Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Brève histoire du xiaoshuo, de la nouvelle au roman

VI. Les romans historiques sous les Ming

par Brigitte Duzan, 12 juillet 2024, actualisé 17 octobre 2024

 

1. Les Trois Royaumes

1.B La Chronique et le Roman des Trois Royaumes

 

La période dite « des rois Royaumes » s’étend stricto sensu sur les soixante ans qui vont de la fondation en 220 de l’État de Cao Wei (曹魏) à l’avènement en 280 de la dynastie des Jin (晋朝) qui réunifie temporairement le territoire chinois. Cependant, quand on parle de l’histoire de Trois Royaumes, on remonte en général aux cinquante années antérieures qui correspondent au déclin et à la chute de la dynastie des Han. C’est la période  que couvrent la « Chronique des Trois Royaumes » (Sānguó zhì 《三国志》) et le « Roman des Trois Royaumes » (Sānguó Yǎnyì 《三国演义》).

 

a) La Chronique des Trois Royaumes  Sānguó zhì 《三国志》

 

Il s’agit de la quatrième des Annales dynastiques, faisant suite au Livre des Han postérieurs (ou Hou Hanshu 后汉书). La rédaction de cette chronique a été commencée dès 280, sous les Jin de l’Ouest, par Chen Shou (陈寿). Puis une édition complétée et annotée a été compilée sous les Jin de l’Est par Pei Songzhi (裴松之) et achevée en 429.

 

1ère édition : 3e siècle

 

Le « Sānguó zhì » couvre la période de 184 à 280. Il est divisé en 65 chapitres (juan ) regroupés en trois livres :

- trente chapitres pour le Royaume de Wei ()  au nord ;

- quinze chapitres pour le royaume de Shu () au sud-ouest,

- et vingt chapitres pour le royaume de Wu () au sud-est.

Chaque chapitre est constitué d’une ou plusieurs biographies des grands personnages de ces Royaumes.

 

C’est aussitôt après la conquête de Shu par Jin que le ministre Zhang Hua (张华) confia à Chen Shou la tache de compiler ce travail, sur le modèle des Annales précédentes. Zhang Hua lui-même était un fin lettré, auteur par ailleurs d’une monumentale encyclopédie, mais qui finit exécuté en 297 lors de la rébellion de Sima Lun (司马伦), neuvième fils de Sima Yi (司马懿), le fondateur de la dynastie.

 

Or, les royaumes de Wu et de Wei possédaient leurs propres annales officielles, et celui de Wei avait en outre une histoire compilée officieusement par l’historien Yu Huan (鱼豢), intitulée « Weilüe » (《魏略》).

 

                               Le Weilüe de Yu Huan : https://read01.com/zh-sg/0MkkJz.html

 

Mais ce n’était pas le cas de Shu : Chen Shou a lui-même noté dans sa postface que la tradition des historiens officiels n’avait pas été poursuivie à Shu. C’est donc sur les archives existantes des autres royaumes qu’il travailla surtout, en reconstituant sur cette base l’histoire de Shu. Le système de datation retenu est celui qu’utilisait le royaume de Wei en se basant sur le système de datation de la fin des Han. En outre, il s’agissait de légitimer la nouvelle dynastie des Jin qui avait été fondée par le clan des Sima, originaire de Wei. Cao Cao (), père du fondateur de Wei, fut donc appelé « grand ancêtre » (tàizǔ 太祖).

 

Mais Chen Shou était lui-même originaire de Shu, et c’est après la conquête de Shu par Wei en 263 qu’il était devenu historien officiel de ce royaume, puis de la dynastie des Jin fondée en 280. Il utilisa donc aussi ses propres notes sur l’histoire de Shu et attribua le titre de « seigneur » aux dirigeants du royaume, réservant à Liu Bei () celui de « Premier Seigneur » (xiānzhǔ 先主) [1]. On a donc déjà là une histoire légèrement biaisée en faveur de Liu Bei.

 

2ème édition : 5e siècle

 

En 420 est fondée la dynastie des Song du Sud (南宋朝) qui met fin à celle des Jin de l’Est. Sur ordre de l’empereur Wendi (文帝), le texte de Chen Shou est alors repris par Pei Songzhi. Le texte initial était en effet jugé trop court et entaché de nombreuses omissions. Pei Songzhi s’est attaché à rechercher des textes alternatifs, avec ses commentaires personnels, en incorporant des anecdotes oubliées par Chen Shou, et en donnant des versions contradictoires et non officielles des événements, y compris des éléments fantastiques et surnaturels. Il a en outre recherché les sites géographiques des événements évoqués. Il a en particulier intégré, à la fin du livre de Wei, le chapitre du Weilüe de Yu Huan sur les régions de l’ouest et les peuples des confins de l’empire, Wuhuan (乌桓)  et Xianbei ( 鲜卑) au nord et Dongyi (东夷) à l’est.

 

 

La Chronique des Trois royaumes annotée

 

 

Le résultat est une compilation foisonnante, achevée en 429, trois fois plus épaisse que l’original, bien plus riche que bien des annales ultérieures, avec une foule de détails provenant de sources diverses, dûment notées par Pei Songzhi dans la plupart des cas [2]. Plus qu’une « chronique » (”), l’ouvrage se présente comme une série de biographies historiques (lièzhuàn ). Il garde la division initiale en trois livres, un pour chaque royaume, chacun se terminant à une date différente : le livre de Wei par l’abdication en 265 de Cao Huan (ou empereur Yuan魏元帝) en faveur de Sima Yan (司马炎) ; le livre de Shu par la mort de Liu Shan (刘禅) en 271, et le livre de Wu par la mort de Sun Hao (孫皓) en 284 (quatre ans après la conquête du royaume par la dynastie des Jin qui marque en fait la fin de la période des Trois Royaumes).

 

Cependant, bien que structuré en biographies, l’ouvrage reste une chronologie de faits datés à la manière des « Printemps et automnes ». Voici par exemple un extrait de la biographie de Guan Yu (livre de Shu, juan 36) :

 

二十四年,先主为汉中王,拜羽为前将军,假节鉞。是岁,羽率眾攻曹仁於樊。曹公遣于禁助仁。秋,大霖雨,汉水汎溢,禁所督七军皆没。

La 24ème année (de l’ère Jian’an), le Premier Seigneur devint Roi de Hanzhong ; il nomma (Guan) Yu général de l’avant-garde et lui offrit une hache de cérémonie. La même année, (Guan) Yu conduisit ses troupes à l’attaque de Cao Ren à Fan(cheng). Maître Cao envoya Yu Jin porter assistance à (Cao) Ren. À l’automne, en raison de graves intempéries, la rivière Han déborda ; les sept armées que commandait Yu Jin périrent dans les inondations.

 

(l’épisode se passe en 219, lorsque Liu Bei, victorieux à la bataille de Hanzhong contre Cao Cao, s’est proclamé « roi de Hanzhong ». À l’automne, ses armées ayant été décimées dans les inondations, Yu Jin s’est rendu à Guan Yu. C’est le début de l’ascension de Guan Yu. Sun Quan (de Wu) lui envoie alors une proposition de mariage avec sa fille, que rejette Guan Yu. C’est le début de sa perte …)

 

Jusqu’au 5ème siècle, les trois livres de Chen Shou avaient circulé de manière autonome. Mais la version remaniée et complétée de 429 est devenue une œuvre unique, intitulée plus précisément « Notes sur la Chronique des Trois Royaumes » (Sanguozhi zhu《三国志注》) [3]. C’est la dernière des quatre premières annales historiques officielles de Chine. En tant que telle, elle a eu également une grand importance pour les recherches sur l’histoire de la période en Corée et au Japon, ces deux pays n’ayant tenu d’histoires officielles que plus de trois siècles plus tard. Le juan 30 de la chronique de Wei, en particulier, mentionne le pays dit Yamatai-koku (邪馬台国) du « Wa » (), ancien nom du Japon ; selon la chronique, ce pays était gouverné par une reine-prêtresse nommée Himiko (卑弥呼), qui aurait envoyé en 238 un émissaire à la cour de l’empereur Ming de Wei (魏明帝) lequel lui aurait alors conféré le titre de « Souveraine de Wa, amie de Wei » (親魏倭王) – les mentions de Yamatai à Wa étant reprises dans le Livre des Han Postérieurs et le Livre des Sui…

 

Au 14e siècle, le Sanguozhi a ensuite inspiré le « Roman des Trois Royaumes » (Sānguó Yǎnyì 《三国演义》) attribué à Luo Guanzhong (罗贯中), le style du roman ayant été particulièrement influencé par celui très vivant des dialogues et des portraits des personnages dans l’ouvrage de Chen Shou.

 

b) Le Roman des Trois Royaumes  Sānguó Yǎnyì《三国演义》

 

 

Le Roman des Trois Royaumes Sānguózhì tōngsú yǎnyì,

édition de 1591 (sous l’empereur Wanli des Ming)

 

 

o    L’héritage des conteurs

 

Les histoires des héros des Trois Royaumes ont continué à circuler dans les cercles des conteurs et sont devenues très populaires pendant la dynastie des Song (10e-13e siècles), il y avait des conteurs spécialisés dans des cycles de récits qui leur étaient consacrés. C’est ce que dit Lu Xun (魯迅) dans sa « Brève histoire de la fiction chinoise » (《中国小说史略》) [4] :

« Les histoires contées sur le thème des Trois Royaumes étaient déjà très populaires sous les Song… Les histoires concernant cette période de l’histoire de la Chine étaient plus hautes en couleur que celles qui traitaient des événements de la dynastie des Han et bien moins tortueuses et complexes que celles de l’époque des « Printemps et automnes » et des « Royaumes combattants » ; aussi se prêtaient-elles admirablement au récit. […] Dans les "maisons aux toits de tuiles" (瓦舍) [comme on disait des lieux où se produisaient les conteurs], "conter les trois parties" [shuō sānfēn“说三分”]étaient une spécialisation, comme "conter les cinq Dynasties » [讲《五代史》”]. » [5] 

 

Par la suite, sous les Yuan, les dramaturges utilisèrent souvent des thèmes tirés de l’histoire des Trois Royaumes.

Le premier ouvrage imprimé regroupant ces récits date de cette époque : c’est « Le récit des Trois Royaumes » (Sānguózhì Pínghuà 三国志平话) publié vers 1321-1323 ; il est de type pinghua c’est-à-dire dans la langue des conteurs, avec un aspect de performance orale, dans un but de divertissement. Beaucoup des épisodes tiennent de la légende populaire enrichie par l’imagination des conteurs : Zhuge Liang est un paysan, mais doté de pouvoirs surnaturels ; Liu Bei et ses frères deviennent bandits dans les monts Taihang, associés aussi aux premiers récits des « Bords de l’eau » (《水浒传》) ; l’empereur des Han décapite les dix eunuques… En trois volumes, le livre est illustré de gravures [6], à la manière des romans populaires du début des Ming selon un modèle dérivant des lianhuanhua : avec une illustration dans le haut de la page, au-dessus du texte, et des cartouches indiquant le nom du personnage représenté et l’épisode dont il est question ;

 

 

Le Sānguózhì Pínghuà, une double page, illustration et texte

 

 

 

Le Sānguózhì Pínghuà, illustration de l’épisode

Kong Ming tue l’émissaire de Cao Cao.

 

 

Le roman de Luo Guanzhong peut être considéré comme l’aboutissement de cette tradition, mais en revenant à la trame du récit historique. Né vers 1315, à la fin des Yuan, et mort vers 1400, au début des Ming, Luo Guanzhong était dramaturge, et il est connu pour avoir écrit des pièces historiques comme c’était la mode sous les Yuan. Il a fait de même pour le roman, utilisant les sources historiques disponibles, donc en premier lieu le Sanguozhi, en combinant les données historiques avec son propre talent de conteur et de dramaturge.

 

La version la plus ancienne dont nous disposons date de 1494, date de la préface, et a sans doute circulé en version manuscrite avant d’être publiée, en 1522, sous le titre « Roman populaire des Trois Royaumes » (Sānguózhì tōngsú yǎnyì 《三国志通俗演义》). Elle comporte 24 volumes (juan ) divisés en 240 épisodes (hui ). Dans les années 1660, ensuite, sous l’empereur Kangxi des Qing, Mao Lun et Mao Zonggang, père et fils (毛纶、毛宗岗父子), ont légèrement réduit le texte, regroupé les épisodes en 120 chapitres, réduit la part de poèmes en améliorant leur style, et abrévié le titre. Cette édition, parue en 1679, est devenue la plus courante.

 

Le contenu n’a pas changé dans ses grandes lignes : le roman commence par « Le sacrifice au Ciel et à la Terre scellant le serment des trois frères jurés au jardin des Pêchers » (“祭天地桃园结义”) et se termine par « Le stratagème de Wang Jun pour s’emparer de la citadelle de Shitou » (“王濬计取石头城”), au total près d’un siècle (96 ans), de la révolte des Turbans jaunes en 184 à l’unification du territoire par la dynastie des Jin en 280.

 

Ce qui a cependant changé au cours du temps, à partir du 12e siècle et surtout sous la plume des deux Mao, c’est le caractère de chaque personnage, pour faire de Liu Bei le personnage noble et méritoire face à Cao Cao devenu le vilain de l’histoire, et de manière générale la tonalité morale de l’ensemble.

 

o    Le roman et la « vérité historique »

 

Luo Guanzhong a fait œuvre de dramaturge et de conteur, même s’il est resté proche de la chronique historique de Chen Shou et Pei Songzhi. On sent Lu Xun très réservé quand il parle du roman, tant du point de vue du style que du contenu. Il cite des auteurs critiquant la « réalité historique » dans le roman, en particulier, sous les Qing, le critique Zhang Xuecheng (章学诚) : selon lui, le récit de Luo Guanzhong a le défaut d’être conforme à la réalité pour 70 %, mais d’avoir une part d’imaginaire de 30 % [7], ce qui jette le trouble dans l’esprit des lecteurs (病其“七实三虚惑乱观者”).

 

C’est surtout le traitement des personnages qui « jette le trouble » [8]. Liu Bei est présenté sous un jour particulièrement favorable, comme héritier et (futur) fondateur de dynastie, tandis que sont soulignées la brutalité et la duplicité de Cao Cao. Seul le portrait de Guan Yu trouve grâce aux yeux de Lu Xun qui y retrouve le sens de la justice et la bravoure qui caractérisent traditionnellement ce personnage, élevé au statut de divinité protectrice dans la religion populaire.

 

La période formative du roman, à partir des Song, est marquée par des événements traumatiques : l’occupation du nord de l’empire par les Mongols et la chute de la dynastie des Song, l’établissement de la dynastie des Yuan, finalement éphémère. La crise dynastique et sociale justifie les actions d’éclat, par des héros en marge de la loi, que ce soit dans « Les trois royaumes » ou « Au bord de l’eau ». Mais, dans « Le roman des trois royaumes », l’accent est finalement mis sur la loyauté à l’égard de la dynastie des Han, comme fondement de la légitimité dynastique, sur la base du mandat du ciel. Sous la plume de Chen Shou, c’est Cao Cao, qui est implicitement le détenteur du mandat, puisque réalisant l’unification sous la houlette du royaume de Wei.

 

C’est Zhu Xi (朱熹), penseur néo-confucéen du 12e siècle, grand commentateur des classiques, qui a fait pencher la balance en faveur de Shu et de Liu Bei, en le considérant comme l’héritier légitime des Han. Dès lors, l’accent est mis sur la « grande droiture » (dà yì 大义) , la moralité et l’humanité non seulement de Liu Bei et de ses « frères » mais aussi de Zhuge Liang. C’est le qui détermine désormais leur action. Ainsi, après la bataille de la Falaise rouge, Guan Yu qui a une dette d’honneur envers Cao Cao lui permet de s’échapper avec les restes de son armée vaincue (chap. 50). Ou encore, au chapitre 81, lorsque Liu Bei veut monter une expédition contre Wu pour venger la mort de Guan Yu, il discute longuement avec ses ministres si une telle action est de l’ordre de la « grande droiture » (dà yì 大义), ou seulement d’une « petite droiture » (xiǎo yì 小义), d’une « vengeance privée » (sī chóu  私仇) ou d’une « vengeance pour le bien public » (gōng chóu 公仇). Toutes ces hautes considérations morales laissent planer peu de doutes sur le destin de Liu Bei et l’avenir tout tracé de Shu comme héritier des Han.

 

Il reste des contradictions dans le personnage de Cao Cao qui apparaît aujourd’hui, entre les lignes, bien plus sympathique que le portrait de « héros sans scrupules » (jiān xióng ) qu’en a laissé le roman révisé par les deux Mao. Un héros dont la philosophie est résumée dès le chapitre 4 (18.20) par une déclaration fracassante restée dans les annales ; à la fin du chapitre, alors que Cao Cao, fuyant la vengeance de Dong Zhuo (qu’il a tenté d’assassiner), est hébergé par un brave homme et qu’il trucide par erreur toute la famille en entendant des bruits de couteau dans la cuisine et pensant aussitôt qu’ils se préparent à le tuer, non seulement il n’est pas horrifié par son geste mais il le justifie en répliquant sans émoi au magistrat Chen Gong qui l’a aidé à fuir et lui reproche d’avoir tué délibérément  :

                「寧教我负天下人,休教天下人负我。」

      J’aime encore mieux que ce soit moi qui commette une injustice à l’encontre de l’univers,

                Plutôt que de laisser l’univers commettre une seule injustice contre moi. [9]

 

Chen Gong ne réplique rien, mais dans la nuit nourrit de sombres réflexions : il avait considéré Cao Cao comme un homme de bien, abandonnant sa charge pour le suivre, mais maintenant il se rendait compte que

                设心狠毒非良士 cet homme avait en fait un cœur de loup et rien de bon en lui.

 

Pourtant, Cao Cao est aussi dépeint se préoccupant d’attirer les talents autour de lui, et y parvenant ; il fait preuve d’humanité et d’un charisme certain, mais dès le premier chapitre il est présenté comme perverti par le chaos de l’époque. À la veille de la bataille de la Falaise rouge (chap. 48), dans une très belle scène de banquet sous la lueur de la lune, au bord du fleuve, Luo Guanzhong le dépeint chantant un poème empreint du sentiment douloureux du temps qui passe inexorablement :

 

對酒當歌,Le vin servi, on s’apprête à chanter,
人生幾何?
combien dure la vie d’un homme ?
譬如朝露,
Autant que la rosée au petit matin,
去日苦多.
des jours enfuis le nombre est grand.
慨當以慷,
À la rancœur répond la grandeur d’âme,
憂思難忘.
(mais) les soucis s’oublient malaisément.
何以解憂?
Comment donc dissiper la tristesse ?
唯有杜康  Un seul moyen : le vin.

          [littéralement : l’invention de Du Kang] [10].

 

Mais le poème se termine par l’affirmation de ses aspirations politiques, en référence au duc de Zhou, et le gouverneur qui s’était levé pour critiquer ses paroles comme étant néfastes est trucidé sur le champ. Il y a quelque chose de tragique dans le personnage et ses contradictions.

 

o    Des personnages pleins de contradictions

 

De même Zhuge Liang, présenté comme ministre loyal et compétent dans la « Chronique » de Chen Shou, n’est plus aussi simple dans le « Roman » : Luo Guanzhong lui a ajouté des traits de sage confucéen, stratège génial et diplomate érudit et efficace, mais aussi de taoïste aux pouvoirs surnaturels, et qui le sont de plus en plus au fur et à mesure que Shu accumule les défaites. En outre, de manière étonnante, Zhuge Liang commet des erreurs stratégiques justifiées par une sorte de prescience messianique (comme celle de ne pas poursuivre Cao Cao après sa défaite à la Falaise rouge parce que Zhuge Liang considérait que « son heure n’était pas venue ».)

 

C’est justement, sans doute, l’une des qualités du roman d’avoir conservé, malgré la coloration confucéenne, l’ambivalence et les contradictions des personnages. Zhuge Liang et Liu Bei illustrent les tensions entre les idéaux confucéens, l’ambition d’œuvrer avec humanité pour le bien commun, et la nécessité quasiment vitale d’user de stratagèmes et de ruses machiavéliques pour gagner une base stratégique et assurer son pouvoir en éliminant les adversaires. Mais les tensions sont aussi celles d’un monde fortement marqué par les croyances et superstitions du taoïsme populaire, avec ses esprits, ses magiciens et ses dévots en marge de la société, toujours soupçonnés de sédition tel ce Yu Ji (于吉) éliminé par Sun Ce (chap. 29 : le petit hégémon fait exécuter Yu Ji dans un accès de colère 小霸王怒斬于吉). La révolte des Turbans jaunes est encore dans tous les esprits.

 

 

Le petit hégémon fait exécuter Yu Ji dans un accès de colère

 

 

o    Une unité toujours fragile, et tant de morts inutiles

 

Finalement, il n’y a guère de vainqueurs, dans le « Roman des trois royaumes ». Les défaites succèdent aux victoires, rien n’est acquis dans un monde dangereux où le pouvoir est éphémère et la vie précaire. Le roman s’achève sur la réunification par la nouvelle dynastie des Jin, mais c’est une dynastie faible, qui n’a gagné que parce que ses adversaires étaient affaiblis, et dont on devine qu’elle ne durera guère car elle reproduit l’unité fragile et les querelles internes de la fin des Han. 

 

En fait, c’est la mort qui scelle le destin des royaumes : celle de Liu Shan (刘禅), en 271, qui marque la fin de Shu, celle de Sun Hao (孫皓), dernier souverain de Wu, en 284, et celle de Cao Huan (曹奂), dernier successeur de Cao Cao, en 302. Morts tous trois, souligne le roman, de morts naturelles, comme s’il était naturel que l’unité se fasse sous l’égide de Wei. Le roman se termine par un long poème résumant la succession des événements depuis le fondateur de la dynastie des Han, mais sur une note qui n’a rien de triomphale, déplorant au contraire les innombrables morts inutiles :

 

纷纷世事无穷尽,天数茫茫不可逃。

鼎足叁分已成梦,后人凭弔空牢骚。

Les événements se succèdent sans fin, on n’échappe pas à son destin.

            Les trois rivaux ne sont plus qu’un rêve, aux survivants de pleurer mais en vain. (trad. BD)

 

 

Texte original du roman : https://ctext.org/sanguo-yanyi

Traduction en anglais et préface de C. H. Brewitt-Taylor : http://anthony.sogang.ac.kr/ThreeKingdoms/index.htm

 


 

A lire en complément 

 

1.A L’histoire des Trois Royaumes

1.C Les personnages des Trois royaumes

1.D La Falaise rouge en poésie et en peinture

 

Quelques expressions tirées du Roman et de la Chronique :
http://www.chinese-shortstories.com/Chengyu_Expressions_Trois_Royaumes.htm 

 

 


[2] Texte original des trois livres, avec annotations de termes en anglais : https://chinesenotes.com/sanguozhi.html

[4] Chap. 14 : La tradition des récits historiques sous les Yuan et les Ming (I).

Texte original en ligne : 元明传来之讲史

[5] D’après la traduction de Charles Bisotto, dans « Brève histoire du roman chinois », Gallimard/Connaissance de l’Orient, 1993, p. 165.

[6] Le livre a été imprimé par la célèbre famille Yu de graveurs et imprimeurs du district de Jian’an, dans le Fujian ("Yu Shi de Jian’an (建安虞氏)") et, bien que s’agissant d’un roman populaire, les gravures lui donnaient la qualité d’un livre de collection. Il y en a un exemplaire au Japon, dans la collection de la Bibliothèque du Cabinet (neikaku bunko 内阁文库), aujourd’hui aux Archives nationales.

[7] Il est amusant de voir les mêmes chiffres repris lors du « procès » de Mao après la Révolution culturelle : il avait lui aussi 30 % d’erreurs….

[9] Traduction de Nghiêm Toan et Louis Ricaud (Les trois royaumes, Flammarion, 1987).

[10] D’après la traduction de Jean-Pierre Diény, « Les poèmes de Cao Cao (155-220) », Collège de France/ Institut des Hautes Études chinoises, 2000.

Ce poème et la bataille ont à leur tour inspiré d’autres poèmes, dont l’ « Ode à la Falaise rouge » de Su Shi.

Voir : 1.D La Falaise rouge en poésie et en peinture

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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