Brève histoire du xiaoshuo,
de la nouvelle au roman
VI. Les romans historiques sous
les Ming
2. Au bord de l’eau (Shuihuzhuan《水浒传》)
2.A Le Shuihuzhuan et ses sources
historiques
2.B Les différentes versions du roman
2.C L’influence ultérieure du roman
par Brigitte
Duzan, 14 juillet 2025
Le
Shuihuzhuan (《水浒传》),
ou « Au bord de l’eau » selon la superbe traduction de
Jacques Dars,
est l’un des quatre grands romans classiques chinois de la
période Ming, les « Quatre livres extraordinaires » (四大奇书)
de la littérature chinoise, avec
« Le Roman des Trois Royaumes » (Sānguó Yǎnyì《三国演义》),
« La Pérégrination vers l’Ouest » (Xiyouji《西游记》)
et le Jinpingmei (《金瓶梅》)
ou « Fleur en fiole d’or ».
Ces romans nés
de l’art du conteur sont considérés comme des romans populaires,
en
langue vernaculaire,
chacun représentatif d’un genre spécifique, peu prisé des
lettrés. Si « Le Roman des Trois Royaumes » est classé dans les
romans historiques, « Au bord de l’eau » est plutôt un roman
d’aventures, mais aussi sur fond historique, les deux romans
ayant d’ailleurs un auteur en commun : la première version du
Shuihuzhuan, qui date de 1368, est attribuée à Shi Nai’an
et Luo Guanzhong (施耐庵/罗贯中),
et c’est également à ce dernier qu’est attribué
« Le Roman des Trois Royaumes » ;
il était à la fois conteur et dramaturge, et connu pour ses
pièces historiques à la mode sous les Yuan. Les deux romans, et
en particulier « Au bord de l’eau », sont à la charnière entre
la période des Yuan et celle des Ming, dynastie fondée,
justement, en 1368.
« Au bord de
l’eau », cependant, est inspiré de personnages et d’événements
historiques sur lesquels ont brodé les conteurs qui se sont
multipliés sous les Song, et surtout les Song du Sud, aux 12e
et 13e siècles, créant de véritables confréries
spécialisées. Le roman se présente ainsi comme une série
d’épisodes où se mêlent exploits héroïques inspirés d’événements
historiques et événements surnaturels relevant des croyances du
taoïsme populaire et des superstitions.
Les
grandes lignes de l’histoire du roman
Les rébellions
ne sont pas rares dans l’histoire chinoise et sont dûment
répertoriées dans
les Annales dynastiques.
C’est le cas de la rébellion de Song Jiang (宋江),
chef des bandits des Monts Liang (Liangshan
梁山) qui
est au centre du roman.
La rébellion a
eu lieu dans les dernières années du règne de l’empereur Huizong
(宋徽宗),
à la fin de la dynastie des Song du Nord. Elle a commencé en
1114 dans le Shandong, dans les marais des monts Liang qui
constituaient une zone quasiment impénétrable et relativement
facile à défendre contre les incursions des troupes impériales.
Le roman
commence par un prologue qui relate la libération d’esprits
démoniaques par la faute d’un ministre prétendant rejeter toute
superstition. Il se poursuit en contant la constitution
progressive de la bande des brigands autour de Song Jiang,
poussés au crime et à la révolte par la corruption et la
vénalité des ministres et fonctionnaires impériaux à tous les
niveaux. La bande finit par atteindre le chiffre de 108 héros,
36 astres célestes (天罡三十六星)
et 72 terrestres (地煞七十二星),
qui avait été annoncé par un Écrit céleste remis à Song Jiang
par la mystérieuse Divinité du Neuvième Ciel (Jiutian
Xuannü
九天玄女)
.
La grande fête célébrant la réunion de ces 108 « astres »
constitue l’apogée du roman.
Dès lors, Song
Jiang est hanté par le désir d’être reconnu à sa juste valeur
par l’empereur et d’être amnistié avec tous ses compagnons.
Après deux tentatives que la perfidie des ministres fait rater,
toute la bande est amnistiée, et envoyée se battre contre les
envahisseurs Liao, puis contre d’autres rébellions. La dernière
campagne, contre Fang La (方腊),
est désastreuse : Song Jiang revient victorieux, mais ses
troupes sont décimées. Les quelques survivants sont nommés à des
postes officiels aux quatre coins du pays. Un prologue ajoute
encore à cette fin dérisoire : ce sont les ministres félons
autour d’un empereur impuissant qui ont le dernier mot.
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Carte des sites des rébellions de Song Jiang et de
Fang La mentionnés dans le
Shuihuzhuan |
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La
rébellion dans les Annales
L’histoire de
Song Jiang est brièvement mentionnée dans les
Annales dynastiques :
dans le « Livre des Song » (Song Shu《宋書》/《宋书》).
Le nom apparaît une première fois à la fin de la partie
concernant l’empereur Huizong (vol. 22) :
二月庚午,[…]
淮南盜宋江等犯淮陽軍,遣將討捕,又犯京東、河北,入楚、海州界,命知州張叔夜招降之。
Le deuxième
mois de l’année gengwu [soit 19 février-20 mars 1121],
Song Jiang, bandit de Huainan, attaqua les forces impériales à
Huaiyang. [L’empereur] envoya des troupes pour réprimer
l’insurrection et arrêter le chef. Mais il attaqua alors l’est
de la capitale [Bianliang/Kaifeng] et le Hebei, puis investit la
zone de Chu [aujourd’hui Hubei] et de Haizhou [dans l’actuel
Jiangsu]. L’empereur ordonna alors à Zhang Shuye, préfet de
Haizhou, de lui offrir l’amnistie.
Song Jiang est
encore mentionné dans la biographie de Zhang Shuye (vol.
353)
:
宋江起河朔,轉略十郡,官軍莫敢嬰其鋒。聲言將至,叔夜使間者覘所向,賊徑趨海瀕,劫鉅舟十餘,載鹵獲。於是募死士得千人,設伏近城,而出輕兵距海,誘之戰。先匿壯卒海旁,伺兵合,舉火焚其舟。賊聞之,皆無鬥志,伏兵乘之,擒其副賊,江乃降。
Song Jiang
s’est soulevé à Heshuo [au nord du Yangtsé, une partie des
provinces actuelles du Shanxi, du Hebei et du Shandong] et s’est
rendu maître de dix commanderies sans que les forces
gouvernementales osent le combattre. Quand Zhang Shuye apprit
que les rebelles approchaient, il envoya des émissaires pour
savoir dans quelle direction ils se dirigeaient. Les rebelles
sont allés vers la côte et ont saisi plus de dix grands bateaux
pour transporter leur butin. Alors Zhang Shuye a recruté plus de
mille combattants d’élite et tendu une embuscade dans la ville
proche. Il a ensuite mandé des troupes légèrement armées pour
attirer les bandits qui étaient en mer, en cachant quelques
robustes soldats sur la côte. Au début de l’attaque, ces soldats
se sont glissés sur les bateaux des rebelles et y ont mis le
feu, ce qui a sapé le moral des bandits. Après quoi les soldats
en embuscade ont capturé son adjoint et Song Jiang s’est rendu.
Tout le reste
tient de la légende qui s’est petit à petit constituée sous
l’impulsion de l’imagination des conteurs sous les Song, mais
aussi des dramaturges de théâtre zaju pendant la dynastie
des Yuan.
Les
premières traces de l’histoire à la fin des Song
On en trouve
quelques premières traces en littérature à partir de la fin des
Song, et d’abord dans les « Propos d’un vieil ivrogne » (Zuiweng
tanlu
《醉翁谈录》)
de Luo Ye (罗烨),
un recueil d’histoires diverses du genre « notes au fil du
pinceau » (biji (筆記/笔记)
qui date vraisemblablement de la fin des Song ou du début des
Yuan bien qu’on ne sache rien de l’auteur. C’est un ouvrage en
dix volumes très intéressant du point de vue littéraire, car le
premier volume traite du développement du roman et de l’opéra
chinois sous les Song, en affirmant le talent des écrivains de
fiction, chose rare à l’époque. On trouve dans cet ouvrage
certains des surnoms des bandits, typiques de la verve
populaire : celui de Yang Zhi (杨志),
« le Fauve à face bleue » (Qingmian shou
青面兽),
de Lu Zhishen (鲁智深),
« le Bonze tatoué » (Hua hesheng花和尚),
ou encore de Wu Song (武松),
« le Pèlerin » (Xingzhe [武]行者).
Dans son « Éloge
de Song Jiang et de ses trente-six compagnons plus une préface »
(Song Jiang san shi liu zan bing xu
《宋江三十六赞并序》),
datant également de la fin des Song, Gong Shengyu (龚圣与)
résume des récits qui circulaient dans le peuple, comme il le
dit dans sa préface : « On peut entendre dans les quartiers
populaires des histoires relatives à Song Jiang, mais elles ne
sont pas dignes de fournir matière à un livre, bien qu’il se
trouve des hommes… pour les écrire. » Ceci est cité par
Lu Xun
au
chapitre XV de sa « Brève histoire du roman chinois » (《中国小说史略》),
« La tradition des récits historiques sous les Yuan et les Ming
(2) » (第十五篇.元明传来之讲史(下))
,
pour souligner le peu de cas que l’on peut faire de ces récits.
Le plus
intéressant de ces textes précurseurs est celui intitulé
« Faits négligés de l’ère Xuanhe des Song » (Da Song
Xuanhe yishi《大宋宣和遺事》/《大宋宣和遗事》),
qui date du début des Yuan. C’est en effet, selon l’ « Histoire
des Song » citée plus haut, la première année de l’ère Xuanhe,
c’est-à-dire en 1119, qu’a éclaté la révolte de Song Jiang dans
le Shandong ; Zhang Shuye a vaincu l’armée de Song Jiang la 3e
année de l’ère Xuanhe (1121) en l’attirant dans une embuscade à
l’extérieur de la ville de Haizhou.
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Da Song
Xuanhe yishi, illustration d’un épisode
relatant les exploits d’un groupe de bandits
(dans une édition de la période Chongzhen 1627-1644,
à la fin des Ming) |
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C’est dans cet
ouvrage que l’on trouve la première tentative de rassembler en
un ensemble plus ou moins cohérent les récits épars qui
circulaient « dans les quartiers populaires », et les maisons de
thé où se produisaient les conteurs. L’ouvrage est en dix
volumes, et c’est dans le 4ème que l’on trouve une
première version de l’histoire des bandits réunis autour de Song
Jiang
.
L’histoire commence par le choix des douze hommes qui doivent
escorter le convoi de Plantes et de Pierres rares et précieuses
destinées à l’aménagement du jardin de l’empereur ; ceci
entraîne de fil en aiguille l’aventure de Yang Zhi (杨志),
bloqué par la neige, obligé de vendre son précieux sabre, tuant
un voyou qui tentait de l’arnaquer, jeté en prison, marqué au
visage, envoyé en exil et sauvé en chemin par ses camarades avec
lesquels il part se réfugier dans des montagnes difficiles
d’accès.
C’est le début
de la bande du Shuihuzhuan, mais il s’agit là des monts
Taihang (太行山),
montagnes s’étendant du nord au sud à l’est du plateau de lœss,
en bordure du Shandong, célèbres pour avoir hébergé la révolte
des Turbans jaunes (黄巾之乱),
en 184, sous les Han de l’Est. Ce n’est que dans l’épisode
suivant, celui où Chao Gai (晁盖)
est forcé à son tour à entrer dans la clandestinité après s’être
emparé du cadeau destiné au grand maréchal Cai : il s’enfuit
alors avec ses hommes dans les marais du Mont Liang (Liangshan
po
梁山泊).
On a ici une rupture narrative qui reflète le processus de
création littéraire à partir de récits oraux.
Cette région
de marécages était une zone dévastée par les changements de
cours récurrents du fleuve Jaune depuis l’antiquité, mais en
particulier pendant la dynastie des Song ; le fleuve a encore
dévié en 1289, sous les Yuan, et les marais se sont alors peu à
peu partiellement asséchés, jusqu’à être réduits à cinq petites
zones marécageuses sous les Ming. Mais comme, sous les Song, les
marais étaient en outre une espèce de no-man’s land à la limite
entre plusieurs unités administratives, le gouvernement n’y
exerçait qu’un contrôle minimal, limité par les difficultés
d’accès. C’était donc un lieu idéal de refuge pour les
hors-la-loi. Song Jiang n’y était pas associé au départ, mais la
légende l’a assimilé à d’autres bandes.
L’histoire se
poursuit avec les aventures de Song Jiang et l’insertion d’un
épisode « merveilleux » de type
chuanqi
(传奇) :
l’intervention de la mystérieuse déesse du Neuvième Ciel (Jiutian
Xuannü
九天玄女)
et de son Écrit céleste portant les 36 noms et prénoms de ses
généraux, « afin que Song Jiang soit leur chef et devienne le
champion de la loyauté et de la justice ». Ainsi est amené le
thème du « bandit juste et loyal » (zhongyi fei
忠義匪/忠义匪)
qui caractérise les bandits du Shuihuzhuan. Mais ils ne
sont encore que 36 : les 36 « astres célestes » du roman, les 72
« astres terrestres », leurs lieutenants, viendront ensuite,
pour compléter le chiffre symbolique de 108
.
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Jiutian
Xuannü, illustration d’une édition
japonaise de 1829 du
Shuihuzhuan |
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C’est alors
que les dramaturges du théâtre zaju (雜劇/杂剧)
de la dynastie des Yuan se sont emparés de l’histoire, ou du
moins de certains de ses épisodes.
L’histoire des bandits du Mont Liang dans le théâtre zaju des
Yuan
Sous les Yuan,
les Chinois étant exclus des principales fonctions officielles
et les examens impériaux supprimés, les lettrés se retrouvent au
bas de l’échelle sociale et trouvent dans le théâtre un genre
qui leur permet de s’exprimer, pour un public populaire, dans
une langue qui mêle prose en langue vulgaire et intermèdes
chantés hérités d’un style de balade antérieur. Deux listes de
pièces qui nous ont été transmises témoignent de la grande
popularité de ce théâtre, au moins dans les grands centres
urbains du nord : l’une, « Le Registre des fantômes » (Lugui
bu《录鬼簿》)
établie par Zhong Sicheng (钟嗣成)
en 1330, compte 458 titres, l’autre, publiée en 1398, 535. Seuls
162 livrets nous sont parvenus, mais sur ceux-ci une vingtaine
ont pour thème des histoires des bandits du Liangshan.
On doit à Zhu
Quan (朱权,
1378-1448) la deuxième de ces deux listes : « Catalogue des sons
corrects de l‘ère de la Grande Harmonie » (Taihe zhengyin pu《太和正音谱》)
.
17e fils de l’empereur Hongwu des Ming (明洪武),
il a été à la fois commandant militaire, historien, dramaturge
et musicien, auteur d’essais taoïstes, d’un « Manuel du thé » (Chá
pǔ《茶谱》)
et d’un recueil de partitions pour guqin, « Le manuel du mystère
et du merveilleux » (Shénqí mì pǔ《神奇秘谱》).
Le Taihe zhengyin pu est divisé en deux parties dont la
première concerne la théorie théâtrale et les matériaux
historiques ; il y distingue douze catégories de pièces en
fonction du type de sujet et du caractère moral des
personnages ; les bandits sont la catégorie n° 8, après les
orphelins et les félons.
Un de ses
contemporains, Zhu Youdun (朱有燉),
fils du fondateur de la dynastie Ming né en 1379, est l’auteur
d’une trentaine de pièces qui joignent des airs au caractère
recherché à des dialogues en langue vernaculaire, dont deux
mettant en scène des aventures qui préfigurent celles des
bandits du Liangshan : « Le Moine Léopard revient à la vie
profane » (Baozi heshang zi huansu
《豹子和尚自还俗》)
et « Le Tourbillon noir cultive la loyauté et dédaigne les
richesses » (Hei xuanfeng zhangyi shucai
《黑旋风仗义疏财》).
Li Kui (le
Tourbillon noir) est un sujet récurrent dans ces pièces
destinées à un public populaire. Ainsi « Le Tourbillon noir
offre par deux fois une victoire » (Hei xuanfeng shuang xian
gong
《黑旋風雙獻功》/
《黑旋风双献功》),
de Gao Wenxiu (高文秀),
pièce qui a la particularité de comporter un dialogue où Song
Jiang se présente comme étant à la tête de 36 « drôles » et 72
« petits drilles » (三十六大夥,七十二小夥).
Les 108 étaient donc désormais au complet. En revanche,
l’histoire se passe au mont Tai et Li Kui est un paysan plein
d’humour, différent du Li Kui impulsif et irresponsable du
roman : la pièce loue son désir d’éliminer la violence et de
protéger la justice.
C’est une
pièce qui joue un rôle important dans l’évolution de la légende
populaire du Shuihuzhuan, avec une autre pièce de la même
époque, du dramaturge Kang Jinzhi (康进之) :
« Li Kui portant les épines » (《梁山泊李逵负荆》).
L’épisode se passe dans les marais du Liangshan et se trouve
dans le roman
.
Li Kui apprend que la fille d’un aubergiste a été enlevée par
deux hommes se disant être Song Jiang et Lu Zhishen ; offusqué
et furieux, il rentre au repaire et traite de tous les noms les
deux chefs auxquels il reproche de déchoir, mais les deux hommes
nient les faits ; après confrontation, Li Kui doit reconnaître
son erreur et s’excuse auprès de ses deux amis. Il capture les
deux brigands et rapporte leurs têtes à Song Jiang. La pièce
souligne le caractère fougueux de Li Kui, mais aussi sa grande
sincérité dans sa lutte pour le bien : en guise d’expiation, il
se mortifie en arborant un fagot de branches épineuses sur le
dos.
C’est juste
une expiation personnelle dans le style du personnage, mais cela
représente bien l’esprit de loyauté et de justice inscrit dans
le titre des premières versions du roman, dont l’édition en cent
chapitres « Au bord de l’eau, [histoires de] loyauté et de
justice » (Zhongyi shuihuzhuan《忠義水滸傳》/《忠义水浒传》)
publiée par Guo Xun (郭勛)
vers 1550.
Voir :
2.B Les différentes versions du roman
Une
autre pièce du même dramaturge mettait en scène un autre
épisode concernant Li Kui (《黑旋风老收心》),
mais il ne nous en reste que le titre, répertorié dans
le premier catalogue de pièces zaju, le texte est
perdu.
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