Nouvelles de a à z

 

« Il ne faut jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu’on a lues »

Sei Shōnagon (Notes de chevet)

 
 
 
     

 

 

Zhang Ailing « Adieu ma concubine »

张爱玲《霸王别姬》

par Brigitte Duzan, 21 mai 2011

 

Présentation :

 

* 《霸王别姬》renvoie à un épisode historique célèbre,

l’histoire des derniers jours de Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji, qui a inspiré un grand nombre d’œuvres, opéras, romans, films ou séries télévisées.  L’une des plus connues est le roman de la romancière de Hong Kong Lilian Lee (Li Bihua  李碧华)  qui a été adapté à l’écran par Chen Kaige. Le film éponyme, ayant été couronné de la Palme d’or au festival de Cannes en 1993, a contribué à assurer une célébrité internationale à cette histoire (1).

 

Zhang Ailing en reprend les deux personnages dans sa nouvelle :

* Xiang Yu (项羽) , général rebelle s’étant révolté contre la dynastie des Qin à la mort du premier empereur, se proclama

 

Xiang Yu (项羽)

 

Yu Ji (虞姬)

 

« hégémon de l’Etat de Chu de l’Ouest » (西楚霸王 Xīchǔ Bàwáng) après la chute de la dynastie, et régna sur un vaste territoire couvrant les provinces actuelles du Shanxi, Henan, Hubei, Hunan et Jiangsu. Il entra en guerre contre Liu Bang (刘邦), futur fondateur de la dynastie des Han, mais, vaincu et gravement blessé, se suicida en 202 avant Jésus-Christ.

 

C’est un personnage devenu légendaire ; en tant que général, cependant, il est généralement considéré

aujourd’hui comme courageux mais mauvais stratège :

有勇无谋 yǒuyǒngwúmóu.

 

* Yu Ji (虞姬), généralement traduit par « la concubine Yu », était la sœur d’un général de Xiang Yu. Lorsqu’elle le rencontra, elle en tomba amoureuse, devint sa concubine et le suivit partout dans ses combats. Lors de la dernière bataille contre Liu Bang (刘邦), la bataille de Gaixia (垓下之战), sorte de Waterloo chinois, elle refusa d’abandonner Xiang Yu qui tentait de la sauver et se suicida. Il avait trente ans, elle en  avait seize, dit-on.

 

Ce qui est souvent passé sous silence, c’est qu’elle a

indirectement contribué à la défaite de Xiang Yu, car, comme elle était tombée dans une embuscade d’un général de Liu Bang, Xiang Yu engagea pour la sauver un combat qui lui fit perdre beaucoup d’hommes, alors qu’il était déjà dans une situation très difficile. Cet épisode éclaire la réaction que Zhang Ailing prête à Yu Ji à la fin de sa nouvelle, et qui induit son acte fatal.

 

Zhang Ailing décrit de manière très personnelle les derniers moments des deux personnages, qui sont les plus connus (2). C’est une peinture très vivante, poétique, visuelle et colorée, de ces dernières heures, entre le milieu de la nuit et les premières lueurs de l’aube, l’écoulement du temps étant évoqué par la diminution de la taille de la chandelle qui éclaire une bonne partie de la scène. Il faut noter en particulier le caractère quasiment cinématique de certaines des descriptions, qui sera l’une des caractéristiques marquantes de l’art narratif de Zhang Ailing et en fera une excellente scénariste.

 

Si la partie introductive tire un peu vers l’exercice de style, la nouvelle est écrite par ailleurs dans une langue très littéraire, ciselée, concise, superbement rythmée, scandée

   

Yu Ji et l’épée de Xiang Yu

en mots de deux caractères, doublés, de temps à autre, pour renforcer le sens ou au contraire

l’atténuer. Zhang Ailing utilise ici nombre de caractères rares et recherchés, donnant une impression de langue sophistiquée, légèrement obsolète, qui s’accorde parfaitement avec son sujet.

 

Xiang Yu et Yu Ji

 

Quand au fond, il est tout aussi personnel, et original. Zhang Ailing fait de Yu Ji son alter ego, son double : à travers les réflexions qu’elle lui prête, dans la nuit, au bord du gouffre tout proche, l’auteur livre ses propres doutes, ses propres peurs, ses propres aspirations. Elle change même l’histoire telle qu’on la connaît : chez elle, Xiang Yu ne cherche pas à sauver Yu Ji, mais au contraire à l’entraîner dans la mort avec lui. On sent l’image délétère du père de l’écrivain derrière ces lignes.

 

Il faut noter que le texte a été écrit en 1937 : c’est une des premières nouvelles de Zhang Ailing, écrite alors qu’elle avait 17 ans, l’âge de Yu Ji, justement ! Elle était encore au lycée, et on dit que la nouvelle fit l’admiration de son

professeur … En tout cas, elle contient déjà en germe les qualités stylistiques et les caractéristiques narratives qui seront développées dans les œuvres suivantes.

 

(1) Voir la critique de ce film dans les deux articles :

http://blogs.allocine.fr/blogs/posts-preview.blog?pid=302230

et http://blogs.allocine.fr/blogs/posts-preview.blog?pid=302394

(2) L’actualité met en exergue un épisode précédent de l’histoire de Xiang Yu, le banquet de Hongmen, sujet du nouveau film de Lu Chuan, actuellement en cours de tournage : voir

http://cinemachinois.blogs.allocine.fr/cinemachinois-303709-cannes__lu_chuan_trouve_un_distributeur_pour_son_prochain_film__the_last_supper_.htm

 

Note : les divisions ont été ajoutées pour faciliter la lecture.

 


 

Texte et vocabulaire :

 

I

风丝溜溜地1吹过,把帐篷顶上的帅字旗吹得豁喇喇乱卷2
  在帐篷里一支红蜡烛烛油淋淋漓漓地淌下来3,淌满了古铜高柄烛台的浮雕的碟子4。在淡青色的火焰中一股一股乳白色的含着稀薄的呛人的臭味的烟袅袅上升5。项羽*那驰名天下的江东叛军领袖6,巍然地跽7在虎皮毯上腰略向前俯用左肘撑着膝盖8,右手握着一块蘸了漆9的木片在一方素帛上沙沙地画着10。他有一张粗线条的脸庞皮肤微黑阔大坚毅的方下巴11。那高傲的薄薄的嘴唇紧紧抿着12,从嘴角的微涡起两条疲倦的皱纹深深地切过两腮13,一直延长到下颔13。他那黝黑的眼睛虽然轻轻蒙上了一层忧郁的纱但当他抬起脸来的时候那乌黑的大眼睛里却跳出了只有孩子的天真的眼睛里才有的焰焰的火花14
        “米九石,玉蜀黍八袋,杂粮十袋15。虞姬*!”他转过脸向那静静地立在帷帐前拭抹着佩剑上的血渍16的虞姬他眼睛里爆裂17的火花照亮了她的正在帐帷的阴影中的脸。“是的,我们还能够支持两天。我们那些江东子弟兵18是顶聪明的。虽然垓下19这贫瘠的小土堆没有丰富的食料可寻他们会网麻雀也会掘起地下的蚯蚓20。让我看——从垓下到渭州21大约要一天 从渭州到颍城21,如果换一匹新马的话一天半也许可以赶到了。

两天半……虞姬,三天之后,我们江东的屯兵会来解围的22”  “一定,一定会来解围的。”虞姬用团扇轻轻赶散了蜡烛上的青烟。

大王,我们只有一千人,他们却有十万……” “啊,他们号称十万23,然而今天经我们痛痛快快一阵大杀据我估计决不会超过七万五的数目了。”他伸了个懒腰24。 “今天这一阵厮杀25,无论如何总挫了他们一点锐气26。我猜他们这两天不敢冲上来挑战了。——想起来了你吩咐过军曹预备滚木和擂石27了没有?”


“大王倦了,先休息一会吧,一切已
经照您所嘱咐的做去了28

 

01 丝溜溜 sīliūliū   bruit du vent qui siffle

02 帐篷 zhàngpeng  tente       

帅字旗 shuàizi qí  le drapeau du commandant en chef (portant le caractère shuài, non simplifié )

豁喇喇 huòlǎlǎ  sonore et fringant, comme le drapeau qui claque dans le vent

Note : cette première phrase est sans doute une allusion à un chant de l’opéra « Mu Guiying prend le commandement » (《穆桂英挂帅》) : un grand vent agite le drapeau du commandant (大风吹倒帅字)

 

帅字旗 le drapeau du commandant en chef

03 淋淋漓漓 línlínlílí  s’écouler goutte à goutte tǎng  couler (goutte à goutte)

04 浮雕 fúdiāo  sculpture en relief

05 稀薄 xībó  fin   呛人 qiàngrén  qui fait suffoquer  袅袅 niǎoniǎo  dessiner des volutes

06 驰名 chímíng  célèbre  江东叛军 jiāngdōng pànjūn l’armée rebelle de l’est de la rivière Jiang

Note : référence aux débuts de Xiang Yu qui, en 209 avant JC, suivit son oncle le général Xiang Liang dans une rébellion contre l’empereur des Qin.

07 巍然 wēirán  majesteux, imposant  

 =长跪 être à genoux  

08 zhǒu  coude   膝盖 xīgài  genou 

chēng s’appuyer sur

09 蘸了漆 zhànleqī  laqué

10 素帛 :  simple  soie  沙沙 shāshā  (onomatopée) bruissement (feuilles…)

11 坚毅 jiānyì  ferme, obstiné

12 高傲 gāo'ào arrogant  薄薄 bóbó fin 

紧紧抿着 jǐnjǐn mǐnzhe (lèvres 嘴唇) serrées fermement

13 皱纹  zhòuwén rides   sāi  joue 

hàn  menton

14 yàn  flamme/flamber

15 ici dàn (中国市制容量单位,十斗为一石)

unité de mesure de volumes pour les céréales (équivalent à 10 dòu, environ 1 hl)

    玉蜀黍 yùshǔshǔ  maïs (= 玉米)

 

carte de la province avec Lingbi à côté de Suzhou

16 拭抹 shìmǒ  essuyer (visage…)  佩剑 pèijiàn  épée  血渍 xuèzì  tâche de sang

17 爆裂 bàoliè  éclater

18 子弟兵 zǐdìbīng  une armée de soldats issus du même endroit,

Note : devenu terme affectueux pour désigner l’Armée de Libération - l’armée du peuple, notre armée

19 垓下 Gāixià  village au nord de l’Anhui, district de Lingbi (灵璧县) dans la municipalité de Suzhou (宿州), lieu de la bataille du même nom (voir introduction)

20 蚯蚓 qiūyǐn  ver de terre

21 渭州 wèizhōu  Weizhou   颍城 yǐngchéng Yingcheng (sur la rivière Ying, qui a sa source à l’est du Henan mais se jette ensuite dans la rivière Huai (淮河) au nord-ouest de l’Anhui).

 

entrée du site de la bataille

22 屯兵 túnbīng troupes en garnison  解围 jiěwéi  rompre un siège (Xiang Yu était assiégé de trois côtés)

23 号称 hàochēng  être connu comme / prétendre être, se dire…

24 懒腰 shēnlǎnyāo  s’étirer

25 厮杀 sīshā  combat corps à corps

26 cuò  rabattre, émousser  锐气 ruìqì  ardeur, esprit combatif

27 滚木 gǔnmù  (古代作战时从高处推下以打击敌人的圆木) autrefois, rondins que l’on faisait

rouler d’une hauteur d’une tour ou d’une montagne sur des assaillants pour ralentir leur progression    

  擂石 lèishí  pierres que l’on projetait en même temps sur l’ennemi

28 嘱咐 zhǔfù  recommander, exhorter


IIa  她依照着每晚固定的工作做去。侍候1他睡了之后,就披上一件斗篷2,一只手拿了烛台另一只手护住了烛光悄悄地出了帐篷。
  夜是静静的在迷镑的薄雾中小小的淡白色的篷帐缀遍了这土坡3,在帐子缝里漏出4一点一点的火光正像夏夜里遍山开满的红心白瓣的野豆花5一般。战马呜呜悲啸6的声音卷在风里远远传过来守夜人一下一下敲着更7,绕着营盘用单调的步伐走着8
  虞姬裹紧了斗篷把宽大的袖口遮住了9那一点烛光防它被风吹灭了。在黑暗中守兵的长矛10闪闪地发出微光。马粪的气味血腥干草香静静地在清澄的夜的空气中飘荡11

她停在一座营帐前细听里面的声音。
两个兵士赌骰子12,用他们明天的军粮打赌一个梦呓的老军呢喃地13描画他家乡的香稻米的滋味。
虞姬轻轻地离开了他们。
  她第二次停住的地方是在前线的木栅栏前面14。杂乱地斜坡上堆满了砍下来的树根木椿沙袋石块粘土15。哨兵擎着蛇矛来往踱着16,红灯笼在残破的雉堞的缺口里17摇晃着把半边天都染上一层淡淡的红光。她小心地吹熄了蜡烛把手弯支在木栅栏上向山下望过去那一点一点密密猛猛的火光闪闪烁烁18,多得如同夏天草窝里的萤火虫19——那就是汉王与 他所招集的四方诸侯的十万雄兵云屯雨集的大营20

虞姬托着腮凝想着。冷冷的风迎面吹来,把她肩上的飘带吹得瑟瑟乱颤21

她突然觉得冷又觉得空虚正像每一次她离开了项王的感觉一样。如果他是那炽热的22,充满了烨烨的光彩22,喷出耀眼欲花的ambition的火焰的太阳她便是那承受着反射着他的光和力的月亮23。她像影子一般地跟随他经过漆黑的暴风雨之夜经过战场上非人的恐怖也经过饥饿疲劳颠沛24,永远的。当那叛军的领袖骑着天下闻名的乌骓马25一阵暴风似地驰过的时候26,江东的八千子弟总能够看到后面跟随着虞姬那苍白微笑的女人紧紧控着马缰绳27,淡绯色的织锦28斗篷在风中鼓荡。十余年来,她以他的壮志为她的壮志29,她以他的胜利为她的胜利,他的痛苦为她的痛苦。然而,每逢他睡了,她独自掌了蜡烛出来巡营的时候,她开始想起她个人的事来了。她怀疑她这样生存在世界上的目标究竟是什么。

他活着为了他的壮志而活着。他知道怎样运用他的佩刀他的长矛和他的江东子弟去获得他的皇冕30。然而她呢她仅仅是他的高吭的英雄的呼啸的一个微弱的回声31,渐渐轻下去轻下去终于死寂了。如果他的壮志成功的话——远远地在山下汉军的营盘里一个哨兵低低 地吹起号角来32,那幽幽的凄楚的角声单调、笨拙然而却充满了沙场上的哀愁33的角声在澄静的夜空底下回荡着。天上的一颗大星渐渐地暗了下去。她觉得一颗滚热的泪珠落在她自己的手背上。

 ——

 

01 侍候 shìhòu  servir, veiller sur

02 披上 pīshàng  mettre sur les épaules  斗篷 dǒupeng  cape, pélerine

03 zhuì  coudre / unir, joindre   biàn partout  土坡 tǔpō  pente de terre

04 漏出 lòuchū  filtrer, fuir

05 野豆 yědòu   haricot sauvage ou glycine tubéreuse

06 呜呜 wūwū  hululer, mugir…  xiào  siffler, hurler, mugir

07 守夜 shǒuyè  monter la garde de nuit   敲更 qiāogēng  sonner, battre les veilles

08 营盘 yíngpán  camp militaire 单调 dāndiào  monotone  步伐 bùfá  pas

09 遮住 zhēshù  cacher, couvrir

10 长矛 chángmáo  lance

11 飘荡 piāodàng  flotter, aller à la dérive

12 赌骰子 dú tóuzi  jouer aux dés

13 梦呓 méngyì  parler dans ses rêves  呢喃 nínán  marmonner

14 栅栏 zhàlan  barrière, clôture

15 砍下来  kǎnxiàlái  couper, abattre  椿 chūn cèdre  粘土 niántǔ  argile

16 哨兵 shàobīng  sentinelle  qíng soulever, tenir en l’air  往踱 duó  faire les cent pas

  蛇矛 shémáo  lance-serpent, lance qui avait une lame en forme de serpent, caractéristique des récits historiques comme « Les Trois Royaumes », etc…

17 雉堞 zhìdié  crénelage 

18 闪烁 shǎnshuò  scintiller

19 萤火虫 yínghuǒchóng  ver luisant, luciole

20 诸侯 zhūhóu  litt. tous les dignitaires = les vassaux d’un prince, d’un empereur

    雄兵 xióngbīng  armée puissante 

    云屯雨集 yúntún yǔjí  (chengyu) comme des nuages amoncelés et une pluie dense

21 瑟瑟乱颤 sèsè luànchàn  (faire) trembler   飘带 piāodài ruban

22 炽热 chìrè  brûlant, ardent  烨烨 yèyè  brillant 

 

蛇矛  lance-serpent

23 火焰的太阳 月亮  opposition des deux personnages : Xiang Yu, personnage solaire, possédé de la flamme de l’ambition et du désir (dépeint avec des adjectifs qui ont tous la clé du feu), et Yu Ji, personnage lunaire, qui ne fait que réfléchir (反射) cet éclat et n’est qu’une ombre (影子一般). Image renforcée par celles qui suivent. C’est le monde de Zhang Ailing en quelques phrases : image

d’elle-même à l’époque où elle écrit et, au-delà, critique de la place de la femme dans la société, chinoise ou autre.

24 颠沛 diānpèi  (en général suivi de 流离 liúlí)  être jeté sur les routes, contraint à une vie d’errance

25 乌骓马 wūzhuīmǎ  cheval noir avec des tâches blanches, noir-pie – c’était aussi le nom du cheval.

26 chí  aller au galop

27 缰绳 jiāngshéng  rênes

28 fēi  pourpre, cramoisi  织锦 zhījǐn  brocart

29 壮志 zhuàngzhì  idéaux élevés, nobles aspirations

30 皇冕 huángmiǎn  couronne d’empereur

31 高吭 gāokēng  prononcé d’une voix forte  呼啸 hūxiào  siffler (vent)

32 吹起号角 chuīqǐ hàojiǎo  (faire) sonner le clairon

33 哀愁 āichóu  tristesse, affliction


IIb 啊,假如他成功了的话,她得到些什么呢?她将得到一个贵人的封号1,她将得到一个终身监禁的处分2。她将穿上宫妆整日关在昭华殿的阴沉古黯的3房子里领略4窗子外面的月色花香和窗子里面的寂寞。她要老了于是他厌倦了她5,于是其他的数不清的灿烂的流星飞进他和她享有的天宇6,隔绝了她十余年来沐浴着的阳光7。她不再反射他照在她身上的光辉她成了一个被蚀的明月阴暗、忧愁、郁结发狂8。当她结束了她这为了他而活着的生命的时候他们会送给她一个“端淑贵妃”或“贤穆贵妃”的谥号9,一只锦绣装裹的沉香木棺椁10,和三四个殉葬的奴隶11。这就是她的生命的冠冕12

她又厌恶又惧怕她自己的思想
“不,不,我今
晚想得太多了捺住它13,快些捺住我的思潮!”她低下了握住拳头指甲深深地掐到肉里去她那小小的尖下颏的脸发青而且微颤像风中的杏叶14“回去吧!只要看一看他的熟睡的也许我就不会再胡思乱想了。
  她拿起蜡
烛台招呼近旁的哨兵过来用他的灯笼点亮了她的蜡烛。正当她兜紧了风帔15和斗篷预备转身的时候她突然停住了。

 

01 封号 fēnghào  titre conféré par un empereur

02 终身监禁  zhōngshēn jiānjìn  prison à vie

03 阴沉古黯 yīnchén gǔ’àn sombre et sinistre

04 领略 lǐnglüè  goûter, apprécier

05 厌倦 yànjuàn  se fatiguer, se lasser de

06 天宇 tiānyǔ   l’infinité du ciel, l’univers

07 隔绝 géjué  isoler  沐浴 mùyù  se baigner / être baigné, irradié par (lumière…)

08 shí  éroder  忧愁 yōuchóu être affligé, déprimé 郁结 yùjié  réprimer, refouler  

09 谥号 shìhào  titre posthume

   端淑贵妃 duānshū guìfēi  concubine (impériale) de premier rang et de suprême beauté

   贤穆贵妃 xiánmù guìfēi  concubine (impériale) de premier rang et d’éminente vertu

10 锦绣装裹 jǐnxiù zhuāngguo  un splendide linceul 

     棺椁 guānguǒ cercueils extérieur () et intérieur () dans une sépulture ancienne

11 殉葬 xùnzàng  enterré vivant avec un mort  奴隶 núlì  esclave

12 冠冕 guānmiǎn  couronne royale / ici : couronnement, apogée

13 捺住 nàzhù  contenir, réprimer

14 杏叶 xìngyè feuille d’abricotier

15 兜紧 dōujǐn  serrer (pour résister au  vent : 兜风)

  风帔 fēngpèi  pélerine portée autrefois par les femmes pour se protéger du vent

  

III

从山脚下的敌兵的营垒里1传出低低的,幽闲的,懒洋洋的唱小调的歌声2。很远很远咬字3也不大清晰然而风正朝山上吹听得清清楚楚的楚国乡村中4流行的民歌《罗敷姐》5
  先是只有一只颤抖的孤零的喉咙在唱6,也许是士兵的怀乡症被淡淡的月色勾了上来了吧四面的营盘里都合唱起来了。《罗敷姐》唱完了一阵低低的喧笑7,接着又唱起《哭长城》来8


虞姬木然站着她先是略略有些惶惑9
“他
们常唱这个么?”她问那替她燃蜡烛的哨兵10
“是的,”那老兵在灯
笼底下霎了霎眼11,微微笑着。“我们都有些不信那班北方汉子有这般好的喉咙哩。
  虞姬不
说话手里的烛台索索地乱颤。扑地一声灯笼和蜡烛都被风吹熄了。在昏暗中她的一双黑眼珠直瞪瞪向前望着像猫眼石一般地微微放光12,她看到了这可怖的事实。
等那哨兵再给她点亮了蜡烛的时候她匆匆地回到有着帅字旗的帐篷里去。
  她高举着蜡烛站在项王的榻前13。他睡得很熟身体微微蜷着13,手塞在枕头底下紧紧抓着一把金缕小刀14。他是那种永远年轻的人们中的一个虽然他那纷披在额前的乱发已经有几茎15灰白色的并且光阴的利刃15已经在他坚凝的前额上划了几条深深的皱痕16,他的睡熟的脸依旧含着一个婴孩的坦白和固执17。他的粗眉毛微皱着鼻子带着倔强的神气17,高贵的嘴唇略微下垂仿佛是为了发命令而生的。

虞姬看着他——不,不,她不能叫醒他告诉他悲惨的一切。他现在至少是愉快的他在梦到援 兵的18来临也许他还梦见内外夹攻19把刘邦的大队杀得四散崩溃20,也许他还梦见自己重新做了诸侯的领袖梦见跨了乌骓整队进了咸阳21,那不太残酷了么假如他突然明白过来援军是永远不会来了

虞姬脸上凝结了一颗一颗大汗珠。她瞥见了22布篷上悬挂着的那把佩剑——如果 ——如果他 在梦到未来的光荣的时候忽然停止了呼吸—— 譬如那把宝剑忽然从篷顶上跌下来刺进了 他的胸膛——她被她自己的思想骇住了23。汗珠顺着她的美丽的青白色的面颊24向下流。 红烛的火光缩得只有蚕豆小25。项王在床上翻了个身。

 

01 营垒 yínglěi  camp fortifié

02 yōuxián  tranquille et serein  懒洋洋 lǎnyāngyāng  indolent, nonchalant 

    小调 xiǎodiào  d’un genre mineur, sans importance

03 咬字 yǎozì  prononciation (en particulier à l’opéra)

04 楚国 chǔguó  l’Etat de Chu : l’un des Etats de la période des Printemps et Automnes et des Royaumes combattants. A l’apogée de sa puissance, il couvrait les provinces actuelles du Hunan, Hubei, Henan, Anhui et des parties du Jiangsu du Jiangxi. Il fut conquis par l’Etat de Qin en 223 avant

Jésus-Christ, ce qui ouvrit la voie à l’unification et au premier empire. Mais, après la mort du premier empereur, la population de Chu commença à se révolter et mena des insurrections violentes. L’un des rebelles se proclama roi de Chu, mais il fut vaincu par Xiang Liang, l’oncle de Xiang Yu…

05 《罗敷姐》Luófū jiě   titre d’une chanson (Luofu est une femme vertueuse)

06 孤零 gūlíng  isolé  喉咙 hóulóng  gorge, gosier

07 喧笑 xuānxiào   rire sonore

08 《哭长城》kū Chángchéng  litt. pleurer sur la Grande Muraille : histoire célèbre de Meng Jiang (孟姜女)dont le mari a été enrôlé pour construire la Grande Muraille ; elle part lui apporter des vêtements chauds pour l’hiver, mais, quand elle arrive, il est déjà mort, alors elle pleure à l’endroit où il travaillait : le mur s’effondre, et le cadavre de son mari lui apparaît…

09 惶惑 huánghuò  avoir de l’appréhension

10 tì  pour   rán  allumer

11 霎眼 shàyǎn  cligner de l’œil

12 猫眼石 māoyǎnshí  œil de chat (de lynx)  放光 fàngguāng  briller (yeux)

13  lit bas et étroit, lit de camp  quán  rouler en boule (corps)

14 金缕 jīnlǚ  fil d’or

15 jīng  tige, brin…  利刃 lìrèn  lame aiguisée

16 皱痕 zhòuhén  petites, fines rides

17 坦白 tǎnbái  candide   固执 gùzhí  obstiné, entêté = 倔强 juéjiàng  神气 shénqì  manière

18   yuán  soutenir / venir en renfort

19 夹攻 jiāgōng  mouvement de tenailles (attaque)

20 四散崩溃 sìsàn bēngkuì  se disperser dans toutes les directions et s’effondrer

21 咸阳 Xiányáng  la ville de Xianyang, dans l’actuel Shaanxi (non loin de Xi’an), qui fut la capitale de

l’Etat de Qin pendant la période des Royaumes combattants : c’est pour cette raison que Yu Ji imagine Xiang Yu rêver d’entrer dans Xiangyang.

22 瞥见 piéjiàn  jeter un coup d’œil sur

23 hài  être horrifié

24 面颊 miànjiá  joue

25 suō  se contracter, se réduire  蚕豆 cándòu  fève


IV
大王,大王……”她听见她自己沙哑的声音在叫。
项王骨碌一声1坐了起来,霍地一下把小刀拔出鞘来2
么了,虞姬?有人来劫营了么3
没有,没有。可是有比这个更可怕的。大王你听。
  他
们立在帐篷的门边。《罗敷姐》已经成了尾声然而合唱的兵士更多了那悲哀的简单的节拍4从四面山脚下悠悠扬扬地4传过来。
“是江
东的俘虏5在怀念着家乡?”在一阵沉默之后项王说。
“大王,
这歌声是从四面传来的。
“啊,
汉军中的楚人这样——这样多么?”

在一
阵死一般的沉寂里只有远远的几声马嘶6
难道——难道刘邦已经尽得楚地了?”
  虞姬的心在
绞痛7,当她看见项王倔强的嘴唇转成了白色他的眼珠发出冷冷的玻璃一样的光辉那双眼睛向前瞪着的神气是那样的可怕使她忍不住用她宽大的袖子去掩住它。她能够觉得他的睫毛在她的掌心急促地翼翼扇动8,她又觉得一串冰凉的泪珠从她手里一直滚到她的臂弯里9,这是她第一次知道那英雄的叛徒也是会流泪的动物。

“可怜的……可怜的……”底下的
听不出了,她的苍白的嘴唇轻轻翕动着10

他甩掉她的手11,拖着沉重的脚步歪歪斜斜走12回帐篷里。 她跟了进来看见他伛偻着腰13坐在榻上双手捧着头。蜡烛只点剩了拇指长的一截14。残晓的15清光已经透进了帷幔16给我点酒。”他抬起眼来说。

当他提着满泛了琥珀的流光17的酒盏在手里的时候他把手撑在膝盖上微笑地看着她。

 

“虞姬,我们完了。我早就有些怀疑为什么江东没有运粮到垓下来。过去的事多说也无益。我们现在只有一件事可做—— 冲出去。看这情形我们是注定了要做被包围的困兽了18, 是我们不要做被猎的我们要做猎人。明天——啊,不,今天——今天是我最后一次的行 了。 我要冲出一条血路从汉军的军盔上面19踏过去那刘邦他以为我已经被他关进 笼子里了吗 我至少还有一次畅快的围猎的机会20,也许我的猎枪会刺穿他的心像我刺穿 一只贵重的紫貂一样21。虞姬披上你的波斯软甲22你得跟随我直到最后一分钟。我们都要死在马背上。

 

01 骨碌  gūlu   rouler

02 霍地 huòde  aussitôt, très vite  拔出鞘 báchūqiào  dégainer

03 劫营 jiéyíng  attaquer le camp par surprise (jié  voler, piller)

04 节拍 jiépāi  mesure, cadence  悠扬 yōuyáng  mélodieux, harmonieux

05 俘虏 fúlǔ  prisonnier

06 马嘶 mǎsī  (马的嘶鸣) le hennissement des chevaux

07 绞痛 jiǎotòng  (cœur) se serrer

08 睫毛 jiémáo  cils 掌心 zhǎngxīn  creux de la main  急促 jícù  rapide, pressé

      côté  扇动 shāndòng  battre (mouvement d’éventail)

09 臂弯 bìwān  creux du bras (quand il est replié)

10 翕动 xīdòng  s’ouvrir et se fermer (lèvres)

11 甩掉 shuǎidiào  rejeter, se libérer de

12 歪斜 wāixié  de travers

13 伛偻腰 yǔlǚ yāo  = 腰背向前弯曲 courber la taille, se pencher

14 一截 yì jié  un morceau, un bout

15 残晓 cánxiǎo : xiǎo  l’aube  cán  qui n’est pas entier, incomplet

16 帷幔 wéimàn (lourde) tenture

17 满泛 mǎnfàn  diffuser   琥珀 hǔpò ambre  流光 liúguāng  lueur de la lune

18 注定 zhùdìng  être voué, condamné à  包围 bāowéi encercler 困兽 kùnshòu  bêtes aux abois

19 军盔 jūnkuī  casque

20 畅快 chàngkuài  libre de tout souci, sans entraves  围猎 wéiliè  chasser (en encerclant)

21 紫貂 zǐdiāo   zibeline

22 波斯软甲 Bōsī ruǎnjiǎ  armure souple de Perse  (= 锁子甲 suǒzǐ jiǎ) : cotte de mailles

 

V
大王,我想你是懂得我的,虞姬低着头,用手理着项王枕边的小刀的流苏1

这是你最后一次上战场,我愿意您充分地发挥你的神威2,充分地享受屠杀的快乐3。我不会跟在您的背后让您分心顾虑我4,保护我使得江东的子弟兵讪笑您为了一个女人失去了战斗的能力。

“噢,那你就留在后方,
让汉军的士兵发现你去把你献给刘邦吧!5”
虞姬微笑。她很迅速地把小刀抽出了鞘,只一刺,就深深地刺
进了她的胸膛。
  项羽冲过去托住她的腰她的手还紧紧抓着那镶金的刀柄6,项羽俯下他的含泪的火一般明的大眼睛紧紧瞅着她7。她张开她的眼然后仿佛受不住这样强烈的阳光似的她又合上了它们。项羽把耳朵凑到她的颤动的唇边他听见她在说一句他所不懂的话
“我比
较喜欢那样的收梢。
  等她的身体
渐渐冷了之后项王把她胸脯上的刀拔了出来,在他的军衣上揩抹掉血渍。然后咬着牙用一种沙嗄的8野猪的吼声似的声音他喊叫
军曹吹起画角9!吩咐备马10,我们要冲下山去!”

 

01 流苏 liúsū  frange, gland

02 神威 shénwēi  puissance invincible, prouesse martiale

03 屠杀 túshā  massacre

04 分心 fēnxīn  se laisser distraire  顾虑 gùlǜ  avoir des appréhensions

05 xiàn  s’offrir (en sacrifice)

06 镶金 xiāngjīn  incrusté d’or

07 chǒu  regarder

08 沙嗄 shāgā  = 沙哑 shāyǎ  enroué, rauque

09 军曹 jūncáo  (军队的下级军官) officier de rang inférieur

     吹起号角 chuīqǐ hàojiǎo faire sonner le clairon

10 吩咐备马 fēnfù bèimǎ  ordonner de seller les chevaux


 (一九三七年)1937

 


 

Traduction :

 

I

 

Le vent sifflait dans la nuit, faisant allègrement claquer le drapeau du commandement sur le toit de la tente.

 

Dans la tente, une bougie rouge, dont le suif s’écoulait goutte à goutte dans la coupelle ciselée du haut chandelier de bronze. De la flamme verdâtre s’élevaient de fines volutes de fumée laiteuse qui répandaient une odeur nauséabonde suffocante. Commandant éminemment célèbre de l’armée rebelle de l’est de la rivière Jiang, Xiang Yu, majestueux, était là, à genoux sur la peau de tigre qui servait de tapis, légèrement penché en avant, le coude gauche appuyé sur un genou, tenant un panneau de bois laqué portant un carré de soie sur lequel il écrivait de la main droite avec un bruissement du pinceau. Il avait un large visage aux traits grossiers, la peau sombre et le menton carré et volontaire. Ses lèvres fines étaient fermement serrées, dessinant aux coins une minuscule fossette, et deux rides profondes, creusées par la fatigue, lui coupaient les joues jusqu’à la mâchoire. Quant à ses grands yeux noirs, bien que voilés d’une certaine tristesse, l’expression qu’on y lisait, dès qu’il levait la tête, était l’ardente flamme d’une innocence enfantine. 

 

« Riz, un hectolitre, maïs, neuf sacs, céréales diverses, dix sacs. Yu Ji ! ». Il tourna la tête vers celle qui, à l’entrée de la tente, essuyait calmement les tâches de sang qui maculaient une épée, et la flamme violente illuminant ses yeux vint soudain éclairer le visage encore dans l’ombre de Yu Ji. « Oui, nous pouvons tenir encore deux jours. Ils sont intelligents, nos soldats de l’armée de l’est de la rivière Jiang. Bien qu’on ne puisse guère trouver de nourriture dans ce trou désolé de Gaixia (voc 19), ils arrivent à piéger des moineaux, et même à déterrer des vers de terre. Voyons un peu – de Gaixia à Weizhou, il faut à peu près une journée, et de Weizhou, si on arrive à changer de chevaux, on doit pouvoir arriver à Yingcheng en une journée et demie.

 

Soit deux jours et demi… Yu Ji, dans trois jours notre garnison pourra rompre le siège. »

« Certainement, aucun doute, » dit Yu Ji en dispersant la fumée de la chandelle d’un léger mouvement de son éventail rond. « Mon roi, nous n’avons que mille hommes, mais eux en ont cent mille… »

« Ah, on les appelle bien les cent mille, et aujourd’hui ils nous ont fait subir un terrible carnage, mais, selon moi, ils ne doivent pas être plus de soixante quinze mille, » dit-il en s’étirant.  «  Le combat corps à corps d’aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, a émoussé leur ardeur combative. Je parierais qu’ils ne vont pas tenter une autre attaque dans les deux jours qui viennent – Ah, mais est-ce que tu as bien pensé à donner l’ordre aux officiers de préparer des billes de bois et des projectiles (voc 27) ? »

« Mon roi, vous êtes épuisé, dit Yu Ji, il faut vous reposer, tout a déjà été exécuté. »

 

IIa 

 

Elle termina les tâches qui lui incombaient chaque soir, puis, jetant une cape sur les épaules, prenant un bougeoir dans une main, et protégeant la flamme de l’autre, elle sortit tout doucement de la tente.

 

La nuit était parfaitement calme ; à travers les minces lambeaux de brume,  on pouvait distinguer, un peu partout sur la pente, des petites tentes blanchâtres dont les fentes laissaient passer des éclats de lumière, tels, dans les nuits d’été, les pistils rouges au milieu des pétales blancs des glycines sauvages. On entendait au loin, portée par le vent, la plainte lugubre des chevaux de bataille, et le son répété des sentinelles battant les veilles dans la nuit, en parcourant le camp d’un pas monotone.

 

Yu Ji resserra sa cape, en protégeant la mèche de la bougie de sa large manche pour empêcher le vent de l’éteindre. Dans l’obscurité, les longues lances des gardes lançaient par intermittence de brefs éclats lumineux. L’odeur de crottin et de sang et la senteur de l’herbe sèche flottaient dans l’air pur de la nuit.

 

Elle s’arrêta devant une tente, en prêtant l’oreille aux sons qui venaient de l’intérieur.

Deux soldats étaient en train de jouer aux dés, en misant leur ration de céréales du lendemain, et un vieux militaire qui marmonnait en rêvant décrivait l’odeur parfumée du riz de chez lui.

Yu Ji s’éloigna doucement.

 

La deuxième fois qu’elle s’arrêta, ce fut devant la barrière de bois qui marquait la ligne de front. La terre, là, était un chaos, jonchée de tous côtés de racines de cèdres abattus en travers de la pente, de sacs de sable, de rochers, de blocs d’argile. Des sentinelles faisaient les cent pas en brandissant des lances à lames serpentines (voc 16), éclairés par des lanternes rouges qui se balançaient dans les creux des crénelages effondrés, en projetant une vague lueur rougeoyante dans la partie du ciel au-dessus d’elles. Elle souffla la bougie pour plus de précaution, et s’appuya, les bras repliés, sur la barrière de bois, en regardant vers le bas de la montagne : là-bas, on pouvait voir scintiller ici et là des éclats soudains de feux semblables à des lucioles cachées dans des nids d’herbes les jours d’été – c’était le camp du roi de Han et de son armée de cent mille valeureux combattants, tous nobles dignitaires venus de tous côtés se mettre sous ses ordres.

 

La tête dans les mains, Yu Ji était plongée dans ses pensées. Le vent froid lui soufflait en plein visage, et faisait frémir dans tous les sens les rubans sur ses épaules.

 

Elle eut soudain une sensation de froid, doublée d’une sensation de vide, comme chaque fois qu’elle

s’éloignait de Xiang Yu. S’il était un soleil ardent, exsudant les feux aveuglants d’une brûlante ambition, elle, elle était l’astre lunaire qui en reflétait l’éclat et la puissance. Elle le suivait comme une ombre, dans les nuits d’encre balayées de tempêtes, dans l’inhumanité terrorisante des combats, contrainte à une vie d’errance sans fin, en proie à la faim et à la fatigue.

 

Quand ce commandant d’armée rebelle, monté sur son célèbre cheval Noir-Pie, passait au triple galop tel une bourrasque, ses huit mille soldats pouvaient voir Yu Ji suivre derrière en bridant très fort son cheval, blême et souriante, sa cape de brocart d’un pourpre pâle flottant derrière elle dans le vent. Cela faisait maintenant plus de dix ans qu’elle avait fait siens ses idéaux, fait siens ses succès, fait siennes ses peines. Mais chaque fois qu’elle profitait de son sommeil pour prendre une bougie et aller passer le camp en revue, elle sentait qu’elle avait un moment à elle. Elle se demandait alors quel pouvait bien être son propre but en ce bas monde.

 

Si elle vivait, c’était pour ses idéaux à lui. Il savait comment, en utilisant son épée et sa lance, aller, avec ses frères d’armes, décrocher sa couronne d’empereur. Mais elle ? Elle n’était que le faible écho

d’un héros au verbe haut, écho dont le murmure allait décroissant, jusqu’à finalement s’éteindre. S’il réussissait dans son entreprise – au loin, là-bas, dans le camp de l’armée Han, au pied de la montagne, une sentinelle sonnait doucement du clairon, et ce son lointain et misérable, ce son monocorde et maladroit, et pourtant plein de la douleur du champ de bataille, se répercutait dans la sérénité de la nuit. Dans le ciel, les étoiles une à une s’assombrissaient. Elle sentit une larme  brûlante tomber sur le dos de sa main.

IIb

 

Ah, s’il réussissait, qu’est-ce qu’elle y gagnerait ? Elle y gagnerait le titre d’ « Eminence », et une condamnation à la prison à vie. Elle revêtirait des parures impériales, et resterait toute la journée enfermée dans les chambres  sombre d’un somptueux palais, à admirer l’éclat de la lune et humer la senteur des fleurs par la fenêtre, tandis qu’à l’intérieur règnerait la solitude. Elle vieillirait, alors il se lasserait d’elle, alors d’autres innombrables et éblouissants météores viendraient pénétrer leur univers intime, l’isolant de ce soleil qui l’avait irradiée pendant plus de dix années. Ne réfléchissant plus cette lumière qui avait illuminé son corps, elle deviendrait un astre lunaire à l’éclat terni, désormais sombre, réprimant sa tristesse, folle de douleur. Quand elle en finirait avec cette existence qui lui avait été vouée toute entière, on lui décernerait le titre de « Première concubine impériale de suprême beauté »  ou « Première concubine impériale d’éminente vertu », puis on lui offrirait un splendide linceul et un double cercueil, et on l’enterrerait avec trois ou quatre esclaves. Ce serait le couronnement de son existence.

 

Elle détestait ces pensées effrayantes.

« Non, non, c’en est trop, ce soir ! Il faut que je réagisse, que j’en arrête avec ce genre d’idées. » Baissant la tête, elle serra les poings, les ongles lui entrant profondément dans la peau ; son minuscule visage au menton pointu, blême et frissonnant, semblait une feuille d’abricotier agitée par le vent. « Il faut que je rentre ! En le voyant profondément endormi, je n’aurai plus ces pensées hallucinées. »

 

Elle reprit son chandelier, et appela la sentinelle pour qu’il vînt lui allumer sa bougie avec celle de sa lanterne. Mais, alors qu’elle se préparait à revenir sur ses pas après avoir rajusté sa cape et sa pèlerine, elle s’arrêta net.

 

III

 

Du camp fortifié ennemi, au pied de la montagne, venait un air paisible chanté tout bas, sans se presser. Il venait de loin, très loin, les paroles n’étaient pas claires, mais le vent soufflait dans sa direction, vers le haut de la montagne, elle pouvait donc nettement reconnaître le chant populaire du pays de Chu,

« Sœur Luofu ».

 

Ce n’était au début qu’un air un peu hésitant, une voix isolée, mais, peut-être parce que la lune éveillait chez les soldats la nostalgie du pays natal, il fut bientôt repris en cœur dans tout le camp. Et lorsqu’il fut terminé, après un rire contenu, il fut suivi d’un autre, « Pleurer sur la Grande Muraille ».

 

Yu  Ji s’était figée, ressentant dès l’abord une certaine appréhension.

« Ils chantent souvent cela ? » demanda-t-elle à la sentinelle qui venait de lui allumer sa bougie.

« Oui, » répondit la sentinelle en souriant et clignant de l’œil à la lumière de sa lanterne. « On n’aurait jamais pensé que ces gens du Nord étaient capables de chanter ainsi. »

 

Yu Ji ne dit rien, mais le chandelier trembla dans sa main. Dans un soudaine rafale, le vent éteignit et sa bougie et la lanterne. Dans le noir, ses yeux scrutant l’obscurité en brillant légèrement comme les pupilles d’un chat, elle réalisa ce que le chant avait d’effrayant. Quand la sentinelle lui eut à nouveau allumé sa bougie, elle partit en courant vers la tente qui arborait le drapeau du commandement.

 

Levant le chandelier, elle s’arrêta devant le lit de camp de Xiang Yu. Il dormait profondément, légèrement recroquevillé, une main sous l’oreiller, tenant bien serré un petit poignard incrusté de fils d’or. Il était un de ces personnages éternellement jeunes ; même s’il avait déjà quelques cheveux grisonnants parmi ceux qui lui tombaient en désordre sur le front, et si l’éclat de la lame faisait apparaître quelques rides profondes sur son front crispé, son visage profondément endormi reflétait toujours la même innocence et le même entêtement enfantins. Ses sourcils froncés, son nez même exprimaient

l’obstination, et ses lèvres, tombant un peu aux commissures, lui donnaient l’aspect de quelqu’un né pour commander.

 

Yu Ji le regardait – non, non, elle ne pouvait pas le réveiller pour lui apprendre la triste nouvelle. Au moins, il était heureux, maintenant ; il voyait sans doute en rêve approcher les renforts, peut-être même voyait-il les troupes de Liu Bang, prises en tenaille et massacrées, se débander de tous côtés, ou peut-être se voyait-il lui-même, à nouveau à la tête de son armée et chevauchant Pie-Noir, entrer avec ses troupes dans Xianyang (voc 21), alors ce serait trop cruel de lui faire réaliser que les renforts

n’arriveraient jamais.

 

Yu Ji sentait des gouttes de sueur se figer une à une sur son visage. Elle jeta un coup d’œil à l’épée suspendue sous la tente --- et si -- si, perdu dans les splendeurs de son rêve, il s’arrêtait brusquement de respirer -- par exemple, si sa précieuse épée, tombant du haut de la tente, venait lui transpercer la poitrine – elle fut effrayée par sa propre pensée. Les gouttes de sueur ruisselaient de son beau front blême. De la mèche de la chandelle rouge, il ne restait qu’un bout de la taille d’une fève. Xiang Yu se retourna dans son lit.

 

IV

 

« Mon roi, mon roi … » s’entendit-elle crier d’une voix enrouée.

Xiang Yu s’assit d’un bond, en dégainant aussitôt.

« Que se passe-t-il, Yu Ji ? Le camp est attaqué ?
« Non, non. Mais il y a bien plus effrayant. Ecoutez. »
 

Ils allèrent à l’entrée de la tente. Le chant « Sœur Luofu » arrivait à sa fin, mais les soldats qui le chantaient en chœur étaient bien plus nombreux ; la mélodie triste et toute simple avait envahi tout

l’espace au pied de la montagne et venait des quatre coins de l’horizon.

« Ce sont les prisonniers de notre armée qui chantent leur nostalgie du pays natal ? » dit Xiang Yu après un profond silence.

« Mon roi, le chant vient de tous les côtés. »

« Ah, les gens de Chu sont-ils ---- sont-ils aussi nombreux dans le camp de Han ? »

 

Dans le lourd silence qui suivit, seuls se firent entendre quelques hennissements de chevaux.

« Se pourrait-il --- se pourrait-il que Liu Bang en ait déjà fini avec Chu ?

 

Yu Ji sentit son cœur se serrer ; lorsqu’elle vit blêmir les lèvres volontaires de Xiang Yu, et son regard se nimber d’un éclat vitreux, l’expression froide de ces deux yeux fixés droit devant eux lui fit tellement peur qu’elle ne put s’empêcher de les voiler de sa manche. Elle sentit ses cils battre précipitamment contre la paume de sa main, et deux larmes glacées rouler de sa main jusqu’au pli de son coude ; c’était la première fois qu’elle réalisait que ce héros rebelle était aussi un être capable de verser des larmes.

 

« Quelle pitié … quelle pitié…. » dit-elle d’une voix à peine audible, en un mouvement tout juste perceptible de ses lèvres pâles.

 

Rejetant sa main, il rentra dans la tente d’un pas lourd, mal assuré.

L’ayant suivi, elle le vit s’asseoir sur le lit, penché en avant, la tête dans les mains. Il ne restait plus de la chandelle qu’un bout de mèche de la largeur d’un doigt. Les premières lueurs de l’aube commençaient à éclairer l’intérieur de la tente. « Verse-moi un peu de vin. » dit-il en levant les yeux.

 

Lorsqu’elle revint avec la coupe pleine du breuvage à la couleur ambrée, il la regarda en souriant, les mains posées sur les genoux.

« Yu Ji, c’en est fini de nous. Cela fait longtemps que je me demandais pourquoi les convois de céréales ne parvenaient pas à Gaixia. Mais cela ne sert à rien de ruminer le passé. Il ne nous reste plus qu’une chose à faire --- tenter une sortie. Le destin nous a condamnés à l’état de bêtes aux abois, encerclées de tous côtés, mais nous ne serons pas des proies, ce sont nous les chasseurs. Demain --- ah non, aujourd’hui --- c’est aujourd’hui même notre dernier jour de chasse. Nous allons charger et nous frayer un chemin sanglant en piétinant les casques de l’ennemi ! Pff, ce Liu Bang, il croyait m’avoir enfermé dans une cage ? J’ai au moins encore une occasion de joyeuse chasse, peut-être pourrai-je lui planter mon glaive en plein cœur, comme une précieuse zibeline. Yu Ji, mets ton armure de Perse (voc 22), il faut que tu me suives, jusqu’à la dernière minute. Nous allons tous les deux mourir à cheval. »

 

V

 

 « Mon roi, je pense que vous me comprenez bien. » dit Yu Ji en baissant la tête, et lissant du doigt les franges du poignard qui dépassaient de l’oreiller.

« Ceci est votre dernier combat, je souhaite que vous déployiez toute votre prouesse martiale, que vous vous donniez à plein à la joie du massacre. Je ne peux pas être derrière vous, ne veux pas que vous puissiez vous laisser distraire en vous faisant du souci pour moi, en cherchant à me protéger ; vos soldats vous tourneraient en dérision pour perdre de votre vaillance au combat à cause d’une femme. »

 

« Oh, eh bien, tu n’as qu’à rester à l’arrière, te montrer aux soldats de Han et t’offrir en sacrifice à Liu Bang. »

Yu Ji sourit. Elle dégaina rapidement la dague et d’un coup, s’en transperça profondément la poitrine.

 

Xiang Yu se précipita pour la soutenir par la taille ; elle tenait encore serré le manche incrusté d’or du poignard, et Xiang Yu vit en se baissant qu’elle le regardait de ses grands yeux à demi fermés, que les larmes rendaient brillants comme de l’eau. Elle les ouvrit grand, puis, comme si elle ne pouvait supporter la lumière violente du soleil, les referma.  Xiang Yu approcha son oreille de ses lèvres frémissantes et entendit qu’elle disait une phrase qu’il ne comprit pas :

« Je suis assez contente d’en finir ainsi. »

 

Lorsque son corps se fut refroidi, Xiang Yu retira le poignard de sa poitrine, et en essuya les traces de sang sur sa tenue militaire. Puis, serrant les dents, il poussa d’une voix rauque un hurlement de sanglier sauvage et cria : « Commandants, faites sonner le clairon ! Ordonnez de préparer les chevaux ! Nous allons lancer l’assaut  ! »



 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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