame Liu » (《刘氏女》)est une nouvelle « de longueur moyenne » (中篇小说), comme le seront les autres de la série.

      

La fiction s’est imposée pour conter ces histoires vraies,  écrites dans un style réaliste  très vivant, l’aspect fictionnel intervenant surtout au niveau des dialogues. Fiction, donc, par la forme, mais où le fond est la réalité brute préservée par le souvenir ; « je ne peux raconter que de vieilles histoires », dit-elle (只会讲老故事”), elle n’invente rien : « si je décide de parler, c’est pour dire la vérité » (要说话,就说真的”), pour dire ce qu’elle a vu, et entendu.

       

Zhang Yihe précise bien dans son introduction qu’elle n’a

pas l’intention de toucher à la politique ni de critiquer le système ; ce qui l’intéresse, dit-elle, c’est le destin particulier de ses camarades de détention, et leur psychologie (1).

       

Madame Liu

       

L’histoire de cette madame Liu, dénommée Liu Yueying (刘月影) dans la nouvelle, Zhang Yihela connaît bien : elle fut chargée, dans le camp, de recueillir les confessions de certaines de ses codétenues

et d’en écrire des synthèses, sous forme de rapports sur leur vie. Liu Yueying fut la première.

       

C’était une criminelle : ne pouvant plus supporter les crises d’épilepsie de son mari, elle l’avait froidement assassiné, sous les yeux de leur fils ; puis elle avait découpé le cadavre en morceaux et les avait mis dans une jarre utilisée  pour saler  la viande. Sa vie se résumait donc, selon la formule de Zhang Yihe, à une descente aux enfers en cinq étapes :

杀夫、肢解、装坛、入狱、赎罪                               

Meurtre du mari, démembrement, salaison, emprisonnement, expiation.

       

L’auteur elle-même se dissimule  derrière la narratrice, nommée Zhang Yuhe (张雨荷). On sait juste qu’elle est la seule à avoir un certain niveau d’éducation, dans le camp, sans que soient précisées les raisons exactes de sa condamnation.  Mais on sent percer la compassion derrière le discours. Et la nécessité cathartique  de témoigner, témoigner des conditions très dures de détention, mais aussi de la terrible solitude psychologique  d’une femmesans recours, acculée à tuer pour se libérer.

       

Genèse et suite

       

C’est en mars 1979, peu après sa libération, que Zhang Yihe a commencé à écrire un premier texte

sur l’une de ses codétenues qu’elle intitula « Victime sacrificielle » (《殉葬品》) mais qui resta dans un tiroir.

       

Puis, en 1980, elle raconta l’histoire de Liu Yueying au dramaturge et scénariste Wu Zuguang (吴祖光) (2). Enthousiasmé, il trouva que « c’était un véritable roman » et lui conseilla de l’écrire.

       

Mais ce n’est qu’en 2010, après avoir publié ses souvenirs

de son père et sa génération, et ses témoignages sur les persécutions subies par les grands interprètes de l’opéra traditionnel chinois pendant la Révolution culturelle, qu’elle revint vers ses souvenirs personnels et se lança dans sa

série de portraits de prisonnières connues dans son camp de détention au Sichuan.

       

« Madame Liu » rencontra un grand succès à sa parution

en Chine, en mai 2011, auprès des critiques  comme du public, en particulier parce que celui-ci venait de se passionner pour un fait divers analogue. Le succès attira cependant l’attention des autorités sur le livre, qui fut illico interdit en Chine continentale, mais diffusé à Hong Kong et Taiwan, puis très vite traduit en français, par François Sastourné qui avait découvert l’auteur depuis plusieurs années (3).

 

Madame Liu, traduction en français

       

En janvier 2012 et en juillet 2014, Zhang Yihe a publié deux autres portraits de détenues dont elle a un temps partagé le sort : « Madame Yang » (《杨氏女》) et Madame Zou (《邹氏女》). Ces deux romans ont également été traduits en français, par le même traducteur.
 

Pour le quatrième volet de la série, Zhang Yihe a annoncé qu’elle allait reprendre la première histoire, écrite en 1979 mais restée inédite : « Victime sacrificielle » (《殉葬品》).
 

Autant de témoignages sans précédent sur la condition des femmes en Chine.
    

 

Notes

(1) Introduction (texte chinois) : http://book.douban.com/reading/12827317/

(2) Sur Wu Zuguang, voir : http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Wu_Zuguang.htm

(3) Madame Liu, traduit du chinois par François Sastourné, Ming Books, mai 2013.

       

      

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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