Extrait de
« L’Immortel du Pont aux pies » (《鹊桥仙》)
de
Xiao Er (萧耳)
Roman paru dans le
numéro de printemps 2021 de la revue Shouhuo (《收获》)
par
Brigitte Duzan, 1er juin 2021
Proposé par l’Atelier de traduction chinois-français
Animé
par Lucie Modde
Printemps de la traduction, 31 mai 2021
Xiao Er
est née en 1969 à Tangxi (塘西镇),
près de Hangzhou – petite ville au bord du Grand
Canal qui eut son heure de gloire sous les Ming :
elle fut alors l’une des dix villes les plus
célèbres de la région du Jiangnan (江南),
le sud du Yangtsé. Les romans de Xiao Er, comme ses
divers autres écrits, sont une sorte de quête des
racines, replongeant aux sources d’une culture qui a
toujours été symbole de douceur de vivre et de
raffinement.
Le texte choisi par Lucie Modde est le début du
troisième roman de
Xiao Er
qui se passe dans le bourg de Qizhen (栖镇),
avatar de Tangxi.
Le roman est placé sous le signe du rêve et du
souvenir (梦与记忆)
.
Dans les deux premières lignes, l’auteure pose le
cadre de son récit en évoquant les paysages très
fluides de ce sud du Yangtsé parcouru de fleuves et
de canaux, parsemé de lacs, littéralement imbibé
d’eau, et ce dans une langue classique recherchée,
d’une grande poésie. Et dans ce cadre, au bord du
fleuve, une jeune |
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La revue Shouhuo, printemps
2021 |
femme est plongée dans une rêverie alanguie suggérant des émois
intérieurs typiques de la poésie classique.
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Le roman, une page du manuscrit |
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少女思春,河边一梦。雨滴敲窗,敲瓦,密密匝匝,桨声灯影,旁逸斜出。水蒸云梦,恣肆漫漶,舟楫棹歌,渔栅憧憧。
Le
texte frappe dès l’abord par sa construction : une succession de
dix groupes de quatre caractères, le troisième étant doublé d’un
groupe de deux qui en est comme une respiration, mais aussi une
insistance. Il est à la fois remarquable par son rythme, très
fluide comme ce paysage fluvial, mais aussi par ses
allitérations : c’est un paysage noyé dans la pluie et la brume,
d’où émergent des bruits qui suggèrent la vie sur le fleuve,
bruit des avirons des bateaux qui passent, aux lumières à peine
visibles, chants des bateliers… Comme dans la tradition
classique,
Xiao
Er
fait en outre deux emprunts renvoyant à des textes qui ajoutent
des connotations supplémentaires.
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Le pont de Tangxi |
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La vieille ville de Tangxi, vue du
pont |
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Sens et allitérations
少女思春,河边一梦。Shàonǚ
sīchūn, hébiān yímèng.
Une jeune fille rêve d’amour, au bord du fleuve où tout est
songe.
Ou variante suggérée pendant
l’atelier : Une jeune fille s’éveille à l’amour // au désir
(思春
sīchūn :
le
printemps chūn est ici à entendre au sens symbolique
classique, l’éveil de la nature étant doublé de l’éveil des
sentiments, donc sīchūn : aspiration à l’amour)
雨滴敲窗,敲瓦,密密匝匝,Yǔdī
qiāochuāng, qiāowǎ, mìmì zāzā,
La
pluie frappe les vitres, frappe les tuiles, dense et drue,
(on remarquera les allitérations/assonances chuintantes/voyelles
i/a)
桨声灯影,旁逸斜出。jiǎngshēng
dēngyǐng, pángyì xiéchū,
bruit des rames, ombres des lanternes, un coup de côté, un autre
en travers,
水蒸云梦,恣肆漫漶,shuǐzhēng
yúnmèng,
zìsì mànhuàn
vapeur d’eau sur le lac, libre et
fantasque,
(zìsì mànhuàn se
dit d’un style libre et naturel, tant en calligraphie qu’en
peinture, où l’artiste donne libre cours à sa fantaisie. Cette
liberté loin de tout souci est le propre du lettré)
舟楫棹歌,渔栅憧憧。zhōují
zhuōgē, yúzhà chōngchōng.
danse des avirons, chants des bateliers, filets de pêche on ne sait où.
(l’allitération chōngchōng clôt le texte comme un poème
en reprenant une assonance proche du chūn du début et en
soulignant que tout est vague, tout est flou, le rêve comme le
paysage)
Citations
Par ailleurs, les deux groupes de quatre caractères soulignés
sont des références à des textes célèbres qui apportent des
significations complémentaires :
-
Le premier -
桨声灯影
jiǎngshēng dēngyǐng
- est une référence au titre d’un essai écrit en 1923 par
l’essayiste Zhu Ziqing (朱自清)
alors qu’il faisait un voyage sur la rivière Qinhuai
avec son ami Yu Pingbo (俞平伯).
C’est une évocation de la Qinhuai de nuit : « La rivière Qinhuai
à la lueur des lanternes et au son des avirons » (《桨声灯影里的秦淮河》).
Cette référence suggère que le paysage décrit par
Xiao
Er est un paysage de nuit, d’où les lanternes et
l’importance des bruits.
-
Le deuxième groupe de quatre caractères,
水蒸云梦
shuǐzhēng
yúnmèng,
est une référence à un poème de Meng Haoran (孟浩然),
poète des Tang (v. 690-740) ami de Wang Wei et comme lui poète
de paysage (comme on dit peintre de paysage). Le poème est une
évocation du paysage du lac Dongting (洞庭湖),
au nord-est du Hunan, au mois d’août. Les quatre caractères
rappellent le début du deuxième vers :
气蒸云梦泽
qìzhēng yúnmèngzé.
(la vapeur d’eau s’élève au-dessus des marais yunmeng)
Explication :
云梦泽:古时云、梦为二泽,长江之南为梦泽,江北为云泽,后来大部分变干变淤,成为平地,只剩洞庭湖,人们习惯称云梦泽。
(Dans le poème)
云梦
yúnmèng
se réfère à deux marécages (泽
zé)
qui existaient autrefois, l’un au nord et l’autre au sud du
fleuve (le Yangtsé), littéralement « marais de la lune » et
« marais du rêve » ; par la suite, ces marais ont été comblés et
aplanis, et n’est resté que le lac Dongting, mais on continue à
parler de « marais yunmeng ».
On notera ici que
yúnmèng
(‘rêve de nuage’) a une connotation particulière, érotique, dans
les textes classiques ; le terme évoquant les ébats amoureux. Il
répond au « rêve de printemps » de la jeune fille.
Ces deux lignes introductives sont suivies – et comme en
découlant - de la description, dans une langue narrative plus
courante, d’un voyage en bateau, de nuit, entre Suzhou et
Hangzhou.
夜里三点半,夜苏班轮船(指苏杭之间的轮船,开一夜,早上到苏州)开过长桥桥洞,是啥光景?梦里有,一两句弹词开篇散开。河边,平添一桩春愁。少女对夜航船有一种执迷。小辰光经常骑在父亲脖子上,漫游过栖镇
每一条街道和弄堂,每天晚上就在轮船汽笛声中入睡。深夜,夜航船川流不息,在运河上亮起点点渔火。河上幽微,有光闪烁。晴朗之日,天上繁星,几颗特别亮的,就落进河里。小辰光她在这样的时候会觉得孤单,就时常缠着父亲讲古代故事,听着听着就睡着了。
……
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