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Lu Nei  路内

Chronique du combat féroce des quarante corbeaux (extrait)

《四十乌鸦鏖战记》片段

par Brigitte Duzan, 2 avril 2013

          

Cette nouvelle est l’une des plus célèbres de Lu Nei (路内), et l’une des plus représentatives de son style. C’est la troisième des trois publiées en 2009 dans la revue trimestrielle  Li/Newriting  (《鲤/Newriting ), et elle est reprise en introduction au recueil actuellement en cours d’écriture.

           

Largement autobiographique, elle décrit avec un humour à la fois acerbe et chaleureux le quotidien frisant l’absurde des quarante copains qui émanent des souvenirs des années 1990 de l’écrivain, et sont devenus les (anti) héros récurrents de son œuvre.

            

Texte et vocabulaire

           

我们所有的人,每一个,都他妈的差点冻死在1991年的冬天。

几乎每一个人都是瘦了吧唧的1,除了猪大肠2是个脑垂体分泌异常的巨胖2。而那一年冬天,即使是猪大肠都他妈的差点冻死了。

 

Li.Newriting (numéro de mai 2009,

sur le thème ‘nos meilleurs moments’)

           

1.吧唧的 bājīde (onomatopée) bruit fait en mangeant / (pop) énormément

2.猪大肠 Zhū Dàcháng nom d’un personnage (litt. porc aux gros boyaux)

3.脑垂体 nǎochuítǐ  hypophyse   分泌 fēnmì secréter 巨胖 jùpàng bourrelets de graisse

Nota : Lu Nei se réfère ici à une forme du syndrome de Cushing, qui se manifeste par une obésité chronique de la partie supérieure du corps.

          
这个班级一共四十个男生,学的是机械维修1,没有女孩儿。全天下的女孩儿在那一年都死绝了,经过了两年的技校生涯,我们都变成了青少年性苦闷2,随时都可能崩溃3,每一分钟都是忍耐着4进入下一分钟。而那一年冬天异常的冷,冷到你什么都想不起来,连女孩儿都不想了。

            

1 机械维修 jīxiè wéixiū réparation / maintenance de machines

2. 苦闷 kǔmèn déprimé  3. 崩溃 bēngkuì s’effondrer  4. 忍耐 rěnnài patienter  

          
四十个男生骑着自行车到郊外的装配厂1去实习,装配厂在很远的地方,从城里骑到装配厂,相继看到楼房,平房,城墙,运河,农田,公路,最后是塔。塔在很远处的山上,过了那山就是采石场2,关犯人的。阔逼3他哥哥就在那里面干活,黄毛的叔叔在里面做狱警4。我们到了装配厂就跳下车子,一阵稀里哗啦5把车停在工厂的车棚里6。出了车棚,看到那塔仍然在很远的地方。

           

1 装配厂 zhuāngpèichǎng usine d’assemblage  2. 采石场 cǎishíchǎng carrière

3. 阔逼 Kuòbī  nom d’un personnage 4. 狱警 yùjǐng  gardien de prison

5. 稀里哗啦 xīlihuālā bruit de l’eau, d’une chute / brisé, en miettes – ici : à bout de souffle

6. 车棚 chēpéng local à vélos

          
进去头一天我们就把食堂蒸饭间给端了,那里有很多工人带的饭菜,放在一个像电冰箱一样的柜子里蒸,这玩艺儿叫什么名字反正我也懒得考证了1,中午时候,工人到柜子里去取饭菜,各取各的。头一天我们都没带饭菜,跑到食堂里一看,那儿的饭菜都吃不起,四十个人跑到柜子那儿,端起饭盒搪瓷茶缸2,十分钟之内全部扫空。那会儿工人还正慢慢腾腾地往食堂这儿走呢。

           

1考证 kǎozhèng faire une recherche

2. 饭盒 fànhé gamelle 搪瓷 tángcí émail 茶缸 chágāng grande tasse à thé  

          
吃完这顿,装配厂的厂长差点给我们班主任跪下来。
养不起你们这四十个混蛋,你们请回吧。
班主任差点给厂长跪下来。
无论如何让他们实习这两个月,保证不抢东西吃,保证老老实实的。
然后就把带头1偷吃的阔逼给处分了2,阔逼背了一个处分,有生之年只能去饲料厂3上班了。
我跟铁和尚合吃了一个粉红色的搪瓷茶缸,那天是冬笋炖蹄膀4,其他人吃的都不如我们,他们都不想去揭开5一个粉红色的茶缸,不知道为什么。
吃完我们反正就溜了,记得粉红色茶缸上还有一串葡萄图案,挺好看的。

           

1带头 dàitóu prendre l’initiative de  2. 处分 chǔfèn punir 3. 饲料 sìliào fourrage, pâture 

4. sǔn pousse de bambou   dùn cuire à l’étuvée 蹄膀 típáng (dial.) jambonneau

5. 揭开 jiēkāi révéler

          
在冬天来临之前,车间1主任让我们去擦窗2,告诉我们,有裂纹的玻璃一律3都敲碎了4。这样他就可以申请换新玻璃。车间里的窗玻璃大部分都有裂纹,也能挡风,无非5是不够美观罢了。四十个男生举着四十把榔头6一通胡敲,窗玻璃全都被砸烂了,风吹了进来,车间主任觉得有点冷,跑到总务科去申请领五十块玻璃,总务科把申请单扔了出来。
于是这个冬天车间里连一块玻璃都没有,工人骂骂咧咧糊报纸,冷空气南下之前外面下了一场雨,报纸全烂了,再后来就没有人愿意去糊窗户了,情愿7都冻着。

          
坏日子都是出自情愿,而好日子要看运气。

           

1.车间 chējiān atelier 2. 擦窗 cāchuāng nettoyer les vitres 3. 一律 yílǜ (tout) sans exception

4. 敲碎 qiāosuì briser 5. 无非 wúfēi simplement 6. 榔头 lángtou marteau

7. 情愿 qíngyuàn consentir à / préférer

          
四十个男生守着一辆小推车1,要用这辆推车把至少十个立方的2污泥运到厂外面去。没有铲子3,连簸箕4都没有。八十个眼睛连同偶尔的几个眼镜片子一起瞪视着十个立方的污泥,起初还能用手捡几块土坷垃5,扔进推车里,后来没法捡了,泥土如新鲜的牛粪6。四十个男生蹲在污泥旁边,抽烟,打闹,做俯卧撑7。我一个人推着小推车,想把仅有的8一点土坷垃运到厂门口去,迎面来了一辆叉车10,躲闪不及,撂下推车就跑,叉车正撞在小推车上,发出一声巨响,两个车轱辘像大号杠铃12一样朝我们滚来,剩下一个铁皮车13斗崩到了不知什么地方。开叉车的女工,吓得脸色潮红,跳下车子对我们破口大骂。

           

小推车没有了,我们抽烟,下班前车间主任扛着14一把铁锹15过来,让我们加班把污泥运走,看见那辆小推车,也傻了眼。我们骑着自行车呼啸而去16

           

1. 推车 tuīchē brouette / charrrette à bras 2. 立方 lìfāng cube 3. 铲子 chǎnzi pelle

4. 簸箕 bòji pelle à ordure  5. 土坷垃 tǔkēla motte de terre  6. 牛粪 niúfèn bouse de vache

7. 做俯卧撑 zuò fǔwòchēng faire des pompes 8. 仅有 jǐnyǒu seulement

9. 迎面 yíngmiàn de front, de plein fouet  10. 叉车 chāchē chariot élévateur

11. 轱辘 gūlu roue  12. 杠铃 gànglíng haltère  

13. 铁皮车= 铁皮轮车 tiěpílúnchē  vieille voiture aux roues en fer

http://info.china.alibaba.com/detail/1013527882.html

14. gāng/káng  soulever des deux mains/ porter sur l’épaule 

15. 铁锹 tiěqiāo bêche  16. 呼啸 hūxiào siffler (vent, balles) + bruit d’un train qui passe

          
那是冷空气来临的第一天,有什么东西呼啦一下收缩起来,脸上的皮都紧了。四十个男生都穿着单衫,其实也没多大差别,你要是骑自行车在1991年的冬天跑来跑去,那所有的棉袄都挡不住。

          
猪大肠刚跳上自行车,两个气门心1就像子弹一样射了出来。猪大肠有两百八十斤重,是个畸形儿2,二八凤凰的轮胎3也受不住他跳上跳下的。我们都走了,剩下他一个人推着自行车回到了城里,修自行车的小摊一个都不见,猪大肠得了肺炎4,他不用来实习了。

          
四十减一呗
5。出于方便起见,还是算四十个,猪大肠即使死了我们也会给他留一副碗筷的。

           

1. 气门心 qìménxīn valve 2. 畸形 jīxíng difformité / anormal  3. 轮胎 lúntāi pneu  

二八凤凰 èrbā fènghuáng =凤凰牌二十八寸自行车 bicyclettes noires 28’ de la marque « Phénix »

4. 肺炎 fèiyán pneumonie 5. bei (locution de fin de phrase) exprime une réalité acceptée à contre cœur .

           

           

Traduction

           

Nous avons tous, sans exception, failli mourir de froid, pendant ce fichu hiver 1991.

Nous avions presque tous énormément maigri, tous sauf Zhu Dachang dont l’hypophyse sécrétait de la graisse à revendre. Et ce fichu hiver-là, donc, à part Zhu Dachang, nous avons tous failli mourir de froid.

           

Nous étions quarante élèves de la même classe, à étudier la maintenance industrielle, sans aucune fille parmi nous ; les filles avaient disparu de la surface du globe. Après deux ans de lycée technique, nous étions atteints par la déprime caractéristique de l’adolescence, à tout moment tout pouvait s’écrouler, chaque minute était juste un moment passé à attendre patiemment la suivante. Mais cet hiver-là a été particulièrement froid, froid à un point inimaginable, un froid qui dépasse même l’imagination féminine.

           

Nous avons tous, les quarante de la classe, été envoyés en stage dans une usine d’assemblage en banlieue, où nous devions nous rendre à vélo ; c’était très loin : pour y aller, il fallait passer devant un immeuble de plusieurs étages, et un autre, plus bas, franchir la muraille de la ville, longer le canal, puis des champs, faire un bout de chemin sur la grand route jusqu’à ce qu’on aperçoive la pagode, très loin, en haut d’une montagne derrière laquelle il y avait une carrière de pierre où étaient détenus des prisonniers. Le frère aîné de Kuobi travaillait là, et l’oncle de Huangmao y était gardien. Lorsque nous sommes arrivés, à bout de souffle, nous avons laissé nos bicyclettes dans le hangar à vélos au sortir de laquelle nous avons vu la pagode, très loin.

           

Le premier jour, nous avons englouti toute la bouffe de la cantine ; beaucoup d’ouvriers apportaient leur pitance du jour, qu’ils mettaient à étuver dans une sorte d’armoire qui ressemblait à un réfrigérateur, ça a un nom, il faudra que je vérifie ; à midi, ensuite, chacun des ouvriers venait chercher son repas dans cette armoire. Le premier jour, nous n’avions rien apporté ; quand nous sommes allés à la cantine, nous avons vu que les repas étaient intacts ; d’un seul homme, tous les quarante, nous nous sommes précipités vers l’armoire, avons saisi les gamelles et boîtes de thé en grès émaillé, et en dix minutes il ne restait plus rien. Juste à ce moment-là, les ouvriers ont commencé à lentement se rapprocher de la cantine.

           

Voyant que nous avions tout mangé, le directeur de l’usine nous implora presque :

On ne peut pas vous nourrir ainsi, bande de salopards, rentrez chez vous.

Le chef de classe à son tour implora le directeur :

Laissez-nous faire nos deux mois de stage, nous nous engageons à ne plus rien chaparder, nous promettons d’être hyper sérieux.

Pour avoir été le cerveau du délit, Kuobi fut puni : il fut, toute l’année, astreint à travailler dans une usine d’aliments pour bétail.

Quant à moi, j’ai partagé avec Tie Heshang le contenu d’une boîte à thé émaillée rose, dans laquelle il y avait des pousses de bambou d’hiver et des pieds de cochon à la vapeur. Les autres, eux, n’ont pas voulu toucher à cette boîte rose, allez savoir pourquoi.

Nous aussi nous avons vite pris le large après avoir tout mangé, mais je me souviens que, sur la boîte, étaient dessinées deux grappes de raisin, et que c’était très joli.

           

A l’approche de l’hiver, le chef d’atelier nous a demandé de nettoyer les vitres, en nous donnant pour instruction de casser toutes celles qui étaient fendues ; il pourrait ainsi demander qu’on en pose des neuves. La plupart des vitres étaient fendues, mais elles protégeaient quand même bien du vent ; ce n’était pas très esthétique, c’est tout. Munis de quarante marteaux, nous avons réduit en miettes la totalité des vitres de l’atelier ; le vent s’y est engouffré, le chef d’atelier a trouvé qu’il faisait plutôt froid, et il a couru au bureau des services administratifs de l’usine pour demander qu’on vienne lui poser cinquante vitres ; mais sa requête a été rejetée.

           

C’est ainsi que, cet hiver-là, l’atelier est resté sans vitres ; au début, les ouvriers ont collé du papier aux fenêtres en jurant tout leur soûl, mais, avant même que la vague de froid nous arrive, il s’est mis à pleuvoir et la pluie a réduit le papier en lambeaux. Personne n’ayant le courage d’en recoller d’autre, tout le monde s’est résigné à se geler.

            

Le malheur, dans la vie, vient de la résignation, mais le bonheur est une question de chance.

           

On nous a donné une charrette à bras, pour que, à nous tous, les quarante stagiaires, nous transportions hors de l’usine une dizaine de mètres cubes de boue. Mais on ne nous a donné ni pelles ni pelles à ordures. Nos quarante paires d’yeux, certains munis de quelques paires de lunettes, ont scruté un temps la dizaine de mètres cubes de boue, puis nous avons commencé à ramasser à la main quelques mottes de terre et à les jeter dans la charrette, mais c’est vite devenu impossible, la boue ayant la consistance de la bouse de vache fraîche. Alors les quarante se sont accroupis à côté du tas de boue, et se sont mis à fumer, à blaguer, à faire des pompes. Je me suis retrouvé tout seul à pousser la charrette, pour évacuer jusqu’à la porte de l’usine les quelques mottes ramassées. C’est alors qu’a surgi devant moi un chariot élévateur que je n’ai pu éviter ; j’ai tout lâché pour me sauver ; avec un bruit terrible, le chariot est rentré de plein fouet dans la charrette, dont les deux roues se sont détachées en roulant comme des haltères, laissant à une lieue derrière la carcasse effondrée, comme d’un véhicule à l’ancienne. Le visage écarlate, tellement elle avait eu peur, la femme qui conduisait le chariot en est descendue en nous hurlant des injures.

           

Comme il ne restait rien de la charrette, nous avons continué à fumer ; à la fin de la journée, le chef d’atelier est arrivé en portant une bêche sur l’épaule, pour nous demander de rester plus longtemps pour finir d’enlever la boue. En voyant la charrette, il est resté médusé. Et nous, nous avons foncé ventre à terre pour enfourcher nos bicyclettes.

           

En ce premier jour de froid, on a senti la peau du visage se tendre, et le corps entier se contracter. Nous, les quarante stagiaires, ne portions qu’une veste sans doublure, mais cela ne faisait guère de différence : à vélo, en cet hiver 1991, l’anorak le plus chaud n’aurait pas suffi à protéger du froid.

            

Dès que Zhu Dachang est monté sur sa bicyclette, les deux valves ont sauté. Il pesait cent quarante kilos, c’était monstrueux, même le top du top des vélos Phénix n’aurait pas résisté. Nous, nous avons filé, et il est resté seul à pousser sa bicyclette jusqu’en ville, sans trouver un seul réparateur en chemin. Il a attrapé une pneumonie, et n’a pas pu revenir en stage.

           

Nous étions désormais quarante moins un. Mais, en fait, nous nous considérions toujours comme étant au complet ; même si Zhu Dachang était mort, on aurait continué à lui mettre son couvert avec les nôtres.

           

à suivre…

 

          

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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