Nouvelles de a à z

 

« Il ne faut jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu’on a lues »

Sei Shōnagon (Notes de chevet)

 
 
 
     

 

 

傅杰 《月光奏鸣曲》
Fu Jie « Sonate de Lune »

 
Cette nouvelle a été publiée dans la revue Po&sie en 2015 (n+ 151).
Fu Jie vit en France depuis 1987, après avoir quitté la Chine où elle travaillait pour la rédaction d'une revue littéraire. Elle a été chargée de collections chinoises à la BnF, site François Mitterrand. Elle écrit de la poésie et des nouvelles en chinois et elle est également traductrice, du français en chinois et du chinois en français. Elle a notamment cotraduit avec Françoise Bottero « La nuit quand tu me manques, j'peux rien faire » (《到黑夜想你没办法》) de Cao Naiqian (曹乃谦) (Gallimard/Bleu de Chine, 2011), et traduit des poèmes de Yu Jian ( 于坚;) publiés dans Poésie 2011, Missives, Siècle 21, etc.
 
《月光奏鸣曲》
K城。时钟敲过十二下。
闹市区行人渐渐稀疏,而沿河堤两岸折转进去不远的居民区却早已经睡得沉了。一排低檐瓦房没有灯光,不声不响。柳树的浓影静静地趴在灰浆剥离的矮围墙上。
 
月色甚明,银光浸过河水,仿佛空气就格外冰凉一些。左岸对过的房屋剪影似地倒在水中。有几栋年久失修的法国式洋房,经日经月,长了一蓬蓬蒿草,从石墙上垂挂下来,有些蔓条甚至挨到了河面。仔细瞧,能分辨出眼面前的水确实缓缓地流动着,流到远方就变成一大滩停滞不动的月光了。天边覆盖着一层薄云,云和水一样,淡淡的一片银白,把河桥拱弧形的线条衬得分明,几点灯火恰巧落映在桥脚上,闪闪烁烁, 弄得桥面好像浮在半空。
 
路上过来三个人,二男一女。
河岸柳荫下坐着一对恋人。
正对桥唯一一栋高楼亮着唯一的一盏灯。
桥上站了一群人,密密匝匝地拢成团,吵骂声由小渐大由人群心里传出。
 
那两男一女走到桥口便停了下来。
高个儿的男人说:“我好象走过这条道,月光真好,不像在城市里,像乡下的月亮。”
女的说:“是K城最清静的地方了,我要是有权利就在这里盖全市最讲究的宾馆。当个大财佬真他妈不错。我不想在单位干了,没有意思。”
另一个男人说 : “给你说退职到我们公司来干,你又没胆量下这份心。”
“我当餐厅经理,干不干?你告诉史扁头就说我能干得很。夏天我把餐厅的墙壁刷成淡蓝色,服务员都穿紫罗兰色的裙子,灯要做成月牙型的,配上群星闪烁,雪花飞扬,都用灯光打出来。冬天换成淡桔色的墙壁,穿深红长裙,酒要好酒,小杯卖……”
男的说:“莫开玩笑,真格来,跑跑腿,史扁头不会亏待你,比在单位挣你那两文强。”
女的又说:“我真想有一大笔钱,天大的一笔。唉,算了,什么也不要有,人人都想变富人,总得有人当穷人。我就当穷人罢。写写诗,抄抄稿,躲在小阁楼,三天没吃没喝,死在一个凄风苦雨的日子。”
高个儿的男人说 : “幻想成癖,结了婚就有治了。”
“也是的,这两天我也这么想…“
 
                    月光照在科罗拉多河上,
                    我愿回乡和你在一起

 
她突然唱起歌来,歌声仿佛金玉相撞,那热情那忧郁,幽暗的夜也微微抖动起来。
 
“我过去怎么没有发现跳伞塔有这么好看?”一对情侣中的哪个姑娘柔声柔气地问。她是指那座插在深色夜空中的灰色高塔,离他们不远,塔冠像一簇巨大的白色花瓣。
“跳伞塔?”她的男友很吃惊。
“你说是什么?”
“水塔。”
“供全市的水么?”
“供一个单位,傻瓜。”
姑娘笑了笑,伸手在男友的臂上轻轻拧了一把。又问 :“你说这水塔像什么?”
“百合花。"
“你根本就没见过百合花,百合花不是白色的,这水塔象波斯菊。”
“什么菊?”
 “就是茴香花,后山上开得最多的那种,去年秋天我带你去看的,你说象星星一样多,那天晚上满天都是星星。我告诉你茴香花也叫满天星,你说就叫满天星合适,茴香听着土气。”
“哪天?我怎么记不得?”
“忘记了,真的?”姑娘的声音压得很低,有些不高兴。
“哪天呢?”男的还在追问。
“八月十五,你…亲我。”
“噢,是了,你还哭了。”说完,他一下子把她搂在怀里,亲了亲她的脖颈。她把手头从他的手臂里轻轻挣出来,支在他膝头,不再吭声。
 
桥上吵骂声越来越大。一个人朝前跑了几步,很快被另外的人追上,一伙人影跟着移了过去,后来,吵骂声就听得清楚了,是一个沙哑的拖着哭腔的女人声:
“贼砍头的,老杂种,你说那些钱是凑给老七跑生意,跑个鸡巴屁,撮把米喂鸡还会屙个蛋,你连稀屎都不往家里屙,钱拿去勾老七狗家那个骚不要的臭婆娘…”
被骂的男人低低地吼了一声脏话,扬手朝女人头上甩了一巴掌,女人一闪身,退后了几步,看热闹的人也一团密密匝匝地尾随上去。有人拉开男人,人群就把男人和女人分隔开来。女人趁势哇的一声哭了起来,边哭边向男人挤过去:
“我说啦,就是老七狗家那个骚屄日不烂的臭婆娘。你来打呀,来杀啦,砍头的,杂种,这份日子也过够了,活着也不图着那样,你杀我你也不得好死,烂砍头…”
“滚回去!”
男人又吼了起来,终于挤开人群,先是抓到女人披散的头发,女人尖叫起来,看热闹的也不再劝,定定地跟着。男人就扭住了女人的胳膊…
 
                     当我独自一人,多么想你
                    记起我们往日的情谊
                    你说秋收后做我的新娘
                    我一直等待着你

 
歌声非常舒缓,象眼下慢慢流动的河水,漂向远方那泛着白光的夜深处。唱歌人身旁的两个男人却好象没有听,而伸长了脖子朝对面叫骂处看。
 
一对情侣中的姑娘轻轻抖动了一下。
“冷吗?”男的问。
她没有回答,抓住他的胳膊,手心里沁着汗:
“我过去,劝劝他们,你等在这里,要是我挨打,跑过来救救我。”
“发疯了,我不去,你也莫去。”
 
                    月光照在科罗拉多河上
                    不知你是否把我忘记”

 
歌唱完了,一丝凉风把拖在半空中的余音捺到河面上,在微微颤抖的灯光和倒映的树影中打了好几个转,才渐渐沉落进黑色的河底。
“唉,这些人,败兴!”唱歌的似乎终于听到了对面的吵嚷声。“走,回家!”
她把布料的长挎包带子从肩窝里提了提,朝桥那边走了。
“要不要我们送送你?”等她踏上了桥阶,两个男人中那个高个子的才对着她的背影叫了一声。
“不要。”她连头也没有回。
两个男的还站着等了一阵,然后背转身,推单车从来路走了。
 
吵骂的女人只剩下嘤嘤的啜泣,男人搡着她,朝一条小巷折转进去。看热闹的人也渐渐四散。
 
“还看什么?快回去睡觉。”正对桥的那家亮灯的阳台上有几个人影憧憧。
“妈,我还要听人家唱歌。”一个非常好听的童声回答。
 
夜又重归入宁静
 


Sonate de Lune


L’heure vient de sonner ; il est minuit. Ville K.

Dans le centre-ville les rues commencent à se vider tandis que le quartier au bord de la rivière, plus éloigné, dort déjà. Quelques rangées de tuiles grises sont englouties par la pénombre. Sous ces tuiles ondulées nulle fenêtre allumée. Tout est calme, des saules pleureurs impriment leurs ombres sur les murs blancs peints à la chaux.

La lune est belle. Ses rayons plongent dans l’eau de la rivière, rafraîchissant l’air. Une vieille bâtisse, faute d’entretien, est envahie par les herbes qui poussent jusque dans les joints de pierres et dont certaines tiges tombantes effleurent la surface de l'eau. Le courant, en bas, glisse doucement, très doucement. Plus loin il devient une grande plaque lumineuse, argentée tout comme la lune. L'horizon est voilé par de légers nuages, de la même couleur que l’eau : un blanc teinté d’argent. Très nettement sur ce fond clair se dessine le contour de l’arche d’un pont, et quelques lampadaires projettent aussi dans l’eau leurs taches brillantes juste aux pieds de l’arche. Les lumières scintillent ; le pont semble flotter dans l’air.

Sur un chemin longeant la rivière sont arrivés deux hommes et une femme. Un peu plus loin, deux amoureux sont assis sous un saule.

En face du pont se dresse un unique immeuble, dont une seule fenêtre reste allumée.
Sur le pont s’agglutine un essaim humain, formant un cercle, du milieu duquel s’échappe une rumeur de dispute, avec des éclats de voix de plus en plus forts.
 
Les deux hommes et la femme s’arrêtent non loin du pont.
Le plus grand des deux hommes s’exclame : “Je ne crois pas connaître ce chemin. Comme la lune est belle ! On se croirait à la campagne !”

-   “Ici, dit la femme, tu es dans le quartier de la ville qui a le plus de charme. Si je le pouvais, j’y ferais construire un hôtel de luxe. C’est vrai, ça serait pas rien d’être milliardaire ! J’ai plus envie de travailler dans cette boîte : je m’y embête.”
-   “Je t’ai déjà conseillé de démissionner et de travailler pour la nôtre, mais t’as pas voulu.”
-   “Donne-moi le poste de directrice du restaurant. Ça pourrait marcher, non ? Dis à Shi Tête Plate que je suis géniale. En été je ferais peindre les murs en bleu pâle, les serveuses porteraient une robe violette, on projetterait de la lumière en forme de lune avec plein de lampes-étoiles et il y aurait de la neige qui tourbillonnerait. En hiver, les murs seraient orange, le personnel porterait des robes cramoisies. Il y aurait de l’alcool de très bonne qualité, de celui qu’on ne vend qu'à petites doses...”
-   “Tu parles ! Si tu veux vraiment venir, fais seulement ce qu’on te demande ; Shi Tête Plate sera correct avec toi : tu regretteras pas ton salaire de misère d'aujourd'hui ”.
-   “Oh, qu’est-ce que j’ai envie de gagner un fric fou, des sommes astronomiques, tu comprends ? Sinon, rien ! Merde, laisse tomber, j’en veux pas, je ne veux rien, tout le monde a envie d’être riche mais il faut quand même des pauvres. Je serai parmi les pauvres des pauvres: j’écris de la poésie. Je devrais plutôt me loger dans une cage à pigeons, et puis, durant trois jours, je n’aurais rien à manger et rien à boire, et enfin je mourrais un jour de pluie sale et de vent glacial.”
-   “T’es une rêveuse, t’es malade, marie-toi, le mariage te guérira” rétorque le grand.
-   “Certainement, j’y pense en ce moment.”


Clair de la lune sur la rivière Colorado Je veux

rentrer pour rester auprès de toi
….

 

Soudain, elle se met à chanter, d’une voix si pleine d’émotion, si mélancolique que même la nuit sombre en frémit.

“Pourquoi n’ai-je jamais remarqué cette magnifique tour de parachutistes ?” demande à son ami, d’une voix enjouée, la fille amoureuse assise sous le saule. Elle montre la grande tour blanche et grise qui se dresse dans le ciel bleu foncé de la nuit, non loin d’eux, et dont la partie supérieure s’ouvre comme des pétales de fleur.
-   “La tour de parachutistes ?”
-   « Comment l’appelles-tu toi ? »
-   “Le château d’eau.”
-   “L’eau pour tous les habitants de la ville…”
-   “Pour les gens d’un seul établissement, petite idiote !”
La fille sourit timidement, et tend la main vers le bras du garçon, le pince, puis lui demande : “dis-moi, toi, cette tour ressemble à quoi ?”
-   “À un lys blanc”
-   “Tu n’as jamais vu de lys et le lys n’est pas forcément blanc. Elle ressemble à un chrysanthème perse.”
-   “Quoi ?”
-   “Oui, les fleurs que les paysans appellent fleurs fenouillettes. Ce sont les fleurs qui couvrent notre colline. L’automne passé je t’ai emmené là pour les voir, tu m’as dit qu’elles étaient aussi nombreuses que des constellations, ce soir-là le ciel était étoilé, je t’ai dit que ces fleurs s’appelaient aussi “cosmos”. Tu m’a dis que le nom cosmos leur convenait mieux.”
-   “C’était quand ? Je ne m’en souviens plus.”
-   “Tu as oublié ? Vraiment ?” La voix de la fille est très basse, contrariée.
-   “C’était quand ?” répète imperturbablement le garçon.
-   “ Le trente août, tu m’as embrassée.”
-   “Ah oui, et tu as pleuré.” Il la prend dans ses bras, la serre contre sa poitrine, puis pose un baiser sur son cou. Elle dégage délicatement sa tête des bras du garçon, pose son menton sur ses genoux; elle ne dit plus rien.

Le bruit de dispute s’amplifie, une silhouette s’avance à la hâte mais se fait vite rattraper par une autre; une masse de gens les suit et les cris deviennent de plus en plus forts sans pouvoir couvrir une voix féminine qui pleure :
“Espèce de salaud, connard, tu m’as dis que tout cet argent avait été prêté à Vieux-Sept pour votre affaire. Mais non, c’est pour te gonfler les couilles ! Si je nourris une poule avec une poignée de riz, elle me donnera des œufs, toi, tu ne chies même pas dans la maison, l’argent que tu prends, c’est pour boucher le trou de cette putasse de femme de Vieux-Sept, la sale conasse... » L’homme, la cible de ces injures, marmonne un juron, lève la main et flanque une claque sur la tête de la femme. Elle évite le coup, recule de quelques pas. Les spectateurs ne les lâchent pas d’une semelle. Quelqu’un retient l’homme, les autres se mettent entre les deux afin de les séparer. Profitant de la situation, la femme éclate en sanglots et tente de s’élancer vers lui : “oui, je l’ai dit, je l’redis, c’est la femme de Vieux-Sept, la putasse de basse-cour, le trou pourri, vas-y, donne-moi des coups, tue-moi, assassin, maudit, sale con, j’en ai assez d’cette vie, qui me donne rien, vas-y, tue-moi et tu seras pendu, maudit assassin!”
-   “ Fous le camp, rentre !” rugit l’homme en écartant les badauds, la barrière humaine recule et enfin il arrive à agripper les cheveux de la femme qui pousse un cri aigu; les spectateurs n’interviennent plus, mais ils ne cessent pas de s’agglutiner. L’homme saisit enfin la femme par le bras ...


Quand je suis seul, je pense à toi aux

souvenirs de nos amours d’antan
Tu m’as promis d’être ma fiancée après la récolte Je t’attends

pour toujours
….
 

Le chant est lent, tel un cours d’eau qui s’écoule tout doucement vers l’horizon blême où l’attend la profondeur de la nuit . Cependant deux hommes n’ont pas l’air de l’écouter, ils tendent le cou en direction de la foule et de la bagarre.
 
Sous le saule, la fille frissonne légèrement.
“Tu as froid?” demande le garçon. Sans lui répondre, de sa main tout en sueur, elle lui saisit le bras : “ je vais là-bas, je vais les calmer, tu m’attends ici, et si on me donne des coups, viens à mon secours.”
“Tu n’es pas folle ? Je n’y vais pas, et toi non plus.”

 

Clair de lune sur la rivière Colorado ne m’as-tu

pas déjà oublié

 

Le chant s'achève. Sa dernière note flottant dans l’air est rattrapée par un coup de brise, qui l’emporte jusqu’à la surface de l’eau; et là elle fait plusieurs tours entre la lumière frémissante et le reflet des saules, puis se noie doucement dans le cœur sombre de la rivière.
“Ah, ces gens là-bas!” : la chanteuse semble enfin avoir entendu le bruit de la bagarre. “Quelle misère ! Allez, je rentre… ” Elle rajuste la bandoulière de son sac d’étoffe sur son épaule, puis s’en va en direction du pont.
“Veux-tu qu’on t’accompagne ?” demande le plus grand dans son dos, alors qu’elle est déjà sur les marches du pont.
“Non.” Répond-elle sans même tourner la tête.
Les deux hommes restent là un moment encore , puis s’en vont dans l’autre direction en poussant leurs vélos.

La femme là-bas ne crie plus, elle sanglote, l’homme la pousse de la paume de la main; ils tournent et entrent dans une petite ruelle, et les spectateurs se dispersent.
 
“Qu’est-ce que tu regardes encore, dépêche-toi d’aller te coucher ! “ En face du pont, sur le balcon de la seule fenêtre éclairée, quelques silhouettes bougent encore.

“Je veux écouter la chanson, Maman…»: c’est une voix d’enfant qui tinte. La nuit retombe dans le silence.
(Traduction par Fu Jie, avec Claude Mouchard)
 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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