Zhang Ailing « Adieu ma
concubine »
张爱玲《霸王别姬》
par Brigitte
Duzan, 21 mai 2011
Présentation :
*
《霸王别姬》renvoie
à un épisode historique célèbre,
l’histoire des
derniers jours de Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji, qui
a inspiré un grand nombre d’œuvres, opéras, romans,
films ou séries télévisées. L’une des plus connues est
le roman de la romancière de Hong Kong Lilian Lee (Li
Bihua 李碧华)
qui a été adapté à l’écran par Chen Kaige. Le film
éponyme, ayant été couronné de la Palme d’or au festival
de Cannes en 1993, a contribué à assurer une célébrité
internationale à cette histoire (1).
Zhang Ailing
en reprend les deux personnages dans sa nouvelle :
* Xiang Yu (项羽) , général rebelle s’étant révolté contre la dynastie des Qin à la mort
du premier empereur, se proclama |
|
Xiang Yu
(项羽) |
Yu
Ji (虞姬) |
|
« hégémon de
l’Etat de Chu de l’Ouest » (西楚霸王
Xīchǔ Bàwáng)
après la
chute de la dynastie, et régna sur un vaste territoire
couvrant les provinces actuelles du Shanxi, Henan,
Hubei, Hunan et Jiangsu. Il entra en guerre contre Liu
Bang (刘邦),
futur fondateur de la dynastie des Han, mais, vaincu et
gravement blessé, se suicida en 202 avant Jésus-Christ.
C’est un personnage devenu légendaire ; en tant que
général, cependant, il est généralement considéré
aujourd’hui comme courageux mais mauvais stratège :
有勇无谋
yǒuyǒngwúmóu.
*
Yu Ji (虞姬),
généralement traduit par « la concubine Yu », était la
sœur d’un général de Xiang Yu. Lorsqu’elle le rencontra,
elle en tomba amoureuse, devint sa concubine et le
suivit partout dans ses combats. Lors de la dernière
bataille contre Liu Bang (刘邦), la bataille de Gaixia (垓下之战),
sorte de Waterloo chinois, elle refusa d’abandonner
Xiang Yu qui tentait de la sauver et se suicida. Il
avait trente ans, elle en avait seize, dit-on.
Ce qui est
souvent passé sous silence, c’est qu’elle a |
indirectement
contribué à la défaite de Xiang Yu, car, comme elle
était tombée dans une embuscade d’un général de Liu
Bang, Xiang Yu engagea pour la sauver un combat qui lui
fit perdre beaucoup d’hommes, alors qu’il était déjà
dans une situation très difficile. Cet épisode éclaire
la réaction que
Zhang Ailing prête à Yu
Ji à la fin de sa nouvelle, et qui induit son acte
fatal.
Zhang Ailing
décrit de manière très personnelle les derniers moments
des deux personnages, qui sont les plus connus (2).
C’est une peinture très vivante, poétique, visuelle et
colorée, de ces dernières heures, entre le milieu de la
nuit et les premières lueurs de l’aube, l’écoulement du
temps étant évoqué par la diminution de la taille de la
chandelle qui éclaire une bonne partie de la scène. Il
faut noter en particulier le caractère quasiment
cinématique de certaines des descriptions, qui sera
l’une des caractéristiques marquantes de l’art narratif
de
Zhang Ailing et en fera
une excellente scénariste.
Si la partie
introductive tire un peu vers l’exercice de style, la
nouvelle est écrite par ailleurs dans une langue très
littéraire, ciselée, concise, superbement rythmée,
scandée |
|
Yu Ji et l’épée de Xiang Yu |
en mots de deux
caractères, doublés, de temps à autre, pour renforcer le sens ou
au contraire
l’atténuer.
Zhang Ailing utilise ici nombre de caractères
rares et recherchés, donnant une impression de langue
sophistiquée, légèrement obsolète, qui s’accorde parfaitement
avec son sujet.
Xiang Yu et Yu Ji |
|
Quand au fond,
il est tout aussi personnel, et original.
Zhang Ailing fait de Yu
Ji son alter ego, son double : à travers les réflexions
qu’elle lui prête, dans la nuit, au bord du gouffre tout
proche, l’auteur livre ses propres doutes, ses propres
peurs, ses propres aspirations. Elle change même
l’histoire telle qu’on la connaît : chez elle, Xiang Yu
ne cherche pas à sauver Yu Ji, mais au contraire à
l’entraîner dans la mort avec lui. On sent l’image
délétère du père de l’écrivain derrière ces lignes.
Il faut noter
que le texte a été écrit en 1937 : c’est une des
premières nouvelles de
Zhang Ailing,
écrite alors qu’elle avait 17 ans, l’âge de Yu Ji,
justement ! Elle était encore au lycée, et on dit que la
nouvelle fit l’admiration de son |
professeur … En tout
cas, elle contient déjà en germe les qualités stylistiques et
les caractéristiques narratives qui seront développées dans les
œuvres suivantes.
(1) Voir la critique de
ce film dans les deux articles :
http://blogs.allocine.fr/blogs/posts-preview.blog?pid=302230
et
http://blogs.allocine.fr/blogs/posts-preview.blog?pid=302394
(2) L’actualité met en
exergue un épisode précédent de l’histoire de Xiang Yu, le
banquet de Hongmen, sujet du nouveau film de Lu Chuan,
actuellement en cours de tournage : voir
http://cinemachinois.blogs.allocine.fr/cinemachinois-303709-cannes__lu_chuan_trouve_un_distributeur_pour_son_prochain_film__the_last_supper_.htm
Note : les divisions
ont été ajoutées pour faciliter la lecture.
Texte et
vocabulaire :
I
夜风丝溜溜地1吹过,把帐篷顶上的帅字旗吹得豁喇喇乱卷2。
在帐篷里,一支红蜡烛,烛油淋淋漓漓地淌下来3,淌满了古铜高柄烛台的浮雕的碟子4。在淡青色的火焰中,一股一股乳白色的含着稀薄的呛人的臭味的烟袅袅上升5。项羽*,那驰名天下的江东叛军领袖6,巍然地跽7在虎皮毯上,腰略向前俯,用左肘撑着膝盖8,右手握着一块蘸了漆9的木片,在一方素帛上沙沙地画着10。他有一张粗线条的脸庞,皮肤微黑,阔大,坚毅的方下巴11。那高傲的薄薄的嘴唇紧紧抿着12,从嘴角的微涡起,两条疲倦的皱纹深深地切过两腮13,一直延长到下颔13。他那黝黑的眼睛,虽然轻轻蒙上了一层忧郁的纱,但当他抬起脸来的时候,那乌黑的大眼睛里却跳出了只有孩子的天真的眼睛里才有的焰焰的火花14。
“米九石,玉蜀黍八袋,杂粮十袋15。虞姬*!”他转过脸向那静静地立在帷帐前拭抹着佩剑上的血渍16的虞姬,他眼睛里爆裂17的火花照亮了她的正在帐帷的阴影中的脸。“是的,我们还能够支持两天。我们那些江东子弟兵18是顶聪明的。虽然垓下19这贫瘠的小土堆没有丰富的食料可寻,他们会网麻雀,也会掘起地下的蚯蚓20。让我看——从垓下到渭州21大约要一天,
从渭州到颍城21,如果换一匹新马的话,一天半也许可以赶到了。
两天半……虞姬,三天之后,我们江东的屯兵会来解围的22。” “一定,一定会来解围的。”虞姬用团扇轻轻赶散了蜡烛上的青烟。
“大王,我们只有一千人,他们却有十万……” “啊,他们号称十万23,然而今天经我们痛痛快快一阵大杀,据我估计,决不会超过七万五的数目了。”他伸了个懒腰24。 “今天这一阵厮杀25,无论如何,总挫了他们一点锐气26。我猜他们这两天不敢冲上来挑战了。——哦,想起来了,你吩咐过军曹预备滚木和擂石27了没有?”
“大王倦了,先休息一会吧,一切已经照您所嘱咐的做去了28。”
01
丝溜溜
sīliūliū
bruit du vent qui siffle
02
帐篷
zhàngpeng
tente
帅字旗
shuàizi qí le
drapeau du commandant en chef (portant le caractère shuài,
non simplifié
帥)
豁喇喇
huòlǎlǎ sonore
et fringant, comme le drapeau qui claque dans le vent
Note : cette première
phrase est sans doute une allusion à un chant de l’opéra
« Mu Guiying prend le commandement »
(《穆桂英挂帅》) :
un grand vent agite le drapeau du commandant (大风吹倒帅字旗)
|
|
帅字旗
le drapeau du commandant
en chef |
03
淋淋漓漓
línlínlílí
s’écouler goutte à goutte
淌
tǎng
couler (goutte à
goutte)
04
浮雕
fúdiāo
sculpture en
relief
05
稀薄
xībó
fin
呛人
qiàngrén
qui fait suffoquer
袅袅
niǎoniǎo
dessiner des volutes
06
驰名
chímíng
célèbre
江东叛军
jiāngdōng
pànjūn
l’armée rebelle de l’est de la rivière Jiang
Note : référence aux
débuts de Xiang Yu qui, en 209 avant JC, suivit son oncle le
général Xiang Liang dans une rébellion contre l’empereur des
Qin.
07
巍然
wēirán
majesteux, imposant
跽 jì
=长跪
être à genoux
08
肘
zhǒu
coude
膝盖
xīgài
genou
撑
chēng
s’appuyer sur
09
蘸了漆
zhànleqī
laqué
10
素帛 :
素
sù
simple
帛 bó
soie
沙沙 shāshā
(onomatopée) bruissement (feuilles…)
11
坚毅
jiānyì
ferme, obstiné
12
高傲
gāo'ào
arrogant
薄薄
bóbó fin
紧紧抿着
jǐnjǐn mǐnzhe
(lèvres
嘴唇)
serrées fermement
13
皱纹
zhòuwén
rides
腮
sāi
joue
颔 hàn
menton
14
焰
yàn
flamme/flamber
15
石
ici dàn (中国市制容量单位,十斗为一石)
unité de mesure de volumes pour les céréales (équivalent à 10
dòu, environ 1 hl)
玉蜀黍 yùshǔshǔ
maïs (=
玉米)
|
|
carte de la province avec Lingbi
à côté de Suzhou |
16
拭抹
shìmǒ
essuyer (visage…)
佩剑
pèijiàn
épée
血渍
xuèzì
tâche de sang
17
爆裂
bàoliè
éclater
18
子弟兵
zǐdìbīng
une armée
de soldats issus du même endroit,
Note : devenu terme
affectueux pour désigner l’Armée de Libération - l’armée du
peuple, notre armée
19
垓下
Gāixià
village au nord de l’Anhui, district de Lingbi (灵璧县)
dans la municipalité de Suzhou (宿州),
lieu de la bataille du même nom (voir introduction)
20
蚯蚓
qiūyǐn
ver de terre
21
渭州
wèizhōu Weizhou
颍城
yǐngchéng
Yingcheng
(sur la rivière Ying, qui a sa source à l’est du Henan mais se
jette ensuite dans la rivière Huai (淮河) au nord-ouest de l’Anhui).
|
|
entrée du site de la
bataille |
22
屯兵
túnbīng
troupes en
garnison
解围
jiěwéi
rompre un siège (Xiang Yu était assiégé de trois côtés)
23
号称
hàochēng
être connu comme / prétendre être, se dire…
24
伸懒腰
shēnlǎnyāo
s’étirer
25
厮杀
sīshā
combat corps à
corps
26
挫
cuò
rabattre,
émousser
锐气
ruìqì
ardeur, esprit combatif
27
滚木
gǔnmù (古代作战时从高处推下以打击敌人的圆木)
autrefois, rondins que l’on faisait
rouler d’une hauteur d’une
tour ou d’une montagne sur des assaillants pour ralentir leur
progression
擂石
lèishí pierres que
l’on projetait en même temps sur l’ennemi
28
嘱咐
zhǔfù
recommander, exhorter
IIa 她依照着每晚固定的工作做去。侍候1他睡了之后,就披上一件斗篷2,一只手拿了烛台,另一只手护住了烛光,悄悄地出了帐篷。
夜是静静的,在迷镑的薄雾中,小小的淡白色的篷帐缀遍了这土坡3,在帐子缝里漏出4一点一点的火光,正像夏夜里遍山开满的红心白瓣的野豆花5一般。战马呜呜悲啸6的声音卷在风里远远传过来,守夜人一下一下敲着更7,绕着营盘用单调的步伐走着8。
虞姬裹紧了斗篷,把宽大的袖口遮住了9那一点烛光,防它被风吹灭了。在黑暗中,守兵的长矛10闪闪地发出微光。马粪的气味,血腥,干草香,静静地在清澄的夜的空气中飘荡11。
她停在一座营帐前,细听里面的声音。
两个兵士赌骰子12,用他们明天的军粮打赌,一个梦呓的老军呢喃地13描画他家乡的香稻米的滋味。
虞姬轻轻地离开了他们。
她第二次停住的地方是在前线的木栅栏前面14。杂乱地,斜坡上堆满了砍下来的树根,木椿,沙袋,石块,粘土15。哨兵擎着蛇矛来往踱着16,红灯笼在残破的雉堞的缺口里17摇晃着,把半边天都染上一层淡淡的红光。她小心地吹熄了蜡烛,把手弯支在木栅栏上,向山下望过去;那一点一点密密猛猛的火光,闪闪烁烁18,多得如同夏天草窝里的萤火虫19——那就是汉王与
他所招集的四方诸侯的十万雄兵云屯雨集的大营20。
虞姬托着腮凝想着。冷冷的风迎面吹来,把她肩上的飘带吹得瑟瑟乱颤21。
她突然觉得冷,又觉得空虚,正像每一次她离开了项王的感觉一样。如果他是那炽热的22,充满了烨烨的光彩22,喷出耀眼欲花的ambition的火焰的太阳,她便是那承受着,反射着他的光和力的月亮23。她像影子一般地跟随他,经过漆黑的暴风雨之夜,经过战场上非人的恐怖,也经过饥饿,疲劳,颠沛24,永远的。当那叛军的领袖骑着天下闻名的乌骓马25一阵暴风似地驰过的时候26,江东的八千子弟总能够看到后面跟随着虞姬,那苍白,微笑的女人,紧紧控着马缰绳27,淡绯色的织锦28斗篷在风中鼓荡。十余年来,她以他的壮志为她的壮志29,她以他的胜利为她的胜利,他的痛苦为她的痛苦。然而,每逢他睡了,她独自掌了蜡烛出来巡营的时候,她开始想起她个人的事来了。她怀疑她这样生存在世界上的目标究竟是什么。
他活着,为了他的壮志而活着。他知道怎样运用他的佩刀,他的长矛,和他的江东子弟去获得他的皇冕30。然而她呢?她仅仅是他的高吭的英雄的呼啸的一个微弱的回声31,渐渐轻下去,轻下去,终于死寂了。如果他的壮志成功的话——远远地,在山下汉军的营盘里一个哨兵低低
地吹起号角来32,那幽幽的,凄楚的角声,单调、笨拙,然而却充满了沙场上的哀愁33的角声,在澄静的夜空底下回荡着。天上的一颗大星渐渐地暗了下去。她觉得一颗滚热的泪珠落在她自己的手背上。
——
01
侍候
shìhòu
servir, veiller sur
02
披上
pīshàng mettre sur
les épaules
斗篷
dǒupeng
cape,
pélerine
03
缀
zhuì
coudre / unir,
joindre
遍
biàn
partout
土坡
tǔpō
pente de terre
04
漏出
lòuchū
filtrer, fuir
05
野豆
yědòu
haricot sauvage ou glycine tubéreuse
06
呜呜
wūwū
hululer, mugir…
啸
xiào
siffler, hurler,
mugir
07
守夜
shǒuyè
monter la garde de
nuit
敲更
qiāogēng
sonner, battre les veilles
08
营盘
yíngpán
camp
militaire
单调
dāndiào
monotone
步伐
bùfá
pas
09
遮住
zhēshù
cacher, couvrir
10
长矛
chángmáo
lance
11
飘荡
piāodàng
flotter, aller à la dérive
12
赌骰子
dú tóuzi
jouer aux
dés
13
梦呓
méngyì
parler dans ses
rêves
呢喃
nínán
marmonner
14
栅栏
zhàlan
barrière, clôture
15
砍下来
kǎnxiàlái
couper, abattre
椿 chūn
cèdre
粘土
niántǔ
argile
16
哨兵
shàobīng
sentinelle
擎
qíng
soulever, tenir en
l’air
往踱 duó
faire les cent pas
蛇矛
shémáo
lance-serpent, lance qui avait une lame en forme de serpent,
caractéristique des récits historiques comme « Les Trois
Royaumes », etc…
17
雉堞
zhìdié
crénelage
18
闪烁
shǎnshuò
scintiller
19
萤火虫
yínghuǒchóng
ver
luisant, luciole
20
诸侯
zhūhóu
litt. tous les dignitaires = les vassaux d’un prince, d’un empereur
雄兵
xióngbīng
armée puissante
云屯雨集
yúntún yǔjí
(chengyu) comme des nuages amoncelés et une pluie dense
21
瑟瑟乱颤
sèsè luànchàn
(faire)
trembler 飘带
piāodài
ruban
22
炽热
chìrè
brûlant, ardent
烨烨
yèyè
brillant
|
|
蛇矛
lance-serpent |
23
火焰的太阳
…
月亮
opposition des
deux personnages : Xiang Yu, personnage solaire, possédé de la
flamme de l’ambition et du désir (dépeint avec des adjectifs qui
ont tous la clé du feu), et Yu Ji, personnage lunaire, qui ne
fait que réfléchir (反射) cet éclat et n’est qu’une ombre (影子一般). Image renforcée par celles qui suivent. C’est le monde de Zhang Ailing
en quelques phrases : image
d’elle-même à l’époque où elle écrit
et, au-delà, critique de la place de la femme dans la société,
chinoise ou autre.
24
颠沛
diānpèi
(en général
suivi de
流离
liúlí)
être jeté sur les routes, contraint à une vie d’errance
25
乌骓马
wūzhuīmǎ
cheval noir
avec des tâches blanches, noir-pie – c’était aussi le nom du
cheval.
26
驰
chí
aller au galop
27
缰绳
jiāngshéng
rênes
28
绯
fēi
pourpre,
cramoisi
织锦
zhījǐn
brocart
29
壮志
zhuàngzhì
idéaux élevés, nobles aspirations
30
皇冕
huángmiǎn
couronne
d’empereur
31
高吭
gāokēng
prononcé
d’une voix forte
呼啸
hūxiào
siffler (vent)
32
吹起号角
chuīqǐ
hàojiǎo
(faire) sonner le clairon
33
哀愁
āichóu
tristesse, affliction
IIb 啊,假如他成功了的话,她得到些什么呢?她将得到一个“贵人”的封号1,她将得到一个终身监禁的处分2。她将穿上宫妆,整日关在昭华殿的阴沉古黯的3房子里,领略4窗子外面的月色,花香,和窗子里面的寂寞。她要老了,于是他厌倦了她5,于是其他的数不清的灿烂的流星飞进他和她享有的天宇6,隔绝了她十余年来沐浴着的阳光7。她不再反射他照在她身上的光辉,她成了一个被蚀的明月,阴暗、忧愁、郁结,发狂8。当她结束了她这为了他而活着的生命的时候,他们会送给她一个“端淑贵妃”或“贤穆贵妃”的谥号9,一只锦绣装裹的沉香木棺椁10,和三四个殉葬的奴隶11。这就是她的生命的冠冕12。
她又厌恶又惧怕她自己的思想
。
“不,不,我今晚想得太多了!捺住它13,快些捺住我的思潮!”她低下了头,握住拳头,指甲深深地掐到肉里去,她那小小的,尖下颏的脸发青而且微颤像风中的杏叶14。“回去吧!只要看一看他的熟睡的脸,也许我就不会再胡思乱想了。”
她拿起蜡烛台,招呼近旁的哨兵过来用他的灯笼点亮了她的蜡烛。正当她兜紧了风帔15和斗篷预备转身的时候,她突然停住了。
01
封号
fēnghào
titre conféré par un empereur
02
终身监禁
zhōngshēn
jiānjìn
prison à vie
03
阴沉古黯
yīnchén gǔ’àn
sombre et
sinistre
04
领略
lǐnglüè
goûter, apprécier
05
厌倦
yànjuàn
se
fatiguer, se lasser de
06
天宇
tiānyǔ
l’infinité du ciel, l’univers
07
隔绝
géjué
isoler
沐浴
mùyù
se baigner / être baigné, irradié par (lumière…)
08
蚀
shí
éroder
忧愁
yōuchóu
être
affligé, déprimé
郁结
yùjié
réprimer, refouler
09
谥号
shìhào
titre posthume
端淑贵妃
duānshū
guìfēi
concubine (impériale) de premier rang et de suprême beauté
贤穆贵妃
xiánmù guìfēi
concubine (impériale)
de premier rang et d’éminente vertu
10
锦绣装裹
jǐnxiù
zhuāngguo
un splendide linceul
棺椁
guānguǒ
cercueils extérieur (椁) et
intérieur (棺)
dans une sépulture ancienne
11
殉葬
xùnzàng
enterré
vivant avec un mort
奴隶
núlì
esclave
12
冠冕
guānmiǎn
couronne royale / ici : couronnement, apogée
13
捺住
nàzhù
contenir, réprimer
14
杏叶
xìngyè
feuille
d’abricotier
15
兜紧
dōujǐn
serrer (pour
résister au vent :
兜风)
风帔
fēngpèi
pélerine portée autrefois par les femmes pour se protéger du
vent
III
从山脚下的敌兵的营垒里1传出低低的,幽闲的,懒洋洋的唱小调的歌声2。很远,很远,咬字3也不大清晰,然而,风正朝山上吹,听得清清楚楚的楚国乡村中4流行的民歌《罗敷姐》5。
先是只有一只颤抖的,孤零的喉咙在唱6,但,也许是士兵的怀乡症被淡淡的月色勾了上来了吧,四面的营盘里都合唱起来了。《罗敷姐》唱完了,一阵低低的喧笑7,接着又唱起《哭长城》来8。
虞姬木然站着,她先是略略有些惶惑9。
“他们常唱这个么?”她问那替她燃蜡烛的哨兵10。
“是的,”那老兵在灯笼底下霎了霎眼11,微微笑着。“我们都有些不信那班北方汉子有这般好的喉咙哩。”
虞姬不说话,手里的烛台索索地乱颤。扑地一声,灯笼和蜡烛都被风吹熄了。在昏暗中,她的一双黑眼珠直瞪瞪向前望着,像猫眼石一般地微微放光12,她看到了这可怖的事实。
等那哨兵再给她点亮了蜡烛的时候,她匆匆地回到有着帅字旗的帐篷里去。
她高举着蜡烛站在项王的榻前13。他睡得很熟,身体微微蜷着13,手塞在枕头底下,紧紧抓着一把金缕小刀14。他是那种永远年轻的人们中的一个;虽然他那纷披在额前的乱发已经有几茎15灰白色的,并且光阴的利刃15已经在他坚凝的前额上划了几条深深的皱痕16,他的睡熟的脸依旧含着一个婴孩的坦白和固执17。他的粗眉毛微微皱着,鼻子带着倔强的神气17,高贵的嘴唇略微下垂,仿佛是为了发命令而生的。
虞姬看着他——不,不,她不能叫醒他告诉他悲惨的一切。他现在至少是愉快的;他在梦到援
兵的18来临,也许他还梦见内外夹攻19把刘邦的大队杀得四散崩溃20,也许他还梦见自己重新做了诸侯的领袖,梦见跨了乌骓整队进了咸阳21,那不太残酷了么,假如他突然明白过来援军是永远不会来了?
虞姬脸上凝结了一颗一颗大汗珠。她瞥见了22布篷上悬挂着的那把佩剑——如果
——如果他 在梦到未来的光荣的时候忽然停止了呼吸——
譬如说,那把宝剑忽然从篷顶上跌下来刺进了
他的胸膛——她被她自己的思想骇住了23。汗珠顺着她的美丽的青白色的面颊24向下流。
红烛的火光缩得只有蚕豆小25。项王在床上翻了个身。
01
营垒
yínglěi
camp
fortifié
02
幽闲
yōuxián
tranquille
et serein
懒洋洋
lǎnyāngyāng
indolent, nonchalant
小调
xiǎodiào
d’un
genre mineur, sans importance
03
咬字
yǎozì
prononciation (en
particulier à l’opéra)
04
楚国
chǔguó
l’Etat de Chu : l’un des Etats de la période des Printemps et Automnes
et des Royaumes combattants. A l’apogée de sa puissance, il
couvrait les provinces actuelles du Hunan, Hubei, Henan, Anhui
et des parties du Jiangsu du Jiangxi. Il fut conquis par l’Etat
de Qin en 223 avant
Jésus-Christ, ce qui ouvrit la voie à
l’unification et au premier empire. Mais, après la mort du
premier empereur, la population de Chu commença à se révolter et
mena des insurrections violentes. L’un des rebelles se proclama
roi de Chu, mais il fut vaincu par Xiang Liang, l’oncle de Xiang
Yu…
05
《罗敷姐》Luófū
jiě titre
d’une chanson (Luofu est une femme vertueuse)
06
孤零
gūlíng
isolé
喉咙
hóulóng
gorge,
gosier
07
喧笑
xuānxiào
rire
sonore
08
《哭长城》kū
Chángchéng
litt. pleurer sur la Grande Muraille : histoire célèbre de Meng
Jiang (孟姜女)dont
le mari a été enrôlé pour construire la Grande Muraille ; elle
part lui apporter des vêtements chauds pour l’hiver, mais, quand
elle arrive, il est déjà mort, alors elle pleure à l’endroit où
il travaillait : le mur s’effondre, et le cadavre de son mari
lui apparaît…
09
惶惑
huánghuò
avoir de
l’appréhension
10
替
tì
pour
燃
rán
allumer
11
霎眼
shàyǎn
cligner de l’œil
12
猫眼石
māoyǎnshí
œil de chat
(de lynx)
放光
fàngguāng
briller (yeux)
13
榻
tà
lit bas et étroit,
lit de camp
蜷
quán
rouler en boule (corps)
14
金缕
jīnlǚ fil
d’or
15
茎
jīng
tige, brin…
利刃
lìrèn
lame
aiguisée
16
皱痕
zhòuhén
petites, fines rides
17
坦白
tǎnbái
candide
固执
gùzhí
obstiné, entêté =
倔强 juéjiàng
神气
shénqì
manière
18
援
yuán
soutenir / venir en
renfort
19
夹攻
jiāgōng
mouvement de tenailles (attaque)
20
四散崩溃
sìsàn
bēngkuì se
disperser dans toutes les directions et s’effondrer
21
咸阳
Xiányáng
la ville de
Xianyang, dans l’actuel Shaanxi (non loin de Xi’an), qui fut la
capitale de
l’Etat de Qin pendant la période des Royaumes
combattants : c’est pour cette raison que Yu Ji imagine Xiang Yu
rêver d’entrer dans Xiangyang.
22
瞥见
piéjiàn
jeter un coup d’œil sur
23
骇
hài
être horrifié
24
面颊
miànjiá
joue
25
缩
suō
se
contracter, se réduire
蚕豆
cándòu fève
IV
“大王,大王……”她听见她自己沙哑的声音在叫。
项王骨碌一声1坐了起来,霍地一下把小刀拔出鞘来2。
“怎么了,虞姬?有人来劫营了么3?”
“没有,没有。可是有比这个更可怕的。大王,你听。”
他们立在帐篷的门边。《罗敷姐》已经成了尾声,然而合唱的兵士更多了,那悲哀的,简单的节拍4从四面山脚下悠悠扬扬地4传过来。
“是江东的俘虏5在怀念着家乡?”在一阵沉默之后,项王说。
“大王,这歌声是从四面传来的。”
“啊,汉军中的楚人这样——这样多么?”
在一阵死一般的沉寂里,只有远远的几声马嘶6。
“难道——难道刘邦已经尽得楚地了?”
虞姬的心在绞痛7,当她看见项王倔强的嘴唇转成了白色,他的眼珠发出冷冷的玻璃一样的光辉,那双眼睛向前瞪着的神气是那样的可怕,使她忍不住用她宽大的袖子去掩住它。她能够觉得他的睫毛在她的掌心急促地翼翼扇动8,她又觉得一串冰凉的泪珠从她手里一直滚到她的臂弯里9,这是她第一次知道那英雄的叛徒也是会流泪的动物。
“可怜的……可怜的……”底下的话听不出了,她的苍白的嘴唇轻轻翕动着10。
他甩掉她的手11,拖着沉重的脚步,歪歪斜斜走12回帐篷里。 她跟了进来,看见他伛偻着腰13坐在榻上,双手捧着头。蜡烛只点剩了拇指长的一截14。残晓的15清光已经透进了帷幔16。“给我点酒。”他抬起眼来说。
当他提着满泛了琥珀的流光17的酒盏在手里的时候,他把手撑在膝盖上,微笑地看着她。
“虞姬,我们完了。我早就有些怀疑,为什么江东没有运粮到垓下来。过去的事多说也无益。我们现在只有一件事可做——
冲出去。看这情形,我们是注定了要做被包围的困兽了18,可
是我们不要做被猎的,我们要做猎人。明天——啊,不,今天——今天是我最后一次的行猎
了。
我要冲出一条血路,从汉军的军盔上面19踏过去!哼,那刘邦,他以为我已经被他关进
笼子里了吗?
我至少还有一次畅快的围猎的机会20,也许我的猎枪会刺穿他的心,像我刺穿
一只贵重的紫貂一样21。虞姬,披上你的波斯软甲22,你得跟随我,直到最后一分钟。我们都要死在马背上。”
01
骨碌
gūlu
rouler
02
霍地
huòde
aussitôt, très vite
拔出鞘
báchūqiào
dégainer
03
劫营
jiéyíng
attaquer le
camp par surprise (劫
jié
voler, piller)
04
节拍
jiépāi
mesure, cadence
悠扬
yōuyáng
mélodieux, harmonieux
05
俘虏
fúlǔ
prisonnier
06
马嘶
mǎsī
(马的嘶鸣)
le hennissement
des chevaux
07
绞痛
jiǎotòng
(cœur) se serrer
08
睫毛
jiémáo
cils
掌心
zhǎngxīn
creux de la main
急促
jícù
rapide, pressé
翼 yì
côté
扇动
shāndòng
battre (mouvement d’éventail)
09
臂弯
bìwān
creux du bras (quand il est replié)
10
翕动
xīdòng
s’ouvrir et se
fermer (lèvres)
11
甩掉
shuǎidiào
rejeter, se
libérer de
12
歪斜
wāixié
de travers
13
伛偻腰
yǔlǚ yāo
=
腰背向前弯曲 courber
la taille, se pencher
14
一截
yì jié
un morceau, un
bout
15
残晓
cánxiǎo :
晓 xiǎo
l’aube
残 cán
qui n’est pas entier, incomplet
16
帷幔
wéimàn
(lourde) tenture
17
满泛
mǎnfàn
diffuser
琥珀
hǔpò
ambre
流光
liúguāng
lueur de la
lune
18
注定
zhùdìng
être voué,
condamné à
包围
bāowéi
encercler
困兽
kùnshòu
bêtes aux abois
19
军盔
jūnkuī
casque
20
畅快
chàngkuài
libre de tout
souci, sans entraves
围猎
wéiliè
chasser (en encerclant)
21
紫貂
zǐdiāo
zibeline
22
波斯软甲
Bōsī ruǎnjiǎ
armure
souple de Perse (=
锁子甲 suǒzǐ jiǎ) :
cotte de mailles
V
“大王,我想你是懂得我的,”虞姬低着头,用手理着项王枕边的小刀的流苏1。
“这是你最后一次上战场,我愿意您充分地发挥你的神威2,充分地享受屠杀的快乐3。我不会跟在您的背后,让您分心,顾虑我4,保护我,使得江东的子弟兵讪笑您为了一个女人失去了战斗的能力。”
“噢,那你就留在后方,让汉军的士兵发现你,去把你献给刘邦吧!5”
虞姬微笑。她很迅速地把小刀抽出了鞘,只一刺,就深深地刺进了她的胸膛。
项羽冲过去托住她的腰,她的手还紧紧抓着那镶金的刀柄6,项羽俯下他的含泪的火一般明的大眼睛紧紧瞅着她7。她张开她的眼,然后,仿佛受不住这样强烈的阳光似的,她又合上了它们。项羽把耳朵凑到她的颤动的唇边,他听见她在说一句他所不懂的话:
“我比较喜欢那样的收梢。”
等她的身体渐渐冷了之后,项王把她胸脯上的刀拔了出来,在他的军衣上揩抹掉血渍。然后,咬着牙,用一种沙嗄的8野猪的吼声似的声音,他喊叫:
“军曹,吹起画角9!吩咐备马10,我们要冲下山去!”
01
流苏
liúsū frange,
gland
02
神威
shénwēi
puissance invincible, prouesse martiale
03
屠杀
túshā
massacre
04
分心
fēnxīn
se laisser
distraire
顾虑
gùlǜ avoir
des appréhensions
05
献
xiàn
s’offrir (en
sacrifice)
06
镶金
xiāngjīn
incrusté d’or
07
瞅
chǒu
regarder
08
沙嗄
shāgā
=
沙哑 shāyǎ enroué,
rauque
09
军曹
jūncáo
(军队的下级军官)
officier de rang
inférieur
吹起号角
chuīqǐ hàojiǎo
faire sonner le clairon
10
吩咐备马
fēnfù bèimǎ
ordonner de
seller les chevaux
(一九三七年)1937
Traduction :
I
Le vent sifflait dans
la nuit, faisant allègrement claquer le drapeau du commandement
sur le toit de la tente.
Dans la tente, une
bougie rouge, dont le suif s’écoulait goutte à goutte dans la
coupelle ciselée du haut chandelier de bronze. De la flamme
verdâtre s’élevaient de fines volutes de fumée laiteuse qui
répandaient une odeur nauséabonde suffocante. Commandant
éminemment célèbre de l’armée rebelle de l’est de la rivière
Jiang, Xiang Yu, majestueux, était là, à genoux sur la peau de
tigre qui servait de tapis, légèrement penché en avant, le coude
gauche appuyé sur un genou, tenant un panneau de bois laqué
portant un carré de soie sur lequel il écrivait de la main
droite avec un bruissement du pinceau. Il avait un large visage
aux traits grossiers, la peau sombre et le menton carré et
volontaire. Ses lèvres fines étaient fermement serrées,
dessinant aux coins une minuscule fossette, et deux rides
profondes, creusées par la fatigue, lui coupaient les joues
jusqu’à la mâchoire. Quant à ses grands yeux noirs, bien que
voilés d’une certaine tristesse, l’expression qu’on y lisait,
dès qu’il levait la tête, était l’ardente flamme d’une innocence
enfantine.
« Riz, un hectolitre,
maïs, neuf sacs, céréales diverses, dix sacs. Yu Ji ! ». Il
tourna la tête vers celle qui, à l’entrée de la tente, essuyait
calmement les tâches de sang qui maculaient une épée, et la
flamme violente illuminant ses yeux vint soudain éclairer le
visage encore dans l’ombre de Yu Ji. « Oui, nous pouvons tenir
encore deux jours. Ils sont intelligents, nos soldats de l’armée
de l’est de la rivière Jiang. Bien qu’on ne puisse guère trouver
de nourriture dans ce trou désolé de Gaixia (voc 19), ils
arrivent à piéger des moineaux, et même à déterrer des vers de
terre. Voyons un peu – de Gaixia à Weizhou, il faut à peu près
une journée, et de Weizhou, si on arrive à changer de chevaux,
on doit pouvoir arriver à Yingcheng en une journée et demie.
Soit deux jours et
demi… Yu Ji, dans trois jours notre garnison pourra rompre le
siège. »
« Certainement, aucun
doute, » dit Yu Ji en dispersant la fumée de la chandelle d’un
léger mouvement de son éventail rond. « Mon roi, nous n’avons
que mille hommes, mais eux en ont cent mille… »
« Ah, on les appelle
bien les cent mille, et aujourd’hui ils nous ont fait subir un
terrible carnage, mais, selon moi, ils ne doivent pas être plus
de soixante quinze mille, » dit-il en s’étirant. « Le combat
corps à corps d’aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, a
émoussé leur ardeur combative. Je parierais qu’ils ne vont pas
tenter une autre attaque dans les deux jours qui viennent – Ah,
mais est-ce que tu as bien pensé à donner l’ordre aux officiers
de préparer des billes de bois et des projectiles (voc 27) ? »
« Mon roi, vous êtes
épuisé, dit Yu Ji, il faut vous reposer, tout a déjà été
exécuté. »
IIa
Elle termina les tâches
qui lui incombaient chaque soir, puis, jetant une cape sur les
épaules, prenant un bougeoir dans une main, et protégeant la
flamme de l’autre, elle sortit tout doucement de la tente.
La nuit était
parfaitement calme ; à travers les minces lambeaux de brume, on
pouvait distinguer, un peu partout sur la pente, des petites
tentes blanchâtres dont les fentes laissaient passer des éclats
de lumière, tels, dans les nuits d’été, les pistils rouges au
milieu des pétales blancs des glycines sauvages. On entendait au
loin, portée par le vent, la plainte lugubre des chevaux de
bataille, et le son répété des sentinelles battant les veilles
dans la nuit, en parcourant le camp d’un pas monotone.
Yu Ji resserra sa cape,
en protégeant la mèche de la bougie de sa large manche pour
empêcher le vent de l’éteindre. Dans l’obscurité, les longues
lances des gardes lançaient par intermittence de brefs éclats
lumineux. L’odeur de crottin et de sang et la senteur de l’herbe
sèche flottaient dans l’air pur de la nuit.
Elle s’arrêta devant
une tente, en prêtant l’oreille aux sons qui venaient de
l’intérieur.
Deux soldats étaient en
train de jouer aux dés, en misant leur ration de céréales du
lendemain, et un vieux militaire qui marmonnait en rêvant
décrivait l’odeur parfumée du riz de chez lui.
Yu Ji s’éloigna
doucement.
La deuxième fois
qu’elle s’arrêta, ce fut devant la barrière de bois qui marquait
la ligne de front. La terre, là, était un chaos, jonchée de tous
côtés de racines de cèdres abattus en travers de la pente, de
sacs de sable, de rochers, de blocs d’argile. Des sentinelles
faisaient les cent pas en brandissant des lances à lames
serpentines (voc 16), éclairés par des lanternes rouges qui se
balançaient dans les creux des crénelages effondrés, en
projetant une vague lueur rougeoyante dans la partie du ciel
au-dessus d’elles. Elle souffla la bougie pour plus de
précaution, et s’appuya, les bras repliés, sur la barrière de
bois, en regardant vers le bas de la montagne : là-bas, on
pouvait voir scintiller ici et là des éclats soudains de feux
semblables à des lucioles cachées dans des nids d’herbes les
jours d’été – c’était le camp du roi de Han et de son armée de
cent mille valeureux combattants, tous nobles dignitaires venus
de tous côtés se mettre sous ses ordres.
La tête dans les mains,
Yu Ji était plongée dans ses pensées. Le vent froid lui
soufflait en plein visage, et faisait frémir dans tous les sens
les rubans sur ses épaules.
Elle eut soudain une
sensation de froid, doublée d’une sensation de vide, comme
chaque fois qu’elle
s’éloignait de Xiang Yu. S’il était un
soleil ardent, exsudant les feux aveuglants d’une brûlante
ambition, elle, elle était l’astre lunaire qui en reflétait
l’éclat et la puissance. Elle le suivait comme une ombre, dans
les nuits d’encre balayées de tempêtes, dans l’inhumanité
terrorisante des combats, contrainte à une vie d’errance sans
fin, en proie à la faim et à la fatigue.
Quand ce commandant
d’armée rebelle, monté sur son célèbre cheval Noir-Pie, passait
au triple galop tel une bourrasque, ses huit mille soldats
pouvaient voir Yu Ji suivre derrière en bridant très fort son
cheval, blême et souriante, sa cape de brocart d’un pourpre pâle
flottant derrière elle dans le vent. Cela faisait maintenant
plus de dix ans qu’elle avait fait siens ses idéaux, fait siens
ses succès, fait siennes ses peines. Mais chaque fois qu’elle
profitait de son sommeil pour prendre une bougie et aller passer
le camp en revue, elle sentait qu’elle avait un moment à elle.
Elle se demandait alors quel pouvait bien être son propre but en
ce bas monde.
Si elle vivait, c’était
pour ses idéaux à lui. Il savait comment, en utilisant son épée
et sa lance, aller, avec ses frères d’armes, décrocher sa
couronne d’empereur. Mais elle ? Elle n’était que le faible écho
d’un héros au verbe haut, écho dont le murmure allait
décroissant, jusqu’à finalement s’éteindre. S’il réussissait
dans son entreprise – au loin, là-bas, dans le camp de l’armée
Han, au pied de la montagne, une sentinelle sonnait doucement du
clairon, et ce son lointain et misérable, ce son monocorde et
maladroit, et pourtant plein de la douleur du champ de bataille,
se répercutait dans la sérénité de la nuit. Dans le ciel, les
étoiles une à une s’assombrissaient. Elle sentit une larme
brûlante tomber sur le dos de sa main.
IIb
Ah, s’il réussissait,
qu’est-ce qu’elle y gagnerait ? Elle y gagnerait le titre
d’ « Eminence », et une condamnation à la prison à vie. Elle
revêtirait des parures impériales, et resterait toute la journée
enfermée dans les chambres sombre d’un somptueux palais, à
admirer l’éclat de la lune et humer la senteur des fleurs par la
fenêtre, tandis qu’à l’intérieur règnerait la solitude. Elle
vieillirait, alors il se lasserait d’elle, alors d’autres
innombrables et éblouissants météores viendraient pénétrer leur
univers intime, l’isolant de ce soleil qui l’avait irradiée
pendant plus de dix années. Ne réfléchissant plus cette lumière
qui avait illuminé son corps, elle deviendrait un astre lunaire
à l’éclat terni, désormais sombre, réprimant sa tristesse, folle
de douleur. Quand elle en finirait avec cette existence qui lui
avait été vouée toute entière, on lui décernerait le titre de
« Première concubine impériale de suprême beauté » ou
« Première concubine impériale d’éminente vertu », puis on lui
offrirait un splendide linceul et un double cercueil, et on
l’enterrerait avec trois ou quatre esclaves. Ce serait le
couronnement de son existence.
Elle détestait ces
pensées effrayantes.
« Non, non, c’en est
trop, ce soir ! Il faut que je réagisse, que j’en arrête avec ce
genre d’idées. » Baissant la tête, elle serra les poings, les
ongles lui entrant profondément dans la peau ; son minuscule
visage au menton pointu, blême et frissonnant, semblait une
feuille d’abricotier agitée par le vent. « Il faut que je
rentre ! En le voyant profondément endormi, je n’aurai plus ces
pensées hallucinées. »
Elle reprit son
chandelier, et appela la sentinelle pour qu’il vînt lui allumer
sa bougie avec celle de sa lanterne. Mais, alors qu’elle se
préparait à revenir sur ses pas après avoir rajusté sa cape et
sa pèlerine, elle s’arrêta net.
III
Du camp fortifié
ennemi, au pied de la montagne, venait un air paisible chanté
tout bas, sans se presser. Il venait de loin, très loin, les
paroles n’étaient pas claires, mais le vent soufflait dans sa
direction, vers le haut de la montagne, elle pouvait donc
nettement reconnaître le chant populaire du pays de Chu,
« Sœur
Luofu ».
Ce n’était au début
qu’un air un peu hésitant, une voix isolée, mais, peut-être
parce que la lune éveillait chez les soldats la nostalgie du
pays natal, il fut bientôt repris en cœur dans tout le camp. Et
lorsqu’il fut terminé, après un rire contenu, il fut suivi d’un
autre, « Pleurer sur la Grande Muraille ».
Yu Ji s’était figée,
ressentant dès l’abord une certaine appréhension.
« Ils chantent souvent
cela ? » demanda-t-elle à la sentinelle qui venait de lui
allumer sa bougie.
« Oui, » répondit la
sentinelle en souriant et clignant de l’œil à la lumière de sa
lanterne. « On n’aurait jamais pensé que ces gens du Nord
étaient capables de chanter ainsi. »
Yu Ji ne dit rien, mais
le chandelier trembla dans sa main. Dans un soudaine rafale, le
vent éteignit et sa bougie et la lanterne. Dans le noir, ses
yeux scrutant l’obscurité en brillant légèrement comme les
pupilles d’un chat, elle réalisa ce que le chant avait
d’effrayant. Quand la sentinelle lui eut à nouveau allumé sa
bougie, elle partit en courant vers la tente qui arborait le
drapeau du commandement.
Levant le chandelier,
elle s’arrêta devant le lit de camp de Xiang Yu. Il dormait
profondément, légèrement recroquevillé, une main sous
l’oreiller, tenant bien serré un petit poignard incrusté de fils
d’or. Il était un de ces personnages éternellement jeunes ; même
s’il avait déjà quelques cheveux grisonnants parmi ceux qui lui
tombaient en désordre sur le front, et si l’éclat de la lame
faisait apparaître quelques rides profondes sur son front
crispé, son visage profondément endormi reflétait toujours la
même innocence et le même entêtement enfantins. Ses sourcils
froncés, son nez même exprimaient
l’obstination, et ses lèvres,
tombant un peu aux commissures, lui donnaient l’aspect de
quelqu’un né pour commander.
Yu Ji le regardait –
non, non, elle ne pouvait pas le réveiller pour lui apprendre la
triste nouvelle. Au moins, il était heureux, maintenant ; il
voyait sans doute en rêve approcher les renforts, peut-être même
voyait-il les troupes de Liu Bang, prises en tenaille et
massacrées, se débander de tous côtés, ou peut-être se voyait-il
lui-même, à nouveau à la tête de son armée et chevauchant
Pie-Noir, entrer avec ses troupes dans Xianyang (voc 21), alors
ce serait trop cruel de lui faire réaliser que les renforts
n’arriveraient jamais.
Yu Ji sentait des
gouttes de sueur se figer une à une sur son visage. Elle jeta un
coup d’œil à l’épée suspendue sous la tente --- et si -- si,
perdu dans les splendeurs de son rêve, il s’arrêtait brusquement
de respirer -- par exemple, si sa précieuse épée, tombant du
haut de la tente, venait lui transpercer la poitrine – elle fut
effrayée par sa propre pensée. Les gouttes de sueur ruisselaient
de son beau front blême. De la mèche de la chandelle rouge, il
ne restait qu’un bout de la taille d’une fève. Xiang Yu se
retourna dans son lit.
IV
« Mon roi, mon roi … »
s’entendit-elle crier d’une voix enrouée.
Xiang Yu s’assit d’un
bond, en dégainant aussitôt.
« Que se passe-t-il, Yu
Ji ? Le camp est attaqué ?
« Non, non. Mais
il y a bien plus effrayant. Ecoutez. »
Ils allèrent à l’entrée
de la tente. Le chant « Sœur Luofu » arrivait à sa fin, mais les
soldats qui le chantaient en chœur étaient bien plus nombreux ;
la mélodie triste et toute simple avait envahi tout
l’espace au
pied de la montagne et venait des quatre coins de l’horizon.
« Ce sont les
prisonniers de notre armée qui chantent leur nostalgie du pays
natal ? » dit Xiang Yu après un profond silence.
« Mon roi, le chant
vient de tous les côtés. »
« Ah, les gens de Chu
sont-ils ---- sont-ils aussi nombreux dans le camp de Han ? »
Dans le lourd silence
qui suivit, seuls se firent entendre quelques hennissements de
chevaux.
« Se pourrait-il --- se
pourrait-il que Liu Bang en ait déjà fini avec Chu ?
Yu Ji sentit son cœur
se serrer ; lorsqu’elle vit blêmir les lèvres volontaires de
Xiang Yu, et son regard se nimber d’un éclat vitreux,
l’expression froide de ces deux yeux fixés droit devant eux lui
fit tellement peur qu’elle ne put s’empêcher de les voiler de sa
manche. Elle sentit ses cils battre précipitamment contre la
paume de sa main, et deux larmes glacées rouler de sa main
jusqu’au pli de son coude ; c’était la première fois qu’elle
réalisait que ce héros rebelle était aussi un être capable de
verser des larmes.
« Quelle pitié … quelle
pitié…. » dit-elle d’une voix à peine audible, en un mouvement
tout juste perceptible de ses lèvres pâles.
Rejetant sa main, il
rentra dans la tente d’un pas lourd, mal assuré.
L’ayant suivi, elle le
vit s’asseoir sur le lit, penché en avant, la tête dans les
mains. Il ne restait plus de la chandelle qu’un bout de mèche de
la largeur d’un doigt. Les premières lueurs de l’aube
commençaient à éclairer l’intérieur de la tente. « Verse-moi un
peu de vin. » dit-il en levant les yeux.
Lorsqu’elle revint avec
la coupe pleine du breuvage à la couleur ambrée, il la regarda
en souriant, les mains posées sur les genoux.
« Yu Ji, c’en est fini
de nous. Cela fait longtemps que je me demandais pourquoi les
convois de céréales ne parvenaient pas à Gaixia. Mais cela ne
sert à rien de ruminer le passé. Il ne nous reste plus qu’une
chose à faire --- tenter une sortie. Le destin nous a condamnés
à l’état de bêtes aux abois, encerclées de tous côtés, mais nous
ne serons pas des proies, ce sont nous les chasseurs. Demain ---
ah non, aujourd’hui --- c’est aujourd’hui même notre dernier
jour de chasse. Nous allons charger et nous frayer un chemin
sanglant en piétinant les casques de l’ennemi ! Pff, ce Liu
Bang, il croyait m’avoir enfermé dans une cage ? J’ai au moins
encore une occasion de joyeuse chasse, peut-être pourrai-je lui
planter mon glaive en plein cœur, comme une précieuse zibeline.
Yu Ji, mets ton armure de Perse (voc 22), il faut que tu me
suives, jusqu’à la dernière minute. Nous allons tous les deux
mourir à cheval. »
V
« Mon roi, je pense
que vous me comprenez bien. » dit Yu Ji en baissant la tête, et
lissant du doigt les franges du poignard qui dépassaient de
l’oreiller.
« Ceci est votre
dernier combat, je souhaite que vous déployiez toute votre
prouesse martiale, que vous vous donniez à plein à la joie du
massacre. Je ne peux pas être derrière vous, ne veux pas que
vous puissiez vous laisser distraire en vous faisant du souci
pour moi, en cherchant à me protéger ; vos soldats vous
tourneraient en dérision pour perdre de votre vaillance au
combat à cause d’une femme. »
« Oh, eh bien, tu n’as
qu’à rester à l’arrière, te montrer aux soldats de Han et
t’offrir en sacrifice à Liu Bang. »
Yu Ji sourit. Elle
dégaina rapidement la dague et d’un coup, s’en transperça
profondément la poitrine.
Xiang Yu se précipita
pour la soutenir par la taille ; elle tenait encore serré le
manche incrusté d’or du poignard, et Xiang Yu vit en se baissant
qu’elle le regardait de ses grands yeux à demi fermés, que les
larmes rendaient brillants comme de l’eau. Elle les ouvrit
grand, puis, comme si elle ne pouvait supporter la lumière
violente du soleil, les referma. Xiang Yu approcha son oreille
de ses lèvres frémissantes et entendit qu’elle disait une phrase
qu’il ne comprit pas :
« Je suis assez
contente d’en finir ainsi. »
Lorsque son corps se
fut refroidi, Xiang Yu retira le poignard de sa poitrine, et en
essuya les traces de sang sur sa tenue militaire. Puis, serrant
les dents, il poussa d’une voix rauque un hurlement de sanglier
sauvage et cria : « Commandants, faites sonner le clairon !
Ordonnez de préparer les chevaux ! Nous allons lancer l’assaut
! »
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