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Jia Pingwa « La capitale déchue »
Extrait du chapitre 66
《废都》——第66章
par
Brigitte Duzan, 8 novembre 2016
Ce bref passage du roman le plus célèbre de
Jia Pingwa (贾平凹),
publié en 1993, est un commentaire plein d’humour
sur un trait de la culture traditionnelle des
lettrés, où un bon thé s’apprécie avec le même
raffinement qu’une belle calligraphie. Il est
intéressant de voir le parallèle fait ici avec le
vin : on offre l’un à la soldatesque, l’autre à un
homme de lettre. On retrouve la vieille opposition
entre le wu – les armes - et le wen –
les lettres – qui sous-tend toute la culture
chinoise.
Ce trait culturel est illustré ici par une
différence entre le nord et le sud du Shaanxi,
province natale de l’auteur qui forme l’ossature de
son œuvre. On peut voir en filigrane un clin d’œil
ironique dans cette distinction : le nord du
Shaanxi, c’est… Yan’an !
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Feidu, calligraphie de Jia Pingwa |
Personnages
Personnage principal du roman, Zhuang Zhidie (庄之蝶)
est un écrivain célèbre. Liu Yue (柳月)
est la femme de chambre de son épouse, Niu Yueqing (牛月清).
Tang Wan’er (唐宛儿)
est l’épouse de Zhou Min, l’un des jeunes ambitieux qui
gravitent autour de Zhuang Zhidie.
[...
一边问牛月清看了报上的文章感觉怎么样,一边] 让柳月烧了开水,说要叫孟云房、
赵京五来喝喝茶的。便从口袋拿出一包皮极精致的盒子说:“你来瞧瞧这是什么茶,君山毛尖!市长送的。”先自己在杯子里冲了。牛月清看时,那叶子在怀里一半着水,一半浮出,都是细长的未开绽的芽尖,竟一律竖着,如缩小的一片森林。待叶子一支支竖着又沉下去,杯面上就一层一层漾白中泛绿的雾气,一股幽香就在满屋子里暗浮了。牛月清说:“我真没见过这等好茶的。”
1. 君山毛尖
Jūnshān máojiān
thé du mont Jun, thé réputé du nord du Hunan, l’un des dix
meilleurs thés de Chine, dont les feuilles proviennent
exclusivement des boutons de l’extrémité des tiges. Normalement
on parle de « Junshan aiguilles d’argent » Jūnshān yínzhēn
(君山银针)
et de « Xinyang bouts en fourrure » Xìnyáng máojiān (信阳毛尖),
ce dernier thé, très doux, étant du Henan.
[Zuang Zhidie] demanda à Liu Yue de faire bouillir de l’eau car,
lui dit-il, il voulait inviter Meng Yunfang et Zhao Jingwu à
venir prendre une tasse de thé. « Et pas n’importe quel thé,
regardez un peu : du thé du mont Jun que vient de m’offrir le
maire, » ajouta-t-il en sortant de sa poche une boîte superbe.
Il en mit quelques feuilles dans sa tasse. Niu Yueqing remarqua
qu’une partie restait à la surface de l’eau, tandis que l’autre
infusait au fond de la tasse ; c’étaient des feuilles, longues
et fines, de bourgeons qui n’avaient pas encore éclos,
verticales dans l’eau comme les arbres d’une forêt miniature.
Une fois infusées, elles s’enfoncèrent dans la tasse, et il s’en
dégagea alors, en vagues successives, une vapeur d’un blanc
neigeux nacré de vert, tandis qu’une senteur délicate se
répandait doucement dans la pièce. « Je n’ai jamais vu un thé
d’une telle qualité, » s’exclama Niu Yueqing.
庄之蝶说:“去打电话叫孟云房、赵京五,还有同级两口子,都让品品。”柳月说。“我看过一本书,说霍去病1在河西走廊作战时,皇帝奖赏了他一坛酒,他把酒倒在一个泉里让全军士兵来喝,那地方后来就叫了酒泉。市长送了你一包皮茶,你叫这个来那个来,真还不如把茶叶放到自来水公司的水塔里去,让全城都知道市长的恩典了!”庄之蝶说:“你这是笑我受宠若惊2了?这你别嫉妒,市长就是送我一包皮茶叶不送你哩!”柳月说:
“那你别小瞧我!”牛月清说:“叫人来喝茶就叫他们来喝吧,不必喊动唐宛儿了,女人家能品出个什么好赖的?!要我来尝,好茶叶闻着香,喝到口里只是涩和苦。”
1.
霍去病
Huo Qubing, célèbre général des Han de l’Ouest, sous le règne de
l’empereur Wudi (武帝),
au deuxième siècle avant J.C., qui se distingua dans la lutte
contre les Xiongnu. C’est en particulier grâce à ses victoires
que deux des plus importantes tribus Xiongnu se rallièrent à
l’empire, ce qui permit à l’empereur de contrôler le Corridor du
Hexi et d’ouvrir la branche nord de la Route de la soie. Alors
qu’il était au sommet de sa gloire et que l’empereur voulait lui
trouver une épouse, il répondit la phrase désormais célèbre :
« Comment pourrais-je me préoccuper de fonder une famille quand
les Xiongnu n’ont pas été totalement éliminés ? » (匈奴未滅,何以家為 ?).
2.
受宠若惊
shòuchǒng ruòjīng
être flatté, touché par les faveurs reçues d’un supérieur
« Va téléphoner à Meng Yunfang, Zhao Jingwu, Zhou Min et son
épouse, pour qu’ils viennent déguster ce délice. » dit Zuang
Zhidie. « J’ai lu dans un livre, » remarqua Liu Yue, « que,
après la bataille du Corridor du Hexi, l’empereur offrit une
jarre de vin à Huo Qubing pour le récompenser. Il versa le vin
dans une source pour que toute son armée puisse en profiter, et
on appelle depuis lors cet endroit la « Source au vin ». Vous,
le maire vous a offert une boîte de thé, et vous appelez tout le
monde autour de vous ; vous feriez mieux de verser ces feuilles
de thé dans le château d’eau de la Société de distribution
d’eau, pour que la ville entière soit au courant des honneurs
dont vous gratifie le maire ! » - « Tu te moques de moi, »
rétorqua Zhang Zhidie, « parce que je suis touché par les
faveurs reçues ? Tu es jalouse parce que tu n’en as pas eu
autant ! ». « Ne me rabaissez pas, s’il vous plaît ! » répliqua
Liu Yue. « Si tu veux inviter tes amis à déguster ce thé, très
bien, » dit Niu Yueqing, « mais ce n’est pas la peine d’inviter
Tang Wan’er : comment une femme pourrait-elle apprécier si un
thé est bon ou pas ? Pour ma part, je reconnais que ces feuilles
ont une odeur délicieuse, mais quand j’ai avalé une gorgée du
thé, je le trouve âcre et amer. »
庄之蝶说;“你是关中人1,喝茶只是解渴,也或许是关中道上水有盐碱,放些茶是要遮水味罢了。南方的水好,喝茶倒讲究品了。唐宛儿虽是潼关人2,原籍却在陕南,她能品出味儿的。上次我在阿灿家,她那茶叶是江苏陽羡茶场买来的3,味道真是美,喝了就连叶子也吃了,临走还抓了一撮在口里干嚼,几天口里都有香气的。”柳月说:“你那么逊眼的,吃茶叶渣4?”庄之蝶说:“这你陕北人就更外行了,你看的书不少了,你说为什么古书上常写了‘吃茶’?那就是古人把茶叶捣碎了5冲了糊状吃,或是撒在饭里吃的。你平日只是牛饮!”柳月说:“我们都是牛,只有像你这样的高级人才叫吃茶的。...”
1.
关中
guānzhōng
la plaine Guanzhong, litt. à l’intérieur des passes, cad la
vallée inférieure de la Wei dans le nord du Shaanxi – la Wei est
la rivière qui passe à Xi’an ; elle est entre quatre passes au
nord, est, sud et ouest.
2.
潼关
Tóngguān
district au sud du confluent de la Wei et du fleuve Jaune, dans
le coin sud-est de la boucle de l’Ordos – dans le nord-est du
Shaanxi.
3.
陽羡茶
Yángxiàn chá
thé de Yanxian (auj. Yixing
宜兴),
autre thé réputé, cultivé à 500 mètres dans le Jiangsu.
4.
渣
zhā
lie, résidu, marc (de café)…
5.
捣碎
dǎosuì
écraser, broyer
« C’est que tu es de la vallée de la Wei, à l’intérieur des
passes, » dit Zhuang Zhidie, « là, on ne boit le thé que pour se
désaltérer, mais aussi, comme l’eau est salée et alcaline, on
utilise les feuilles de thé pour en masquer le goût. Au sud, en
revanche, l’eau est bonne, et quand on boit du thé, on peut le
déguster. Il est vrai que Tang Wan’er vient de Tongguan, mais
elle est en fait originaire du sud du Shaanxi et sait apprécier
les bonnes choses. La dernière fois que je suis allé chez Acan,
elle m’a offert un thé qu’elle avait acheté dans une plantation
de Yangxian, dans le Jiangsu. Il avait un goût tellement
agréable que, après l’avoir bu, j’ai mangé les feuilles, puis,
au moment de partir, j’en ai pris quelques-unes entre les doigts
et suis parti en les mâchant. J’en ai gardé le goût dans la
bouche pendant plusieurs jours. »
« Quelle simplicité, » ironisa Liu Yue, « se nourrir des
feuilles de thé qui restent quand on a fini de boire ! »
« Vous n’y connaissez rien, vous les gens du nord du Shaanxi, »
répliqua Zhuang Zhidie, « mais, puisque tu as beaucoup lu,
dis-moi un peu : pourquoi, dans les livres anciens, est-il
souvent question, justement, de "manger le thé" ? C’est
précisément parce que nos ancêtres broyaient des feuilles de thé
pour les mélanger aux sauces ou au riz. Toi, tu ne fais que
boire bêtement. »
« Oui, on est tous des bêtes, » répondit Liu Yue. « Il n’y a
que les gens supérieurs comme vous dont on peut dire qu’ils sont
des "mangeurs de thé"… »
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