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Langue vernaculaire et littérature

par Brigitte Duzan, 19 juillet 2025

 

Une langue vernaculaire est une langue locale communément parlée au sein d’une communauté, souvent en opposition à une langue classique, voire liturgique, limitée à un cercle de lettrés, religieux, professionnels et autres.

 

En France

 

Le terme français vient du latin vernaculus qui désignait d’abord ce qui était relatif aux esclaves nés dans la maison du maître (verna), puis tout ce qui était élevé, cultivé, confectionné dans la maison, et par extension ce qui est indigène, autochtone. C’est l’écrivain et magistrat romain Varron (- 116/+ 27), dont les écrits apportent des éclairages sur l’étymologie des mots latins, qui a utilisé le premier cet adjectif dans le contexte linguistique en parlant de vocabula vernacula, les vocables de la langue nationale.

 

C’est le 9e siècle qui voit les débuts de la langue romane, que l’on peut qualifier de vernaculaire. Au début de ce siècle, en effet, dans l’Empire de Charlemagne, le latin n’était plus ni parlé ni compris si bien qu’au Concile de Tours, réuni en 813 par Charlemagne, les évêques ont décidé que, dans les territoires qui correspondent à la France et à l’Allemagne actuelles, les homélies ne seraient plus prononcées en latin, mais d’un côté en « langue romane rustique » et de l’autre en « langue tudesque », « afin que tous puissent plus facilement comprendre ce qui est dit » (quo facilius cuncti possint intellegere quae dicuntur).   

 

Il faut cependant attendre les « Serments de Strasbourg », en février 842, pour que soit attesté le premier texte complet écrit dans une langue issue du latin et qui en soit distincte : c’est une alliance militaire entre deux fils de Louis le Pieux contre leur frère aîné, Louis le Germanique prononçant son serment en langue romane pour être compris des soldats de Charles le Chauve et celui-ci le prononçant en langue tudesque pour être entendu des soldats de son frère. Le texte en roman de ces « Serments » a une portée autant philologique que symbolique car il est considéré comme l’acte de naissance de la langue française, mais c’est aussi, selon le médiéviste Philippe Walter, « l’accession à l’écriture de la langue dite "vulgaire" » [1] - ou vernaculaire.

 

Quant au premier texte littéraire dans cette langue vernaculaire, c’est la « Séquence de sainte Eulalie », composée vers 880 ou 881, dans une langue vraisemblablement proche de la langue courante dans le nord du domaine gallo-roman à l’époque. Il y aurait eu « osmose entre la langue savante et la langue quotidienne à travers un bilinguisme individuel. [2] » La séquence, ou cantilène, raconte le martyre de Sainte Eulalie de Mérida.

 

La première grammaire d’une langue vernaculaire en Europe date ensuite du 14e siècle : c’est « Las Leys d’Amors », traité de grammaire et de rhétorique de langue occitane publié en 1356 à Toulouse, œuvre de la compagnie des troubadours toulousains. C’est alors qu’elle atteint son apogée que la langue d’Oc, grâce aux Leys d’Amors, se dote d’un système de codification comme aucune autre langue en Europe ne l’avait fait jusqu’alors. 

 

En Espagne, en Italie, en Angleterre et ailleurs

 

En France, « La Chanson de Roland », poème épique en vieux français, est le premier exemple de chanson de geste, composée vers 1040 (avec des additions jusque vers 1115). Le plus ancien des neufs manuscrits qui nous sont parvenus est le manuscrit d’Oxford qui date du 12e siècle et qui est en anglo-normand. Selon un document de la BnF, à Paris, au début du 12e siècle, l’historien Guillaume de Malmesbury assurait qu’un jongleur du nom de Taillefer entonna la Cantilena Rolandi lors de la bataille de Hastings en 1066, pour galvaniser les troupes normandes qui combattaient aux côtés de Guillaume le Conquérant. Il s’agit de la première manifestation recensée de la Chanson de Roland, presque trois siècles après les faits.

 

 

La Cantilena Rolandi (Chanson de Roland),

manuscrit sur parchemin conservé à la BnF

 

 

Elle est suivie, un siècle plus tard en Espagne, d’« El Cantar de mio Cid », chanson de geste anonyme composée entre 1140 et 1207. Dans les deux cas, les poèmes ont fait l’objet de performances orales aux variations multiples, ensuite harmonisées en passant à la version écrite.

 

En Italie, Dante s’est fait le champion de l’utilisation de l’italien vernaculaire en littérature : la « Divina Commedia », achevée vers 1321, est l’un des premiers chefs-d’œuvre de littérature vernaculaire en Europe.

 

En Inde, c’est aussi au 12e siècle, quand le mouvement Bhakti s’est étendu vers le nord, qu’il a entraîné la traduction de textes sanscrits en langues vernaculaires. Un peu de la même manière, le protestantisme a été une force de première importance pour l’utilisation du vernaculaire dans l’Europe chrétienne, avec des traductions de la Bible en diverses langues locales à partir du 16e siècle.

 

En Angleterre, d’après Merriam-Webster, le terme « vernacular », avec la même étymologie latine, est apparu dans la langue anglaise au début du 17e siècle, en opposition à la lingua franca que continuait à être le latin, surtout dans le domaine scientifique.

 

Un phénomène linguistique similaire s’est produit en Chine, en lien avec la littérature orale.

 

En Chine

 

On a souvent tendance à considérer que l’usage du vernaculaire - baihua (白话) - s’est développé dans la littérature chinoise dans le cadre du mouvement du 4 mai 1919 et de la Nouvelle Culture, sous l’impulsion de grands penseurs et lettrés comme Liang Qichao (梁啓超), Hu Shi (胡適) ou Lu Xun (魯迅), en rupture avec la langue classique. Mais ce mouvement était lié à la revendication de démocratisation, celle de la langue étant considérée comme la « clef de voûte de la transformation des sujets impérieux en citoyens »[3].

 

Cependant, ce projet politique était fondé sur une langue vernaculaire qui était déjà utilisée en littérature. C’est en effet au fur et à mesure que la langue parlée s’éloignait de la langue classique écrite que, à partir des Tang, on a commencé à écrire dans des formes dialectales vernaculaires pour être mieux compris du public populaire : ainsi sont nées sont les formes narratives dites biànwén (變文 / 变文), avec alternance de passages versifiés et passages en prose ; certains de ces textes avaient un contenu bouddhique, visant à populariser la religion, d’autres étaient profanes, mais dans les deux cas ils étaient récités et chantés, devant un auditoire auquel on présentait en même temps des rouleaux peints servant de support illustré (des images peintes bianxiang 变相). Ce sont les passages en prose qui étaient en langue vernaculaire. Adaptés à des sujets non bouddhiques, ils ont peu à peu été tirés de l’histoire ou de légendes chinoises comme le montrent des documents découverts à Dunhuang et conservés au British Museum et à la BnF [4].

 

 

Un bianwen provenant de Dunhuang

 

 

De là est née la littérature chinoise en langue vernaculaire qui s’est développée surtout à partir du 14e siècle et s’est épanouie sous les Ming, avec les grands romans populaires que sont « Le Roman des Trois Royaumes » (Sānguó Yǎnyì《三国演义》), et « Au bord de l’eau » (Shuihuzhuan《水浒传》), eux-mêmes influencés par le théâtre zaju des Yuan qui était un théâtre populaire.

 

La langue vernaculaire chinoise – opposée à la langue classique wenyan (文言) - a donc une double appellation : le baihua ancien (古代白话) et le baihua moderne (现代白话). Mais, dans la Chine ancienne, il n’y avait pas un vernaculaire unique ; il y en avait quatre formes plus ou moins standardisées – d’une part une forme dite rimée yunbai (韵白), ou zhongzhouyun (中州韵) d’après un ouvrage de la dynastie des Song du Sud, qui a donné une prononciation standard dans beaucoup d’opéras traditionnels, et d’autre part trois formes fondées sur des dialectes régionaux :

- le dialecte de Pékin (北京话), utilisé dans les dialogues de l’opéra de Pékin et les grands romans classiques ;

- le subai (苏白) fondé sur le dialecte de Suzhou (苏州话), une forme de langue Wu (吴语) utilisée dans les régions du Zhejiang et du Jiangsu, également langue littéraire renommée comme en témoignent l’opéra kunqu et le roman « Les Fleurs de Shanghai » (《海上花列传》) de Han Bangqing (韩邦庆) ;

- enfin le guangbai (广白) ou yuebai (粤白) fondé sur le dialecte cantonais (guangzhouyu广州话 ou yuèyu 粤语), qui était utilisé surtout dans la région de Lingnan (岭南) et qui s’est longtemps développé à l’écart du nord.

 

 

Les Fleurs de Shanghai, roman en langue wu

 

 

Il s’agit là bien sûr d’une standardisation simplificatrice car il existait bien d’autres langues vernaculaires, surtout dans le sud [5] : le minbai (闽白) fondé sur le dialecte min (minyu 闽语) ou le kebai (客白) fondé sur le dialecte hakka (kejiayu 客家语), par exemple. En outre, une même forme vernaculaire pouvait avoir des prononciations différentes : ainsi, l’opéra Yue (Yueju 越剧), né dans le district de Shengxian (嵊县), aujourd’hui Shengzhou (嵊州), utilise une forme de subai, mais avec la prononciation du dialecte de Shengzhou.

 

Cependant se posait la question de l’unité nationale de la langue, qui tendait à disparaître derrière la diversité des formes dialectales. Pour pallier le problème, au début de la République de Chine est apparu le « chinois standard » (汉语标准音) et le terme de vernaculaire (baihua 白话) a été remplacé, dans l’usage courant, par celui de « dialecte » (fangyan 方言).

 

Ces dialectes ont longtemps été interdits au profit du putonghua standard, mais elle tendent aujourd’hui à renaître, au cinéma comme en littérature, dans une sorte de recherche des racines locales dans leur diversité.

 

 


[1] Philippe Walter, Naissances de la littérature française, éd. Presses Universitaires du Mirail, 1998, , p. 12.

[2] Maurice Delbouille, « Romanité d'oïl Les origines : la langue - les plus anciens textes » dans La Wallonie, le pays et les hommes, Tome I (Lettres, arts, culture), La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1977, p. 99-107.

[5] Les dialectes du nord comme ceux de Nankin ou de Taiyuan étant considérés comme des formes locales du dialecte de Pékin.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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