Chen Kaihong 陈开红/Xuemo 雪漠
《新疆爷》 « Le grand-père du Xinjiang »
par Brigitte Duzan, 17 janvier 2010
Présentation
Cette nouvelle fait partie de celles écrites entre 1991 et 2000,
avant la publication de la première partie de la trilogie qui
est l’œuvre maîtresse de l’auteur (voir
biographie).
|
|
C’est le portrait,
apparemment tout simple, d’un vieil homme au crépuscule.
En décrivant quelques heures de sa vie, à la fin de la
journée, Xue Mo dresse le tableau d’une existence très
tôt brisée par un événement tragique, mais qui s’est
pliée au destin, avec un fatalisme paisible. C’est le
portrait d’un vieil homme qui a fini par se mouler dans
le cours des choses, et à vivre simplement, au gré des
saisons, en parfaite harmonie avec la nature autour de
lui. C’est une leçon de sagesse. |
Le style est adapté au personnage, d’une extrême concision,
comme si le dénuement matériel entraînait aussi une économie de
paroles, et comme si la vieillesse accentuait encore ce
laconisme. Les phrases sont le plus souvent hachées en
propositions de quelques caractères qui disent l’essentiel.
Tout l’art de ce récit est dans l’allusion. Il ne se passe pas
grand-chose, quelques gestes quotidiens, mais il suffit d’un
objet, d’un geste usuel, pour faire surgir, émerger de ce
quotidien, les souvenirs et les réflexions du vieil homme et,
avec eux, l’histoire d’une vie simple, marquée par une profonde
sagesse, une sagesse naturelle acquise au contact de la nature,
et garante d’une grande paix intérieure.
Tout ce qui est décrit est du domaine de l’infime. Le moindre
détail devient important. On pense au peintre Gu Kaizhi
(顾恺之), spécialiste de la peinture de personnages,
au quatrième siècle de notre ère, le premier à qui l’on attribue
l’art de « transmettre l’esprit » (传神) à
partir de la forme, qui sera ensuite l’idéal de tout peintre
chinois. On raconte qu’il était un jour en train de peindre un
portrait d’un personnage éminent du passé, il rajouta trois
poils sur sa joue, ce qui suffit à donner l’impression que «
brillait son esprit ». Ici, Xue Mo fait de même : il ne décrit
pas le personnage, mais son ombre, ne décrit pas son rhume, mais
simplement le petit tic qui lui fait froncer le nez
(耸耸鼻头)…
Comme dans la peinture, ou la poésie, chinoise, Xue Mo nous
donne des indices, mais c’est aussi ainsi que procèdent les
propos de sagesse en Chine, par suggestion. Confucius le dit :
je soulève un angle (ou je lève un coin, comme traduit François
Jullien), et c’est à mon interlocuteur de trouver les trois
autres… (1).
Bien après que l’on a terminé la lecture de ces quelques pages,
on reste hanté par l’image vivante du vieil homme préparant
tranquillement ses nouilles, puis allant s’asseoir au crépuscule
sur le pas de sa porte, et restant là à regarder la nuit tomber,
en pensant que ce n’est pas terrible de vieillir, parce que
c’est la vie, et oubliant peu à peu le monde alentour, jusqu’à
s’oublier lui-même, en parfaite harmonie avec ce monde, comme
s’il allait s’y fondre.
(1) Entretiens (《论语》VII, 8) :
“[不愤不启,不悱不发,]举一隅不以三隅反,则不复也。”
Chen Kaihong陈开红/Xuemo
雪漠
《新疆爷》
(一)
(1)
新疆爷开始收拾摊子。天还很早。太阳刚刚转西呢;那颜色不红、不亮,像块掺了奶水的冰。有丝风吹来,卷着黄土,卷着落叶,凉嗖嗖的1,已带了深秋的味道了。新疆爷收拾完果子,又收拾鸡蛋。说是摊子,其实不过两个提筐2,两块硬纸板3。一块上垒4一堆果子——软儿梨,一捏软软的5,薄皮,一包甜汁儿透心凉6,能清咳呢;一块上放一堆鸡蛋。就这些。摆起来容易,收起来也容易。果子是趸来的7,四角8一斤,他卖四角五;鸡蛋是零收来的7。两角钱一个,他卖两角二。挣钱嘛,不多;糊口嘛9,够了。
收拾完,新疆爷提了筐子,往村东走去。他的个子高,又瘦,影子很长,一扫一扫像个大蜈蚣在爬10。有人问,新疆爷,哪里去呀?
许多人望他,眼睛里有水光,哗哗哗闪11。她家。新疆爷说。那人不再问“她”是谁,却说,给钱去?
嗯。新疆爷答。给了钱能换着干个事吗?
一个人问,别的人笑。新疆爷窘了12,想绕过去。几个人却围住了他,能吗?
新疆爷咧咧嘴13,放下篮子,捶捶腰14,说,胡说啥哩,我老呀老了。人齐笑。一个说,老了?
拧成个绳绳15也能干咧。一个说,器皿16是不行了,手总行吗,摸摸也成呀,解馋嘛17!新疆爷不再理睬18,提起篮子,三蹿两蹿19,像兔子。
[...]
新疆爷的脚步很急、很乱、发飘,心有劲,腿无力,不几步就趔趄了20。于是驻足21,喘气,篮子又放在地上,又直身,捶腰。却听得一个娃儿问,新疆爷爷,哪里去呀?
新疆爷露出了笑,脸上闪出了童颜22,他不答娃儿的问话,却从篮子里摸出几个果子,说,来,我的球娃,爷爷给你果果。
娃儿拿了果子就吃,一边吸咂23,一边吮指头上的果汁24。新疆爷笑眯眯25望娃儿,不自觉地拌动着嘴26,仿佛吃果子的不是娃儿,而是他。
宝宝,你怎么又吃新疆爷的果果了……新疆爷……再别惯27娃儿们了,你也要,他也要,三给两给,你个小本生意……咋成呢?
一个红脸汉子说。
新疆爷笑笑,说,不咋的,不咋的,娃娃们嘛……我一个孤老头,一年两件衣,一天两顿饭,够了,活人了世嘛,够了……你忙着,我走了。
不进去坐一坐了吗?
不坐了,不坐了。
“她”家很破,后墙皮脱落了28,一块一块的,像害了牛皮癣29。她在填坑30,身上灰多,脸上也灰多。见了他,放下木锨31,拍拍身上的土说,来了。新疆爷说来了,就进了屋子。屋子暗,纸糊的窗子不透光。炕沿上有个红眼老汉在抽烟,拿麻秆就油灯上燃着32,放烟锅上,一吸,火进了烟锅33,烟出了鼻孔。见新疆爷进来,他便挪了挪身子说34,来了。新疆爷说来了,就蹲在地上的条凳上35,凝成块石头。
今年收成又不好!红眼老汉说。
今年收成不好。新疆爷说。
明年咋着呢!
就是,明年咋着呢!
这日子,唉……
就是,这日子……
她进来了,拍着身上的土。望望新疆爷,问冷吗?
新疆爷说不咋的。女人说该穿主袄了。新疆爷说该穿了。女人说你的被窝36该洗了。新疆爷说该洗了。女人说明天铲菜呢37,后天洗吧。新疆爷说后天洗。
红眼老汉说,明天洗吧,菜我铲。这骚天38,说变就变。
女人说明天就明天。
新疆爷掏出一把角票,说,就这些,这几天,买东西的人少。就这些,先用吧!你们老两口,该置个衣裳了39。丝丝缕缕的40,人笑话哩。新疆爷把钱放在炕上,说,我走咧。
女人说,吃饭吧,我就下面。
新疆爷说,不咧,我还去打针。今日个,有些伤风41。
女人说,该穿主袄了。
新疆爷说该穿了,提篮子,出了门。女人没送。老汉也没送。
在屋里蹲热了,一遇凉风,鼻头痒了,打个喷嚏42,怪响,鼻腔里似有小虫在跑。真该打针了,新疆爷耸耸鼻头43。这伤风,说来就来。他想。还是少害些病吧,这年头,害不起。不过,害了也就害了,没啥怕的。新疆爷很响地打个喷嚏。
01
嗖嗖
sōusōu
onomatopée : bruit du vent
02
提筐
tíkuāng
paniers
portés à la palanche
03
硬纸板
yìngzhǐbǎn
carton
04
上垒
shànglěi
élever (un
mur, une pile de quelque chose)
05
捏
niē
prendre, tenir
entre les doigts
软ruǎn
mou, tendre
06
透心凉
tòuxīnliánɡ
donner une
impression de fraîcheur
07
趸来的
dǔnláide
acheté en
gros
零收来的
língshōuláide
acquis à l’unité
08
角
jiǎo
1/10è de yuan
09
糊口
húkǒu
subvenir aux
besoins essentiels du ménage
10
蜈蚣
wúgōng
mille
pattes, scolopendre
爬pá
ramper
11
哗哗
huáhuá
onomatopée :
bruissement
闪shǎn
passer
comme un éclair/briller
12
窘
jiǒng
gêner,
embarrasser
13
咧嘴
liězuǐ
grimacer,
faire la moue
14
捶
chuí
taper, frapper
15
拧成个绳
níngchénggeshéng
tordre [des fils de chanvre] pour en faire une corde = conjuguer ses
efforts
16
器皿
qìmǐn
récipient
17
解馋
jiěchán
satisfaire
sa gourmandise
18
理睬
lǐcǎi
prêter attention
19
蹿
cuān
sauter,
bondir
20
趔趄
lièqie
tituber
21
驻足
zhùzú
faire halte,
s’arrêter
22
童颜
tónɡyán
un teint,
une mine d’enfant (pour une personne âgée)
23
吸咂
xīzā
savourer (en
faisant claquer les lèvres)
24
吮指头
shǔn zhǐtóu
se lécher
les doigts
25
笑眯眯
xiàomīmī
avec un large sourire
26
拌(动)
bàn(dòng)
mélanger,
brasser
27
惯
guàn
ici : gâter
(un enfant)
28
脱落
tuōluò
tomber, se
détacher – ici : s’écailler (peinture)
29牛皮癣
niúpíxuǎn
psoriasis
(maladie de la peau) (癣xuǎn
teigne)
30
填坑
tiánkēng
combler une
fosse, un puits (de mine)
31
木锨
mùxiān
pelle en
bois
32
麻秆
mágǎn
tige/mèche
de chanvre
上燃
shàngrán
allumer
33
烟锅
yānguō
fourneau de
pipe
34
挪
nuó
bouger, changer de
place
35
蹲
dūn
s’accroupir
凳
dèng tabouret
36
被窝
bèiwō
couette
37
铲
chǎn
pelle/nettoyer, enlever à la pelle
38
骚
sāo
déranger
39
置
zhì
ici : acheter
衣裳yīshɑng
vêtements
40
丝丝缕缕
sīsīlǚlǚ
constamment
41
打针
dǎzhēn
se faire
faire une piqûre
伤风shāngfēng
attraper froid
42
喷嚏
pēntì
éternuer
43
耸耸鼻头
sǒngsǒng bítóu
froncer le
nez (ce qui fait remonter le bout du nez :
耸sǒng
lever,
hausser)
Note : Xue Mo utilise
des tournures dialectales (plutôt orales) qui rendent le
soliloque du vieux personnage très vivant et ajoute de la
couleur locale, comme
啥shá
=什么
(呀啥的yāsháde
et d’autres
choses de ce genre),
咋zǎ
=
为什么/怎么..
(2)
王大夫屋里人不多,两个男人,一个娃娃。摸一个果子给娃娃,坐下。新疆爷估计那两个男人又说摸呀干的那些话。可他们也没说啥,只望了娃儿的嘴咽唾沫01。新疆爷想,大人,不给了,给了,没治了。真没治了。可一个男人从篮子里拿了果子,另一个也拿了。新疆爷就说,吃吧,吃吧,这软儿梨,泄火呢02!
见王大夫望他,新疆爷说,打一针,就青霉素吧03,别的,不认。
王大夫就笑了,伤风了,也不适闲,又去嫖风04,要脱阳呀05。
新疆爷脸红了,说,你怎么也胡说呀,王大夫。他们,大老粗06...。你,一个文字人。
真没干啥?
王大夫不笑了。
哪呀!
能吗?
人家成了人家女人,缺德哩!
新疆爷鼻头上有个汗珠:活人,得讲个义气07。
王大夫边号脉08,边望他:本来,是你的老婆。干了,也没啥的。
本来是……本来是……新疆爷嗫嚅着09,脸灰了,把鼻头上的汗珠也灰没了。
抓兵那年你十几?
二十。
真结婚第二天?
嗯。
真从新疆跑回来的?
没坐车?
嗯!
新疆爷懒得10多说话。问了不知几百遍了,你也问,我也问,不嫌烦的11。明摆着的12事,谁都问。那年二十,还是十几,记不清了,很远了,隐隐约约了13,像梦。只记得新疆远,去的时候,没法子14,人多,也没拿绳子捆15。抓兵,你以为真抓呀,从新房屋里拉出来,就进了军营16。走啊,走啊,不知几年。人说到了新疆,新疆是个啥地方,不知道,只想媳妇17。模样儿都没看清呢,但那是他媳妇。于是就跑。前几次没跑成,给打个半死。第五次跑成了,就来了。多远?
他也不知道有多远,白日跑,夜里跑,醒着跑,梦里跑,就跑回来了。跑了几年,也许一月,也许一年,谁知道呢,管这些干啥。回来,媳妇嫁了人,是哥哥卖的。养活不起18。以为他死了,就卖了。卖了就卖了。成了人家媳妇,没钱赎19,就这样。人家也殷实着哩20,媳妇跟了,不受罪21,就这样。有啥?
老问,老问,不嫌烦的。[…]
你真冤23,娶个女人只睡一夜。王大夫说。
新疆爷笑笑,心想,一夜都没呢,那夜她来红。
没怨你哥24?
活人了世嘛,怨啥?
为啥再没娶?
活人了世嘛,娶啥?
新疆爷眯缝着眼25,望望窗外的天,望望天下的树,黄叶落下来,在秋风里飘呀飘的。他的脸像木雕26,仿佛说一件与他不相干的事。
01
咽唾沫
yàntuòmo
avaler sa salive
02
泄火
xièhuǒ
rafraîchir, calmer (泄xiè
laisser échapper, libérer…)
03
青霉素
qīngméisù
pénicilline
04
嫖
piáo
aller voir des
prostituées
Il y a un jeu de mots
sur 伤风/嫖风,
un « vent » compensant l’autre en aidant à éliminer l’excès de
yin.
La médecine chinoise
traditionnelle est en effet basée sur l’équilibre du yin et du
yang. Le yin, qui vient surtout des aliments, se transforme en
yang dans le corps. Le yang, qui vient du soleil et de l'air
(par les poumons), se transforme en yin en faisant circuler le
sang. Ainsi « les troubles nocturnes sont un excès de yang ne se
transformant pas en yin. Les douleurs ou agitations diurnes sont
un excès de yin ne se transformant pas en yang. » D’où la
nécessité d’éliminer l’excès de yin.
La médecine chinoise a
toujours mis l’accent sur l’importance de l’activité sexuelle :
elle libère du yang… d’où le propos du médecin ici :
05脱阳
tuōyáng
libérer du
yang, un excédent d’énergie positive
06大老粗
dàlǎocū une personne grossière, sans
éducation
07
讲义气
jiǎngyìqì
faire passer la
loyauté/fidélité envers les amis avant tout
08
号脉
hàomài
prendre le
pouls
09
嗫嚅
nièrú
hésiter
10
懒得
lǎnde
ne pas avoir
envie de, ne pas avoir le cœur à
11
不嫌烦
bùxiánfán ne pas se lasser de
12
明摆着的
míngbǎizhede
clair, évident
13
隐约
yǐnyuē
vague,
flou
14没法子
méifǎzi
rien à
faire, inévitable
15捆
kǔn
attacher
16
军营
jūnyíng
camp militaire
17
媳妇
xífù
(jeune) épouse
18
养活
yǎnghuó
nourrir, entretenir
19
赎
shú
racheter
20
殷实
yīnshí
avoir de
l’argent, de la fortune
21
受罪
shòuzuì
souffrir,
passer par des épreuves
22
针管
zhēnɡuǎn
seringue
23
真冤
zhēnyuān
vraiment pas
juste
24
怨
yuàn
en vouloir à
25
眯缝
眼
mīfengyǎn
cligner
des yeux / fermer à moitié les yeux
26
木雕
mùdiāo
sculpture/statue de bois
(二)
(1)
王大夫看看他胳膊,就叫他解裤带。新疆爷褪下裤子,露出两瓣01尖尖的屁股,说,往肉上扎02,前次,扎进骨头,疼了好几天呢。王大夫笑了,你哪有肉啊,一提皮,三寸长22。该加点营养了03,不要有几个,就塞给人家04。成别人的女人了,管她干啥。新疆爷不说话。王大夫又说,那事儿,不能干太勤05,勤了伤身子。新疆爷说你又来了,一个文字人……王大夫便一手提起屁股上的皮,一手拿针管,下扎。新疆爷说这下扎肉上了,稍微疼。王大夫又笑了,像兽医拍马屁股那样拍拍新疆爷尖尖的屁股,起来吧,别戳坏06床板。新疆爷哎哟一声说07,你又拍疼我了。王大夫说,哟,成铜钟了08,一碰就响。
进了家门,放下篮子。篮子明显变轻了,新疆爷有些心疼...。但他晃晃脑袋09,便把心疼晃没了。活人了世嘛,算那么精干啥10。他想。
家不大,土炕,土炉,牛肋巴木窗11,椽子给烟熏黑了12,墙也熏黑了,窗上的纸泛黄了13,屋里黑。黑了好。他不喜欢太亮。黑了像家。门一关,啥都到屋外了。只有他在家里。这时,他心里便有温水一样的感觉了。家真是好东西,风也遮了,雨也挡了14,也没人问那些混账话了15。他怕人问。几十年了,忘的早忘了,一问,忘了的便回来了,盛在心里,晃呀晃的。
新疆爷捅捅炉子16,淘个山药17,在案板上切山药棒18。山药好,一滚,就烂了19,舌头一压,就能往嗓门里送。牙齿早溜光了20,别的菜,费劲21。也没用,消化不了。山药切粗一点,容易烂,筷头儿好夹。手倒不抖,但越来越不灵便了。
一个山药没切完,案板就没多少空处了。这案板五寸方圆22。几十年了,就用它,习惯了。果木真是好东西,咋切,也不下木渣23。陈木匠要他添个案板24。添啥,一个人,够了,几十年了,别人家的案板换了一块又一块,他只是自己的这块。果木真是好东西,用了几十年,只是稍薄了一些25。薄了好,分量轻了26,虽是巴掌大小的一块27,可重。老了,轻些好。
切完山药,看看炉子。这土炉,好用,一会儿,火焰便上来了。放上小锅,取过油罐27,用筷头上扎几根布条的油褡子28在锅里“闹”几下,他便闻到了很香的油味。是胡麻油30,胡麻油好,香,比菜籽油30香多了。可没有胡麻油的时候,菜籽油也香到脑子里去了。菜籽油没了呢,不用油也好,有面和山药呢。也好。除了六○年那几年,山药呀啥的倒没断顿31。六○年断顿了,有苣苣菜呢32。也好,反正他活下来了。多少人饿死了,他活下来了。真好。没大病没大灾地活下来了。真好。活人了世嘛!
山药入锅的声音真是好听。屋里静,除了自己和自己说几句话,少有啥响动。山药入热锅声,真好,比这个机那个机里的女人声好多了。当然,那女人声也好。不过,新疆爷爱听秦腔33,爱听满嗓子噎个声音的乱弹,过瘾34。没买个收音机,听不到乱弹好几年了。不过,这哗啦声35也挺好的。遗憾的是响得时间短,哗啦一阵,就得加水。
01
瓣
bàn
(classificateur) partie d’un ensemble
02
扎
1.zhā
piquer, enfoncer (une aiguille…) // 2. zā
attacher
03
营养
yíngyǎng
nourrir
寸cùn
un pouce, environ 3 cm
04
塞
sāi
fourrer dans
(poches, la tête…)
05
勤
qín
laborieux,
travailleur /se donner du mal
06
戳(坏)
chuō (huài)
piquer,
percer
07
哎哟
āiyō !
aïe aïe !
08
铜钟
tóngzhōng
cloche de
bronze
09
晃晃脑袋
huànghuàng nǎodài
hocher,
secouer la tête
10
精干
jīnggàn
compétent,
capable, habile
11"牛肋巴"木窗
"
niúlèiba" mùchuāng
petites fenêtres, hautes et étroites, aux montants en bois de
santal (黄檀huángtán),
appelées
communément "牛肋巴".
12
椽子
chuánzi
chevron
熏黑xūnhēi
noirci (par la fumée)
13
泛黄
fànhuáng
jaunir
14
遮/挡
zhē /dǎng
arrêter (le vent, la
pluie), protéger de
15
混账
话
hùnzhànghuà
propos de vaurien, de racaille
16
捅炉子
tǒnglúzi
tisonner le
feu
17
淘
táo
laver (dans un
tamis)
山药
shānyào
igname de Chine
18
案板
ànbǎn
planche à
découper, à pâtisserie
棒
bàng bâton
/ ici tubercule
19
滚
gǔn
rouler / ici :
faire bouillir
烂
làn
bien cuit, tendre, moelleux
20
溜光
liūguāng
sens propre
溜liū
glisser/s’esquiver光guāng
nu (ses dents étaient tombées) 21费劲
fèijìn
demander beaucoup d’effort
22方圆
fāngyuán
circonférence
23渣
zhā
reste, résidu,
déchets
24
木匠
mùjiàng
menuisier
添
tiān
ajouter / ici : fabriquer une nouvelle planche
25
稍薄
shāobáo
extrêmement
fin
26
分量
fènliàng
poids
27
巴掌大小
bāzhɑngdàxiǎo
de la taille de la paume de la main
28
油罐
yóuguàn
ici :
bocal d’huile
29
油褡子
yóudāzi
tampons d’huile (fait avec des bouts de tissus enroulés autour
de baguettes)
[把纯棉布撕成长条,在筷子上绑成象墩布一样的小东西,这就是油褡子。炒菜的时候,用它在油罐儿中饱饱的浸一下,再重重的把炒锅涂抹得油光光的...]
30
胡麻油
húmáyóu
huile de
sésame
菜籽油
càizǐyóu
huile de colza
31
断顿
duàndùn
ne plus
avoir à manger, souffrir de la faim,
32
苣苣菜
jùjùcǎi
laiteron des
champs (considéré comme une mauvaise herbe, mais avec des
applications médicinales)
33
秦腔
qínqiāng
opéra du Shaanxi,
populaire dans les provinces du nord-ouest, dont les mélodies
proviennent des zones rurales du Shaanxi et du Gansu – aussi
appelé 乱弹
luàntán.
34
噎
yē
s’étrangler
过瘾
guòyǐn
assouvir une passion
35
哗啦声
huālāshēng
crépitement
(2)
水盛在一个坛子里,它原是铺子里盛酱油用的01,酱油卖完了,他便用十个鸡蛋换了来。也是几十年了,要是人,早引了一大群儿子呀,孙子呀的;坛子不,坛子和他一样,几十年了,老那个模样,也没生下个小坛来。坛口油黑油黑的,不大,有小碗口粗细02。坛身也不大,盛不了多少水。新疆爷用个盛油漆的小桶03到涝坝04里提三回,它就满了。够了,这些水能用三天。人一老,吃得少了,喝得也少了。年轻时,一坛水能用两天;再年轻时,能用一天。新疆爷就是在用水上发现自己老了的。老了,老了,真老了。他忽然想到戏文上有这么一句话,后面一句是,十八年老了我王宝钏05。老了怕什么,是活老的,又不是叫人偷老的。也怪不了别人的。只觉得一辈子真快,一晃,就老了,做梦一样,不明不白的。老了就老了。是活老的,谁也会活老的。
新疆爷舀了一缸水06。每顿,都这么一缸,是小缸,一缸大约一碗水。够一顿了。这小缸儿整天漂在坛中的水面上,悠呀晃的07,好自在08。小缸也用了几十年了。无耳。无耳好。它原本是有耳的,那时,就放在炉子上熬个茯茶呀啥的09。后来,叫那只白鼻梁小猫一碰,就骨碌碌10掉地上了,掉了漆,掉了耳,就成现在的模样了。这模样也好,能进出坛口舀水,别的东西像碗呀啥的不成,进不了坛子,只有这无耳的小缸好使。世上的事情难说得很,有耳有有耳的好处,无耳有无耳的用处,很难说哪个用处大些。啥不是这样呢?
新疆爷捉住拴在缸上的小木棍11,舀了一缸水,很利索地12提出坛外。这小木棍是个学生娃给拴的。原先,没有小木棍的时候,他便揸开五指,撑住小缸内壁,斜倾,注水,慢慢把小缸引出坛口。几十年了,都这样。后来,学生娃在缸上钻两个小眼,穿绳,拴棍,提水时手就不用进坛子了。他觉得改革了的小缸挺好,但也没觉得没改革的有啥不好。
水一倒进锅,就让它滚去吧13。新疆爷要和面了14。他取过那个大碗。就是那种青瓷15大碗,市面上16早不见了,厚,重,结实。结实的东西就多用,吃饭用它,和面也用它,倒省了买那专门的和面盆了。他往碗中舀勺面06,注水,伸三指,捏,团17,不几下,就成拳头大个疙瘩了18。用手捏捏,放案板上拍拍,成饼状19,用切刀,一下一下的,切成长条,取一条,双手搓成细条20。吃稠饭21,下长的,吃清的,揪成短的22。
几十年了。
老是老了,真老了,吃了稠的,不消化,就吃清的。清的好,汤汤水水的,舒坦23。舒坦不用花钱,搬个小凳,看星星,望月亮的,舒坦。日头爷升了又落了,树叶儿绿了又黄了,谁也没有把新疆爷的舒坦抢了去。
黄昏降临了24。
那黑颜色来得慢,三慢两慢,新疆爷的饭就熟了。端了碗,坐门坎上25,用筷子夹点面条呀啥的,施舍一下鬼神26,就吃。那声音是极响的,唏溜唏溜27,碗里冒气28,头上也冒气。面前的碗里,盛着同样的饭。这是他为一个朋友准备的。那是条黑狗。此刻,它正从村东头的女人家款款而来29,踏着淡淡的月光..。等它不声不响地吃尽碗中的饭后,就沉默着同他交谈。这是新疆爷一天中最惬意的时刻30。他忘了自己,忘了狗,忘了村里人。
01
坛子
tánzi
cruche,
jarre
酱油
jiàngyóu
sauce au soja
02
粗细
cūxì
épais, large
03
油漆
yóuqī vernis
桶tǒng
seau
04
涝坝
làobà
digue de
retenue
05
王宝钏
Wáng Bǎochuàn
Personnage
d’un opéra : fille d’un ministre de l’empereur Yizong des Tang (唐懿宗r.
860-73) ; son père organise pour la marier une fête au cours de
laquelle elle doit lancer une balle brodée, et celui la
rattrapera sera l’heureux élu ; mais celui qui l’attrape est un
mendiant, Xue Pinggui (薛平贵).
Elle décide cependant de l’épouser, contre la volonté de ses
parents. Pour tenter sa chance, Xue Pinggui s’engage alors dans
l’armée et il est envoyé combattre les barbares. Pendant ce
temps, Wang Baochuan l’attend ; elle lui envoie finalement une
lettre écrite de son sang attachée aux pattes d’une grue.
Lorsque Xue Pinggui revient, elle ne le reconnaît pas, et lui
s’écrie : « 十八年老了我王宝钏 »
Ma
Wang Baochuan a vieilli de dix-huit ans…
06
舀
yǎo
puiser (un liquide)
avec une louche, une écope =
舀勺yǎosháo
缸gāng
jarre,
bocal…
07
悠
yōu
se balancer,
osciller =
晃悠
huàngyou
08
自在
zìzài
libre, sans
contrainte
09
茯茶
fúchá
thé
médicinal
10
骨碌碌
gūlùlù
qui roule
très vite (comme une balle qui roule par terre)
11
捉住
zhuōzhù
attraper
木棍
mùgùn
bâton (拴在shuānzài
attaché à)
12
利索
lìsuo
agile,
dextre
13
滚
gǔn
ici : bouillir (=
沸腾)
14
和面
huómiàn
délayer la
farine
15
青瓷
qīngcí
porcelaine/céramique céladon
16
市面
shìmiàn
marché
17捏
niē
ici : pétrir
团
tuán
rouler en
boule
18
疙瘩
gēdɑ
boule,
boulette
19
饼状
bǐngzhuàng
en forme de
galette, de gâteau
20
搓
cuō
frotter /rouler
entre les mains
21
稠
chóu
épais,
consistant
22
揪
jiū
tirer (sur)
23舒坦
shūtɑn
être à
l’aise, se sentir bien
24
降临
jiànglín
tomber
(nuit)
25
门坎
ménkǎn
le pas de la
porte (=门槛)
26
施舍
shīshě
faire l’aumône
27
唏溜
xīliū
onomatopée : bruit
de quelqu’un qui aspire des nouilles
28
冒气
màoqì
dégager de
la vapeur, fumer
29
款款
kuǎnkuǎn
lentement, sans se
presser
30
惬意
qièyì
être content
/ agréable
Commentaires de
l’auteur sur sa nouvelle
《新疆爷》
Les 20 janvier, j’ai
écrit à Xue Mo, par courrier électronique, pour lui dire tout le
bien que je pensais de sa nouvelle《新疆爷》et
l’intérêt qu’elle avait suscité chez les lecteurs qui l’avaient
déjà lue. J’en ai profité pour lui demander quelques
commentaires sur la genèse de la nouvelle, ainsi que sur
quelques unes des expressions spécifiques qu’il met dans la
bouche de son vieux personnage, et traduisent sa profonde
sagesse.
Il a répondu, par
retour de courrier, que cette nouvelle était une œuvre de
jeunesse, et l’une des rares nouvelles qu’il ait écrites,
puisqu’il a passé le plus clair des vingt années suivantes à
écrire sa trilogie [《大漠祭》、《猎原》、《白虎关》 :
voir biographie]. Cette nouvelle est profondément enracinée,
comme le reste de son oeuvre, dans la culture populaire de
l’ouest de la Chine, et en particulier de ce Gansu où il vit
toujours. C’est, de toute évidence, son propre père qui lui a
inspiré en grande partie le caractère du grand-père du Xinjiang.
Il est intéressant de
voir à quel point la langue traduit fidèlement la vie et la
pensée du personnage, et, au-delà, du peuple qu’il représente :
“活人了世”是西部人对人生的一种态度,是一种坦然地面对命运的态度。按我父亲的说法就是:“老天能给,老子就能受”。老天能给(厄运),是老天的能为;老子能受,是老子的尊严。
西部人的“老子”是“父亲”的另一种称谓,有时在面对老天的时候,他们也敢自称“老子”的。
西部农民总是坦然接受世界和命运给他们所有礼物,作为自己“了结”尘世缘分的一种态度;
所以,当他们老了的时候,就认为是自然规律--是活老的,不是叫自己的同类“偷”老的。他们认为,自己的年老和厄运跟别的人类无关,他们不会怨天忧人,他们只会坦然接受一切。他们认为,自己生命出现中的一切,都是必须坦然面对的。
L’expression
“活人了世”,
qui revient si souvent dans la bouche du grand-père du Xinjiang,
explique Xue Mo, exprime une philosophie de la vie propre à
cette région, se traduisant par une grande sérénité face à la
vie et au destin. L’expression vient de son père qui l’explique
ainsi : « Le Ciel peut donner, l’homme peut recevoir ».
C’est-à-dire le Ciel peut donner (le malheur), c’est son pouvoir
(intrinsèque) ; l’homme peut recevoir, c’est sa dignité.
Le terme utilisé pour
"homme" est "老子",
ce qui, explique-t-il ensuite, désigne, dans l’ouest chinois, la
figure paternelle, terme opposé au Ciel (老天), ou plutôt mis en parallèle avec lui.
Le peuple de l’ouest
chinois a toujours une attitude sereine pour accepter ce que le
monde ou le destin lui réserve, attitude qui permet une sorte de
distanciation vis-à-vis de la fatalité qui caractérise les
choses de ce monde (“了结”
liǎojié
mettre fin à).
C’est pourquoi, dit-il,
quand ils vieillissent, les hommes de cette région considèrent
que c’est une loi naturelle, que cela fait partie de la vie (活老的),
et non point qu’il s’agit de quelque chose de subreptice (偷老的).
Ils ne pensent pas à blâmer le Ciel de leur vieillesse et de
leurs malheurs, ou s’en affliger, ils savent l’accepter et y
faire face avec sérénité.
Chen Kaihong
陈开红/Xuemo
雪漠
《新疆爷》 « Le
grand-père du Xinjiang »
Traduction
(I)
- 1 -
Le grand-père du Xinjiang commença à débarrasser son étal. Il
était encore très tôt. Le soleil venait tout juste de passer du
côté de l’ouest ; il n’était ni rouge ni brillant, on aurait dit
du lait congelé. Il y avait un vent léger qui soulevait la
poussière, soulevait les feuilles mortes, un souffle frais qui
passait en bruissant, apportant avec lui une odeur de plein
automne. Quand il eut fini de ranger ses pommes, le grand-père
du Xinjiang rangea les œufs. Je dis étal, mais il ne s’agissait
en fait que de deux paniers, et deux morceaux de cartons. Sur
l’un étaient rangés des œufs, sur l’autre des fruits – des
poires tendres, qu’il suffisait de prendre entre les doigts pour
en sentir le moelleux, la peau toute fine, et qui renfermaient
un jus sucré qui donnait un telle impression de fraîcheur
qu’elle pouvait déclencher une quinte de toux claire. Arranger
tout cela était facile, le débarrasser l’était tout autant. Les
fruits, il les achetait en gros, quarante centimes la livre, et
les vendait quarante cinq ; les œufs, il les achetait à l’unité,
vingt centimes chacun, et il les vendait vingt deux. Il gagnait
un peu d’argent, pas beaucoup, juste ce qu’il fallait pour
vivre.
Quand il eut finit de débarrasser, le grand-père du
Xinjiang prit ses paniers et se dirigea vers l’est du village.
Il était à la fois grand et maigre, son ombre était très longue,
et, glissant sur le sol, semblait un grand mille-pattes en train
de ramper. Quelqu’un lui demanda, grand-père, où vas-tu ?
Beaucoup de gens le regardaient passer, frôlant à peine le sol,
le regard brillant. Je vais chez elle, dit-il. Celui qui avait
posé la question ne lui demanda pas de qui il s’agissait, il dit
juste, tu vas lui donner de l’argent ? Oui, répondit le
grand-père du Xinjiang. Et, en échange, tu vas tirer un coup ?
demanda quelqu’un, et les autres se mirent à rire. Le grand-père
du Xinjiang eut l’air gêné, il voulut passer très vite. Mais
quelques personnes l’entourèrent, tu peux, dis ? Le grand-père
du Xinjiang fit une grimace, posa ses paniers, se frotta la
taille, et dit, vous racontez n’importe quoi, je suis vieux,
maintenant, trop vieux. Les gens s’esclaffèrent en choeur. L’un
dit, vieux ? Si chacun y met du sien, c’est possible. Un autre
dit, si la machine est en panne, il faut faire avec les mains,
en caressant doucement, on peut arriver à calmer sa faim ! Mais
le grand-père du Xinjiang n’écoutait plus, il reprit ses
paniers, et s’éloigna en quelques bonds, comme un lapin.
[...]
Le grand-père du Xinjiang marchait d’un pas pressé, dans une
grande agitation, il semblait avoir des ailes, mais, s’il avait
le cœur plein d’ardeur, il n’avait pas de force dans les jambes
et il tituba au bout de quelques pas. Il s’arrêta alors,
essoufflé, posa à nouveau les paniers par terre, et se
frictionna la taille. Mais il entendit un enfant lui demander,
grand-père, où vas-tu ?
Un sourire apparut sur le visage du grand-père du Xinjiang, qui
sembla rajeunir ; il ne répondit pas mais prit un fruit dans
l’un des paniers et dit, tiens, mon petit, grand-père a un fruit
pour toi.
L’enfant prit le fruit et se mit à le manger, bruyamment, en
léchant le jus qui lui coulait sur les doigts. Le grand-père du
Xinjiang l’observait les yeux mi-clos, en remuant
involontairement les lèvres, comme si c’était lui qui mangeait
le fruit, et non l’enfant.
Trésor, tu es encore en train de manger les fruits du grand-père
du Xinjiang… Grand-père…. cesse de gâter les enfants, tu donnes
à l’un, tu donnes à l’autre, et pour ton petit commerce, il va
te rester quoi ? dit un homme, d’un air fâché.
Le grand-père du Xinjiang rit doucement, et dit, les enfants,
ah, c’est pas grave, c’est pas grave… Je suis vieux et seul,
deux vêtements par an, deux repas par jour, ça me suffit, ça
suffit pour vivre… Tu es occupé, j’y vais.
Tu ne veux pas entrer t’asseoir un moment ?
Non, non, j’y vais.
« Sa » maison était délabrée, le revêtement du mur de derrière
était écaillé, et tombait par plaques, on aurait dit qu’il avait
la gale. Elle travaillait à combler une fosse, couverte de
poussière, même sur le visage. En le voyant, elle posa sa pelle
de bois, tapa ses vêtements pour faire tomber la terre et dit,
entre.
Le grand-père du Xinjiang dit d’accord, et entra dans la maison.
L’intérieur était sombre, le papier collé sur les fenêtres ne
laissait pas passer la lumière. Sur le kang était assis un vieil
homme aux yeux rougis qui fumait, il prit une mèche de chanvre
pour allumer la lampe à huile, l’approcha de sa pipe, aspira, la
pipe s’embrasa et la fumée ressortit par ses narines. En voyant
entrer le grand-père du Xinjiang, il bougea un peu, et dit,
entre. Le grand-père du Xinjiang dit d’accord, et alla
s’accroupir sur un petit tabouret, par terre, sans plus bouger
qu’une pierre.
Cette année encore, la récolte n’est pas bonne ! dit le vieil
homme aux yeux rougis.
Oui, cette année, la récolte n’est pas bonne, dit
le grand-père du
Xinjiang.
Savoir comment ce sera l’an prochain !
Ah oui, savoir comment ce sera !
Quelle vie, vraiment…
Ah oui, quelle vie…
Elle entra, en tapant ses vêtements pour faire tomber la
poussière, regarda un moment le
grand-père du
Xinjiang et lui demanda : tu n’as pas froid ? Le grand-père lui
dit que ça allait. La femme lui dit qu’il fallait qu’il mette
des vêtements plus chauds. Il dit oui, il faut que je m’habille
plus chaud. La femme dit encore qu’il fallait laver sa couette.
Oui, dit le grand-père, il faut la laver. La femme dit, demain
je vais ramasser les légumes, après-demain j’irai la laver.
Après-demain, d’accord, dit le
grand-père du
Xinjiang.
L’homme aux yeux rougis dit, va la laver demain, moi j’irai
ramasser les légumes. S’il faut changer, faut changer.
Bon, dit la femme, j’irai la laver demain.
Le
grand-père du Xinjiang sortit de sa poche un billet de dix
centimes et dit, c’est tout ce que j’ai, ces jours-ci, je n’ai
pas eu beaucoup de clients. Vous en avez plus besoin que moi !
Vous êtes deux, il faut bien que vous achetiez des vêtements.
Les gens n’arrêtent pas de se moquer de moi. Le
grand-père du Xinjiang posa l’argent sur le kang et dit, j’y
vais.
La femme dit, reste manger, je vais faire des nouilles.
Le
grand-père du Xinjiang dit non, je vais me faire faire une
piqûre. Ces jours-ci, j’ai attrapé froid.
La femme dit, il faut que tu t’habilles plus chaud.
Oui, dit le
grand-père du
Xinjiang, il va falloir. Il prit ses paniers et sortit. La femme
ne le raccompagna pas, l’homme non plus.
Dans la maison, il était au chaud ; dès qu’il se retrouva dans
le vent froid, dehors, son nez se mit à le démanger, il
éternua ; il avait l’impression bizarre qu’il avait une bestiole
qui lui courait dans le nez. Il lui fallait vraiment une piqûre,
pensa le grand-père du Xinjiang en fronçant le nez. Il avait
attrapé froid, c’est tout. Il pensa : être malade comme ça, ce
n’est pas si grave, toutes ces années, il n’avait rien eu de
grave. Mais même s’il devait avoir quelque chose de grave, il
n’y avait pas de quoi paniquer. Et il éternua bruyamment.
- 2 -
Il
n’y avait pas grand monde, chez le médecin, deux hommes, un
enfant. Le
grand-père du
Xinjiang tâta un fruit pour le donner à l’enfant
et s’assit. Il s’attendait à ce que les deux hommes recommencent
leurs plaisanteries, tu vas tirer un coup, ce genre de choses,
mais il ne dirent rien ; ils regardaient juste l’enfant avaler
sa salive. Le
grand-père du
Xinjiang se dit que les adultes, non, il ne leur donnerait rien,
s’il leur donnait un fruit, il ne pourrait pas se faire soigner.
Mais l’un des hommes prit un fruit dans le panier, l’autre
aussi, alors le grand-père du Xinjiang dit, mangez, mangez, ce
sont des poires si tendres, elles ont un effet apaisant !
Il vit que le médecin le regardait, alors il lui dit, je
voudrais une piqûre, une piqûre de pénicilline, le reste, je ne
connais pas.
Le médecin rit, quand on a pris froid, il n’est pas bon de
rester à ne rien faire, il faut aller voir les prostituées, pour
éliminer l’excès de yin (1).
Le
grand-père du Xinjiang rougit et dit, comment cela, vous aussi,
vous dites n’importe quoi, docteur. Eux, ce sont des gens sans
éducation… Mais vous, vous êtes un homme cultivé.
C’est vrai que tu ne tires pas ? dit le médecin sans rire.
Ah ! Et comment pourrais-je ? Quand une femme est devenue la
femme de quelqu’un d’autre, ce serait manquer de sens moral ! Il
y avait une goutte de sueur sur son nez : dans la vie, il faut
savoir être loyal avant tout.
Le médecin le regardait tout en lui prenant le pouls : mais
c’est quand même ta femme. Si tu tires avec elle, il n’y a pas
de mal.
En fait… en fait… balbutia le grand-père du Xinjiang ; son
visage, hormis la goutte de sueur sur son nez, avait pris une
couleur de terre.
Quand tu as été enrôlé de force dans l’armée, tu avais une
vingtaine d’années, non ?
Vingt ans.
Et c’était vraiment le lendemain de ton mariage ?
Oui…
Tu as vraiment fui à pied du Xinjiang ? tu n’as pas pris le
train ?
Oui…
Le
grand-père du Xinjiang n’avait pas envie de parler encore de
tout cela. On lui avait posé ces questions savoir combien de
centaines de fois, et que je te demande, encore et encore, sans
arrêt. Tout le monde s’y était mis. Cette année-là, il avait
vingt ans, ou un peu plus de vingt ans, il ne se souvenait plus
très bien, cela faisait tellement longtemps, c’était devenu très
flou, comme un rêve. Il se rappelait seulement que le Xinjiang
est très loin, quand il y était parti, il n’avait pas le
choix, ils étaient nombreux, et ils n’étaient même pas attachés.
Enrôlé de force, cela signifie que l’armée était vraiment venue
le prendre, le traîner hors de sa chambre nuptiale, pour
l’emmener dans un camp. Il avait marché, marché, savoir combien
d’années. Les gens lui disaient, alors tu es allé au Xinjiang,
c’est comment, le Xinjiang, je ne sais pas, je pensais seulement
à ma femme. Il ne se souvenait plus très bien à quoi elle
ressemblait, mais c’était sa femme. Alors il s’était enfui. Les
premières fois, ils l’avaient rattrapé, et battu, il avait
failli y rester. C’est la cinquième fois qu’il avait réussi à
s’échapper, et à revenir. Il avait fait combien de kilomètres ?
Il ne savait pas combien, exactement ; il avait fui le jour, fui
la nuit, fui éveillé, fui en songe, et il était finalement
revenu. Combien d’années cela avait duré, qui sait, peut-être un
mois, peut-être un an, quelle importance. Quand il était arrivé,
sa femme en avait épousé un autre, c’est son frère qui l’avait
vendue. Il n’avait pas de quoi l’entretenir, et il pensait qu’il
était mort, alors il l’avait vendue. Tout simplement vendue.
Elle était devenue la femme d’un autre, et il n’avait pas
l’argent pour la racheter, c’était tout. L’homme avait de quoi
vivre, elle était partie avec lui, c’était mieux pour elle, et
voilà. Et après ? Toujours ces questions, ces questions, sans
fin.
[…]
Ce n’est vraiment pas juste, tu n’as eu qu’une nuit avec ta
femme, dit le docteur.
Cela fit rire le
grand-père du
Xinjiang, en lui-même il pensa, même pas une nuit, cette nuit-là
elle a eu ses règles.
Et tu n’en veux pas à ton frère ?
Il faut bien vivre, comment lui en vouloir ?
Et pourquoi ne t’es-tu pas remarié ?
C’est la vie, à quoi bon me remarier ?
Les yeux à moitié fermés,
le
grand-père du
Xinjiang regarda le ciel par la fenêtre, regarda les arbres sous
le ciel, les feuilles qui tombaient, en virevoltant dans le vent
d’automne. Son visage s’était figé comme celui d’une statue de
bois, comme si toutes ces histoires ne le concernaient pas.
(1) Explications dans la section vocabulaire (1ère
partie, (2)4)
(II)
- 1 -
Le médecin regarda son bras, et lui demanda de défaire son
pantalon. Le
grand-père du Xinjiang le baissa, dévoilant deux fesses
pointues, et dit, piquez dans la chair, la dernière fois vous
avez piqué dans l’os, ça m’a fait mal pendant plusieurs jours,
ensuite. Le médecin rit, où est-ce qu’il y a de la chair, il n’y
a que trois pouces de peau. Il faut te nourrir un peu plus,
chaque fois que tu as un peu d’argent, tu le lui donnes.
Puisqu’elle est la femme de quelqu’un d’autre, tu n’as pas à
t’occuper d’elle. Le
grand-père du
Xinjiang ne répondit rien. Le médecin continua, cette affaire,
il ne faut pas la prendre autant à cœur, autrement tu te rends
malade. Ah, dit le
grand-père du
Xinjiang, vous recommencez, vous, un homme cultivé… Le médecin
avança une main pour pincer un peu de peau d’une fesse, et de
l’autre prit la seringue et piqua. Le
grand-père du
Xinjiang dit, cette fois vous avez piqué dans la chair, je n’ai
presque rien senti. Le médecin rit à nouveau, et lui donna une
petite tape sur son derrière pointu, comme un vétérinaire qui
donne une tape sur le postérieur d’un cheval, tu peux te
relever, mais fais attention à ne pas abîmer ton lit en perçant
les planches. Aïe, fit le
grand-père du
Xinjiang, vous m’avez fait mal en me tapant. Ah, dit le médecin
dit, tu es devenu comme une cloche de bronze, quand on frappe,
ça sonne.
Arrivé chez lui, il posa les paniers. Ils étaient devenus
nettement plus légers, le
grand-père du Xinjiang ressentit une certaine affliction… Mais
il secoua la tête, et son affliction se dissipa. Pour vivre, il
faut des compétences, pensa-t-il.
Ce n’était pas grand, chez lui, un kang et un four d’adobes, une
petite fenêtre aux montants de bois, des chevrons noircis par
les fumées de cuisine, les murs aussi, et, à la fenêtre, du
papier jauni ; la pièce était sombre. Mais c’était bien, que ce
soit sombre. Il n’aimait pas que ce soit trop clair. Une maison
est faite pour être sombre. Il n’avait qu’à fermer la porte, et
il était coupé du monde extérieur. Il n’y avait que lui. A ce
moment-là, il eut un sentiment de chaleur au fond du cœur, comme
s’il baignait dans de l’eau tiède. C’était vraiment bien d’avoir
une maison, cela protégeait du vent, protégeait de la pluie, et
il n’y avait personne pour venir vous tenir des propos déplacés.
Il craignait les gens. Cela faisait plusieurs dizaines d’années
que tout cela s’était passé, il y avait longtemps qu’il avait
oublié, mais, dès que les gens posaient des questions, le passé
oublié refaisait surface, et les pensées ne le laissaient plus
en paix.
Le
grand-père du Xinjiang tisonna le feu, lava une igname, et en
coupa le tubercule en morceaux sur sa planche à hacher. C’est
délicieux, l’igname, il suffit de faire bouillir, cela devient
tendre, on n’a plus qu’à presser avec la langue pour l’avaler.
Il avait perdu ses dents il y a longtemps, alors les autres
légumes étaient trop difficiles à manger. De toute façon, ça ne
valait pas la peine, il ne les digérait pas. Les ignames, il
suffit de les couper en gros morceaux, c’est facile à cuire, et
facile à prendre avec les baguettes. Ses mains ne tremblaient
pas, mais il perdait de jour en jour sa dextérité.
Les morceaux d’une seule igname ne tenaient même pas sur sa
planche à hacher. Cette planche avait cinq pouces de
circonférence. Cela faisait plusieurs dizaines d’années qu’il
l’utilisait, il y était habitué. Le bois fruitier, c’est
vraiment du bon bois, quand on en coupe, on ne jette pas les
restes. Le menuisier Chen voulait lui en faire une nouvelle.
Mais pourquoi en faire une autre, pour un homme seul, la sienne
suffisait bien ; cela faisait plusieurs dizaines d’années qu’il
l’avait, les autres, pendant ce temps, avaient changé plusieurs
fois les leurs, mais lui avait toujours celle-là. Le bois
fruitier, c’est vraiment du bon bois, après plusieurs dizaines
d’années, sa planche était juste devenue un tout petit peu plus
fine. Et ce n’était pas plus mal comme ça, elle était plus
légère, ce n’est pas parce qu’elle avait la taille de la paume
d’une main, elle était quand même lourde. Quand on vieillit,
plus c’est léger, mieux c’est.
Quand il eut fini de couper l’igname, il jeta un coup d’œil sur
le four. Il était pratique d’emploi, ce four, le feu prenait en
un rien de temps. Il y posa une petite cocotte, prit un bocal
d’huile, et, avec des bouts de tissus enroulés autour d’une
baguette pour faire des tampons, il passa de l’huile dans le
fond, l’huile grésilla et dégagea une odeur délicieuse. C’était
de l’huile de sésame, c’est ce qu’il y a de mieux, de plus
savoureux, bien plus que l’huile de colza. Mais, quand on n’a
pas d’huile de sésame, l’odeur de l’huile de colza vous monte
tout autant à la tête. Et quand on n’a plus d’huile de colza, on
fait sans huile, c’est quand même bon, on met des nouilles avec
les ignames. C’est bon aussi. Sauf au début des années 1960 (1),
il n’avait jamais manqué d’ignames ou de choses de ce genre. Au
début des années 1960, si, il en avait manqué, il restait alors
les laiterons des champs. C’est bon aussi, de toute façon, il
avait survécu. Alors que tant de gens étaient morts de faim, lui
avait survécu. C’était vraiment bien. Il avait survécu, sans
maladie grave, sans catastrophe majeure. Vraiment bien. C’est la
vie !
Le bruit que fait l’igname quand on la met dans la poêle est
vraiment agréable. La maison était calme, il n’y avait guère que
lui pour rompre le silence. L’igname fait vraiment un bruit
agréable quand on la met dans la poêle chaude, bien plus
agréable que le bruit des voix de femmes ici et là à la radio.
Bien sûr, la voix de ces femmes n’était pas mal. Mais ce que le
grand-père du Xinjiang aimait écouter, c’était l’opéra du
Shaanxi, il aimait ces chants à pleine gorge, avec leurs rythmes
syncopés, où la voix, soudain, s’étouffe ; c’était sa passion.
Comme il n’avait pas de radio, il n’en avait pas écouté depuis
des années. Mais le crépitement de la poêle était aussi très
agréable à entendre. Ce qu’il regrettait, c’est que cela ne
durait qu’un bref instant, après il fallait rajouter de l’eau.
(1) Xue Mo fait ici allusion à la grande famine qu’a entraînée
le Grand Bond en avant, ce qui a été appelé officiellement
pendant longtemps « les trois années difficiles ». Voir mon
article sur un livre remarquable, paru en 2008, qui fait le
point sur le sujet,《墓碑》mùbēi,
c’est-à-dire « Stèle funéraire » :
http://www.icilachine.com/culture/livres/1593-stele-funeraire.html
- 2 -
Il conservait l’eau dans une jarre, c’était celle qu’il
utilisait à l’origine dans sa boutique pour mettre l’huile de
soja ; quand il en avait vendu la totalité, il lui fallait plus
de dix œufs pour se réapprovisionner. C’était il y a plusieurs
dizaines d’années de cela, pendant ce laps de temps, les hommes,
de leur côté, avaient eu des hordes d’enfants, et même de petits
enfants ; mais pas la jarre, la jarre était comme lui, pendant
toutes ces années, elle avait vieilli de la même manière, sans
même donner naissance à une petite jarre. L’embouchure, noircie
par l’huile, n’était pas large, de la taille de celle d’un petit
bol. Elle n’était pas grande, non plus, cette jarre, on ne
pouvait pas y mettre beaucoup d’eau. Pour la remplir, il
suffisait au
grand-père du Xinjiang d’aller trois fois au réservoir remplir
un petit seau, un ancien seau à vernis. Cela lui suffisait pour
trois jours. En vieillissant, on mange moins, on boit moins
aussi. Quand il était plus jeune, l’eau de la jarre lui aurait
fait deux jours. Et même peut-être un seul jour dans sa
jeunesse. C’est en voyant l’eau qu’il consommait qu’il réalisait
combien il avait vieilli. Il avait vieilli, vieilli, vraiment
vieilli. Il pensa brusquement à une phrase à la fin d’un opéra
: ma
Wang Baochuan a vieilli de dix-huit ans (1). Mais pourquoi avoir
peur de vieillir : vieillir, c’est la vie, ce n’est pas comme si
on était soudain pris par surprise. Et il n’y a personne que
l’on puisse blâmer. Simplement, l’existence passe à toute
vitesse, on a juste le temps de se retourner, et ça y est, on
est vieux ; c’est comme un rêve, aussi incompréhensible. On
vieillit, c’est la vie, et c’est la même chose pour tout le
monde.
Le
grand-père du Xinjiang remplit un pot d’eau. C’était sa dose
pour un repas, un petit pot, de la taille d’un bol, à peu près.
Cela suffisait pour un repas. Ce petit pot flottait toute la
journée sur l’eau, dans la jarre, d’un côté, de l’autre, à son
gré. Ce petit pot aussi, cela faisait plusieurs dizaines
d’années qu’il l’utilisait. Il n’avait plus d’anse. Mais il
était aussi bien sans anse. Il en avait une, à l’origine, mais
un jour qu’il avait posé le pot sur le feu pour faire chauffer
un thé ou quelque chose de ce genre, ce chat qui avait une tache
blanche sur le nez l’avait fait tomber, il avait roulé par terre
et avait perdu son vernis et son anse ; c’est ainsi qu’il était
devenu comme il était maintenant. Mais ce n’était pas plus mal,
il entrait facilement dans la jarre quand on voulait puiser de
l’eau, les autres récipients, les bols, par exemple, n’y
rentraient pas, ce petit pot sans anse était le plus pratique.
C’est difficile de juger des choses, ici bas, ce qui a des anses
a l’utilité des choses avec anse, et ce qui n’en a pas a
l’utilité des choses qui n’en ont pas ; il est difficile de dire
quelle est la propriété la plus utile. Ce n’est pas vrai ?
Le
grand-père du Xinjiang saisit le bâton qui était attaché au pot,
puisa de l’eau, et ressortit habilement le pot de la jarre.
C’est une petite étudiante qui avait attaché le bâton.
Auparavant, avant qu’il y ait ce bâton, il devait tenir le pot
en passant à l’intérieur les cinq doigts de la main écartés, le
remplir d’eau en le penchant de côté, et le ressortir tout
doucement de la jarre. Il avait fait ainsi pendant plusieurs
dizaines d’années. Ensuite, la petite étudiante avait foré deux
petits trous dans le pot, y avait passé une corde, et à la corde
avait attaché un bâton, si bien qu’il n’avait plus besoin, pour
puiser de l’eau, de mettre toute la main dans la jarre. Il
trouvait le pot, une fois réformé, beaucoup mieux, mais il
pensait aussi que les choses non réformées n’étaient pas plus
mal pour autant (2).
Dès qu’on versait un peu d’eau dans la poêle, elle se mettait à
bouillir.
Le
grand-père du
Xinjiang voulait encore préparer de la pâte pour faire des
nouilles. Il sortit un grand bol, son grand bol en céramique
bleue, comme on n’en trouve plus depuis longtemps sur les
marchés, épais, lourd, solide. Ce genre de bol était très utile,
pour manger, comme pour pétrir la pâte, cela lui évitait d’avoir
à acheter une bassine spéciale pour faire la pâte. Il versa dans
le bol une louche de farine, ajouta de l’eau, et, avec trois
doigts, pétrit la pâte, la roula en boule, plusieurs fois, et en
fit une boule de la grosseur du poing. Il la prit, la mit sur la
planche à hacher, la tapota, et l’aplatit en forme de galette,
puis la découpa en lanières qu’ il roula ensuite entre les mains
pour les rendre aussi fines que possible. Quand on mange des
choses consistantes, cela prend du temps, quand on mange des
choses légères, cela passe bien mieux.
C’était comme ça depuis plusieurs dizaines d’années.
Il avait vieilli, vraiment vieilli, il ne digérait plus les
choses consistantes, il lui fallait des choses légères, liquides
de préférence, des soupes, par exemple. Alors il se sentait
bien. On n’a pas besoin de dépenser de l’argent pour se sentir
bien, il suffit de sortir un petit tabouret, de regarder les
étoiles, contempler la lune, alors on se sent bien.
Le
grand-père du Xinjiang voyait le soleil monter puis descendre
dans le ciel, les feuilles verdir puis jaunir, il se sentait
bien, personne ne pouvait lui enlever cela.
L’heure du crépuscule était arrivée.
L’obscurité tombait peu à peu, très lentement, le dîner du
grand-père du Xinjiang était cuit. Il prit son bol, alla
s’asseoir sur le pas de la porte, prit quelques nouilles entre
ses baguettes et en offrit un peu aux esprits, puis il commença
à manger. Il aspirait bruyamment les nouilles qui fumaient dans
le bol, la fumée montait même au-dessus de sa tête. Devant lui,
il avait posé un autre bol, où il avait versé la même chose que
dans le sien. Il l’avait préparé pour un ami. C’était un chien
noir qui justement, à ce moment-là, arrivait sans se presser de
la maison de la femme, à l’est du village, sous la clarté
blafarde de la lune… Quand il eut avalé sans un bruit le contenu
du bol, le chien lui adressa quelques paroles silencieuses.
C’était, de toute la journée, le moment préféré du grand-père du
Xinjiang. Il s’oubliait lui-même, oubliait le chien, oubliait
les gens du village.
(1) Voir explication dans le vocabulaire (deuxième partie, 2.5).
(2) Clin d’œil ironique à la réforme d’envergure initiée par
Deng Xiaoping, qui se reflète jusque dans le vocabulaire du
vieil homme.
|