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    Club de lecture de littérature chinoise (CLLC)

Compte rendu de la séance du 20 septembre 2023

et annonce de la séance suivante

  par Brigitte Duzan, 24 septembre 2023 

 

Pour commencer l’année 2023-2024, la séance du 20 septembre du CLLC était consacrée au premier des titres proposé  dans le programme du premier trimestre de l’année : la littérature du laogai, ou plus généralement la littérature concentrationnaire : 

- Vents amers de Harry Wu / Wu Hongda (吴弘达), trad. de l’anglais par Béatrice Laroche, préface de Danielle Mitterrand, introduction de Jean Pasqualini, Bleu de Chine, 1995, 382 p.

Traduit de l’ouvrage écrit en anglais avec Carolyn Wakeman « Bitter Winds, a Memoir of My Years in China’s Gulag » (John Wiley & Sons, 1994) [1].

 

Vents amers

 

Bitter Winds

 

Pour cette séance de rentrée, tout le monde était au rendez-vous, à une exception près, les unes rentrant qui de Bretagne qui du Berry (et s’apprêtant à y repartir illico), les autres de Chine comme d’une autre planète (singulièrement peuplée de hordes de touristes post-confinement, à Qingdao comme à Pékin). Le club de lecture était comme une bulle de convivialité chaleureuse dans la moiteur parisienne, avec petits potins (littéraires) introductifs cédant le pas au sujet du jour, sur le thème de l’amertume.

 

Pour cette séance initiale d’une nouvelle année, le protocole habituel a été délaissé pour tenter un tour de table moins contraignant et laisser à chaque membre l’initiative d’intervenir en son temps à son heure, en favorisant la spontanéité dans le dialogue. Le sujet s’y prêtant, suscitant un vif intérêt et ne laissant personne indifférent, le résultat s’est révélé foisonnant car le livre a rappelé de nombreux autres souvenirs de lecture et suscité des réactions en chaîne. Le compte rendu en est d’autant plus difficile et ne reflète qu’imparfaitement la teneur des idées et des propos échangés.

 

Sous le signe de l’amertume

 

Le titre l’annonçait : Vents amers. L’amertume était dans l’écriture, mais aussi dans les esprits après la lecture. Amertume teintée de couleurs diverses, nourries d’autres lectures par tous les membres, mais toujours sombres.

 

L’introduction était fournie par les notes envoyées par mail par UB retenu au dernier moment par une surcharge de cours en ce début d’année, mais qui tenait à transmettre ses impressions de lecture : une lecture qu’il a trouvée agréable et fluide, mais très prenante, d’un témoignage éclairant sur l’ « érosion de l’humanité sous l’effet de la vie concentrationnaire ». Un texte qu’il a trouvé d’autant plus prenant qu’il ne recherche aucun effet romantique ou complaisant [2]

 

- Lançant le débat, Zh. Lingling a beaucoup aimé ce témoignage dont la grande valeur lui a paru tenir d’abord à son authenticité, avec une moindre valeur littéraire en termes stylistiques. La langue est simple, peu élaborée. Mais d’autant mieux adaptée à son sujet. Un sujet qu’elle a longtemps fui car elle avait du mal à en supporter la lecture. Aujourd’hui encore elle en ressent de la colère, colère pour les sévices inutiles infligés à tant de victimes, pour les tortures psychologiques et pour les interrogatoires incessants, les harcèlements sans fin pour faire avouer, mais avouer quoi quand on a déjà tout dit ? 

 

Elle ressent l’oppression de toute une période où le collectif a étouffé l’individu, une période où a été effacée toute notion d’humanité. L’écriture lui va droit au cœur, lui transmet une émotion très forte. Emotion qui lui permet une symbiose avec l’auteur, lui permet de comprendre pourquoi il a choisi de quitter son pays.

 

En même temps, une de ses amies lui a signalé un autre roman qu’elle venait de lire, sur l’un des pires camps de laogai, celui de Jiabiangou (夹边沟) : « Souvenirs de Jiabiangou » (Jianbiangou jishi 《夹边沟记事》)  de Yang Xianhui (杨显惠) [3]. Donc impression d’autant plus « amère ».

 

 

Jianbiangou jishi

 

 

Question : aviez-vous entendu parler des camps quand vous étiez jeune, en Chine ?

Réponse : oui, on nous en a parlé à l’école, mais en classe d’éducation politique, pour nous expliquer la notion de laogai selon sa définition de « réforme par le travail », en termes positifs.

 

Réaction 1 (Christiane P.) : ce qui est contradictoire, c’est que le collectif a été élevé comme condition du socialisme, mais que finalement il a été poussé à de tels extrêmes que le peuple en est revenu au chacun pour soi.

Réaction 2 (Marion J.) : les horreurs du système concentrationnaire se retrouvent dans tous les pays. Elle cite l’exemple du Cambodge et le documentaire de Ritty Panh sorti en 2003 : « S21, la machine de mort khmère rouge », où trois des anciens détenus encore en vie, dont un peintre, viennent témoigner face à leurs anciens bourreaux, dont un gardien qui refuse mordicus toute responsabilité, disant n’avoir fait qu’appliquer les ordres.

Remarque de Christiane : le plus terrible, c’est ça, la dilution de la responsabilité, l’impossibilité du libre-arbitre et la fuite pour surtout ne pas penser, pour assurer sa survie. Voir Primo Levi : pas de fond au fond.

 

- Pour Geneviève B. : il faut que le lecteur lui-même lutte contre l’habitude, à force de lire des livres sur le sujet.

La question qu’elle s’est posée : comment Harry Wu a-t-il pu en sortir vivant ?

Les réponses fusent et se complètent : sa foi, son éducation à la fois jésuite et confucéenne, avec le sentiment d’un devoir moral envers son père, plus la volonté de survivre pour témoigner.

Sylvie D : pour tenir, il dit s’être constamment demandé si ce qu’il faisait aurait fait honte à son père…

 

- MRC a lu une moitié du livre en chinois, une moitié en anglais, et a beaucoup apprécié l’édition anglaise pour les photos qu’elle comporte et qui manquent effectivement dans la version en français. Dorothée MS avait apporté le livre qu’elle a lu elle aussi dans cette version originale en anglais, et le fait circuler [4].

Le livre a profondément touché MRC et a suscité en lui une réaction à plusieurs niveaux : d’abord une grande admiration pour le courage de l’auteur, courage de survivre quand il était plus facile de mourir que de vivre, courage de témoigner, y compris devant le Congrès américain où il n’a pu s’empêcher de pleurer, courage enfin de revenir, en risquant la mort, et de près puisqu’il a été arrêté et emprisonné pendant deux mois en 1995 avant d’être sauvé grâce aux  pressions exercées par plusieurs pays.

[Quels pays ? est la question aussitôt posée. En fait surtout les États-Unis, d’après Jean Pasqualini dans son introduction à la traduction en français. La « mobilisation de l’opinion publique » dont il parle pour la France n’a jamais fait bouger la Chine d’un iota].

 

 

Red in Tooth and Claw

 

 

MRC conclut par une note teintée d’amertume elle aussi. Car les camps représentent une réalité inconnue en Chine. Et qui plus est, personne ne s’en soucie, préférant ne rien savoir. Avec tous les dangers que représente une telle attitude. Ce livre, dit-il, aide à mieux comprendre la Chine, et l’extrême polarisation des esprits et des opinions à l’heure actuelle, entre les ultra-nationalistes et… les autres.

 

- Martine B. rebondit sur l’idée évoquée par Geneviève : on sait déjà (aujourd’hui) ce que raconte ce livre, mais vient renforcer ce qu’on sait. C’est un livre qui n’est pas à aimer ou ne pas aimer, un livre qui n’est pas agréable à lire, mais qui apporte « une brique supplémentaire au mausolée élevé par les démocraties occidentales à la lutte pour la liberté de pensée », et ce depuis l’âge des Lumières.

 

En même temps que « Vents amers », cet été, elle a lu en parallèle « Vie et destin » de Vassili Grossman, qui est le livre de chevet de Marion J. – livre paru en 1984 [5] après avoir été miraculeusement sauvé des griffes du KGB, qui dépeint entre autres, après la bataille de Stalingrad, les goulags de Sibérie et les camps de la mort en Pologne ; en ce sens, il est un contrepoint de l’histoire chinoise des laogai.  Été sombre dans le calme de l’été, passé à lire « Vents amers » dans la journée, « Vie et destin » le soir – ce que Martine ne recommande pas à qui veut avoir une nuit paisible.

« Vie et destin » s’interroge sur la convergence des systèmes nazi et communiste au moment même où ils s’affrontent. Si on les confronte en outre au système communiste chinois, on est frappé, dit Martine, par les mêmes comportements, les mêmes horreurs, la même inhumanité [6].

 

 

Vie et destin, rééd. Livre de poche 2005

 

 

Sur quoi elle s’est plongée, pour « changer », mais pas tellement, dans un livre d’un auteur japonais (mais écrit en français) paru cet été chez Gallimard : la « Suite inoubliable » d’Akira Mizubayashi [7], dernier volet d’une trilogie où la passion pour la musique, et le métier de luthier, est posée comme ultime recours contre les horreurs de la guerre et la folie nationaliste qui y pousse. Ici aussi destins brisés par la guerre, et les absurdités d’un pouvoir qui envoie se faire tuer sur le front les jeunes qui restent quand leurs aînés sont morts. Ici aussi aucun libre arbitre. Et toujours la question de la mémoire et de la transmission de la mémoire.

 

Donc au final, URSS, Allemagne, Japon, ou Chine, ce sont les mêmes systèmes d’oppression fondés sur la liquidation des opposants, ou supposés tels, au nom d’une idéologie.

Idéologie : le mot fait (re)bondir Christiane P. qui cite l’extrait  de « L’Archipel du Goulag » qu’elle a relu pour l’occasion :

« L’imagination et la force intérieure des scélérats de Shakespeare s’arrêtaient à une dizaine de cadavres. Parce qu’ils n’avaient pas d’idéologie.

L’idéologie! C’est elle qui apporte la justification recherchée à la scélératesse, la longue fermeté nécessaire aux scélérats. C’est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à ses propres yeux et à ceux d’autrui, pour s’entendre adresser non pas des reproches ni des malédictions, mais des louanges et des témoignages de respect. C’est ainsi que les inquisiteurs s’appuyèrent sur le christianisme, les conquérants sur l’exaltation de la patrie, les colonisateurs sur la civilisation, les nazis sur la race, les Jacobins (d’hier et d’aujourd’hui) sur l’égalité, la fraternité et le bonheur des générations futures.

            C’est lidéologie qui a valu au XXe siècle d’expérimenter la scélératesse à l’échelle des millions. »[8]

 

- Marion J. rappelle à ce propos l’analyse de la dictature dans « La pensée captive » de Czesław Miłosz [9].

 

- Dorothée MS est de celles qui ont lu le livre de Harry Wu en anglais, en se demandant comment il a pu avoir le courage de revenir sur place, là où il avait été interné, et d’y revenir même deux fois. Ce qui l’a frappée, c’est son sens d’une sorte de mission : « My experience belongs to humanity. »

 

Mais ce qui l’a particulièrement marquée, et lui a semblé le plus cruel, c’est le retour de l’auteur dans sa famille, quand tout le monde a peur en le voyant revenir. Elle dit que cela a été la même chose en Allemagne de l’Est. Et cette dissolution des liens familiaux, c’est le pire dans ces circonstances, dit-elle, cela joue en la faveur du pouvoir totalitaire tout en en étant la conséquence. Quand les prisonniers réussissent à rentrer chez eux, personne ne s’excuse, la vie a continué sans eux, ils reviennent comme des étrangers qui dérangent.

 

- Dans la vie de Harry Wu, Giselle H. pour sa part a été sensible à « l’avant » et à « l’après ».

Avant : l’éducation confucéenne du père jointe à l’enseignement des Jésuites, une belle-mère bienveillante, des études de géologie, pour servir le pays. Et brusquement arrêté, envoyé au laogai. Sentiment de gâchis de compétences. Mais les principes inculqués par le père le suivent et le soutiennent pendant ses années de camp.

Après : le courage de revenir pour témoigner.

Marion : oui, c’est frappant, l’importance des principes dans sa vie, il dit : « ni haine ni vengeance ».

 

Reprise de la discussion sur le « système », qui broie les gens non parce qu’ils sont un danger, mais parce qu’ils représentent un danger potentiel, nécessitant des actions préventives… Et c’est ce qui est le plus effrayant. Sont évoqués Michel Foucault et sa Société punitive [10].

 

Giselle H. a également lu « Red in Tooth and Claw : Twenty-Six Years in Communist Chinese Prisons » de Pu Ning / Wumingshi (/无名), tr. Tung Chun-hsuan, Grove Press, 1994.

Traduction en anglais d’une version abrégée de « Red Sharks » (《红鲨》) publié en 1989. Histoire d’un homme soupçonné d’être un espion du Guomingdang détenu pendant 26 ans – de 1951 à 1976 – dans des camps de laogai dans le Qinghai, dont un an et demi au fond d’un puits sec et sauvé de la mort par une nomade tibétaine. Il travaillait en fait sur le chantier de construction de la route Xining-Lhassa dans des conditions si dures que les ouvriers mouraient comme des mouches. Pendant toutes ces années, il a écrit un journal qu’il a confié en 1987 à Pu Ning qui l’a rencontré à Taiwan.

Giselle a trouvé le récit passionnant pour la description des rapports ambigus des nomades locaux avec les communistes, et l’histoire d’amour entre le détenu et la femme qui a réussi à empêcher qu’il meure de faim et de froid au fond du puits.

[Nous avions déjà évoqué Pu Ning lors de la séance du 26 janvier 2022, pour le mettre en parallèle avec Du Qinggang (杜青钢) en opposant l’essai final « Le jour où Mao est mort » du recueil « Flower Terror » (《花的恐怖》) de Pu Ning au chapitre sur le même sujet du recueil de Du Qinggang « Le président Mao est mort »].

 

- Françoise J. a été sensible à l’aspect documentaire du livre de Harry Wu. En complément, elle a lu deux autres ouvrages, sur des sujets proches. L’un est le roman de Herta Müller « La bascule du souffle » qui décrit la déportation, de janvier 1945 à 1949, de Roumains de Transylvanie d’origine allemande soupçonnés d’avoir soutenu le régime hitlérien et donc envoyés dans des camps de travail en URSS. Quand le narrateur est arrêté, il emporte pour seul viatique les derniers mots de sa grand-mère : « Je sais que tu reviendras ». Et lui aussi revient pour témoigner. Mais le sujet est toujours tabou en Roumanie [11].

 

L’autre livre est « Envers et contre tout : Chronique illustrée de ma vie au Goulag », d’une écrivaine russe de Bessarabie dont la famille a été victime de la collectivisation quand elle avait trente ans, Euphrosinia Kernovskaïa. Envoyée couper du bois sur un chantier en Sibérie, elle s’évade, erre dans la taïga, est arrêtée, envoyée en camp, et, après sa « libération » en 1952, doit encore travailler dans une mine de charbon. Son livre est illustré de ses propres dessins, griffonnés sur des cahiers d’écolier. Françoise l’a apporté malgré son poids, et le fait circuler. C’est superbe, et glaçant [12].

 

 

Envers et contre tout

 

 

Dans le même ordre d’idée, les dessins en moins, BD a lu « Zouleikha ouvre les yeux », le premier roman de Gouzel Iakhina [13], dont Marion a lu le deuxième, « Les enfants de la Volga ». C’est aussi l’épopée d’une femme dans l’URSS de Staline, raflée et déportée en Sibérie au moment de la « dékoulakisation ». Destin aussi absurde et cruel que le précédent, mais en outre, quand on commence à lire le récit, bien qu’il s’agisse d’une famille tatare, on a l’impression d’un roman chinois décrivant l’oppression des femmes dans la société patriarcale chinoise  : Zouleikha a été mariée à 15 ans, son mari est bien plus âgé qu’elle, elle a eu quatre filles dont aucune n’a survécu, et elle est maltraitée par sa belle-mère. Son enlèvement serait presque un épisode de banditisme dans la Chine des années 1930. Sauf qu’il s’agit de l’URSS de Staline.

 

 

Zouleikha ouvre les yeux, éd. 2017

 

 

- Zh. Guochuan a voulu apporter une note plus légère dans cette séance en citant pour terminer le témoignage d’un brillant linguiste, traducteur du sanscrit, qui a été enfermé dans l’une des fameuses « étables » au début de la Révolution culturelle : Ji Xianlin (季羡林). Témoignage sur un ton humoristique qui lui a valu d’être honoré par le régime et de figurer dans les manuels scolaires chinois, et dont Guochuan lit un extrait qu’elle a traduit [14].

 

Conclusion

 

Le parcours de toute cette littérature fait froid dans le dos et réfléchir sur la fragilité de « notre » démocratie car elle apparaît comme une oasis constamment menacée par la barbarie et surtout l’idéologie.

Le mot de la fin aurait pu être donné par le titre d’un autre livre encore de souvenirs, celui d’un Polonais naturalisé Français qui a fait 24 ans de goulag, Jacques Rossi : « Qu’elle était belle cette utopie ! ».

[Rossi qui ne se considérait pas comme victime mais comme complice trahi du stalinisme aurait pu ouvrir une autre discussion sur le maoïsme et le post-maoïsme. Mais l’heure avait sonné pour cette première séance du club de lecture. ]

 

Le véritable mot de la fin, cependant, a été donné par Marion évoquant encore un autre survivant, non du goulag mais des camps nazis, le hongrois Imre Kertész, auteur d’un ouvrage autobiographique conçu comme « roman de formation à l’envers », et non dépourvu d’humour lui aussi : « Être sans destin ». Imre Kertész lauréat du prix Nobel de littérature en 2002 « pour une écriture qui soutient la fragile expérience de l'individu contre l'arbitraire barbare de l'histoire » et dont l’œuvre est un acte de foi dans les pouvoirs de la littérature.

Mais encore faut-il qu’elle puisse être lue.

 

 

Être sans destin

 

 

Note complémentaire : les impressions de lecture de « l’absent »

 

1) L’expérience de lecture : agréable, facile, fluide. Le style est limpide, d'une sobriété appréciable..[…] La narration est prenante, sans temps morts ni longueurs.

 

2) Le personnage : trouvé assez touchant, dans la mesure où il n'essaie pas de se faire passer pour … un grand dissident ou un héros de l'humanité. Je craignais un peu un effet Soljenitsyne, mais pas du tout. Wu montre bien comment son humanité s'érode presque mécaniquement sous l'effet de la vie concentrationnaire, il n'essaie pas de masquer son avilissement, ni de romantiser sa souffrance, ni d'attirer la pitié, bref, je l'ai trouvé honnête, sincère dans sa banalité, dénué de complaisance comme d'héroïsme.

 

3) Le témoignage : trouvé "immersif", très instructif et éclairant, qui résonne bien avec d'autres écrits concentrationnaires (Chalamov ou Kertész), et qui permet de bien saisir la spécificité du système chinois par rapport au système nazi ou soviétique : un archipel beaucoup plus flou, diffus et diversifié de lieux et de statuts ; une insistance sans commune mesure sur la réforme idéologique qui a l'effet pernicieux de toujours laisser subsister un espoir de sortie ; des détenus politiques beaucoup plus dangereux que les droits communs -- au goulag, c'est exactement l'inverse, les droits communs servant à casser les politiques. Éclairant aussi sur les effets singuliers du contexte historique : être au camp pendant la Grande Famine, ou la Révolution Culturelle, avec des résultats paradoxaux : la famine est beaucoup plus durement ressentie ; la Révolution culturelle beaucoup moins. Les mécaniques implacables et insidieuses du maoïsme, de la dénonciation à la séance de lutte, sont très clairement représentées.

 

4) Quelques remarques éparses : j'ai été frappé par l'accélération du temps qui s'installe au fur et à mesure du récit (les premiers mois sont racontés en beaucoup de pages, puis, quand le temps s'homogénéise, les jours deviennent indistinguables et une phrase suffit à faire passer une année, c'est vertigineux, on sent le vol de la vie) ; j'ai été touché par le moment où, après sa première expérience à la campagne, il reconnaît tout de même que ses origines bourgeoises l'ont malgré tout empêché de comprendre une part de la souffrance du peuple ; j'ai bien aimé les portraits d'autres détenus (le voleur-professeur, le beau gosse-libidineux, le musicien aux hémorroïdes). C'est très important de savoir faire vivre les morts.

 

5) Sur le fond, j'ai trouvé remarquable la réflexion autour du statut paradoxal du travail dans le laogai, travail qui est "à la fois un devoir, une récompense et une punition". Ce devoir-punition-récompense n'est-il pas la matrice du travail contemporain, alpha et omega de notre monde hypercapitaliste ? Je veux dire, la place du travail dans la société d'aujourd'hui (chinoise) par exemple, n'est-elle pas marquée du même paradoxe que dans le laogai ? Il faut travailler, on déteste travailler, avec un peu de chance on trouvera du travail. Dans le fond, cela pointe vers l'idée que le camp de concentration, qu'il soit nazi, soviétique, chinois, ou tout simplement colonial, n'est pas du tout une erreur, pas du tout une "page sombre de l'histoire" mais la matrice fondamentale des 20 et 21e siècles, l'espace où s'est inventée la politique à venir, le creuset où l'on fabrique des masses devenues sujets historiques. Cf. par exemple les réflexions d'Agamben sur l'état d'exception ("Le camp comme nomos de la modernité", in Moyens sans fin).

 

De façon générale, j'ai un vif intérêt pour la littérature concentrationnaire et je suis très "content" d'avoir découvert ce témoignage précieux et, je trouve, élégant et digne.

 


 

Prochaine séance :

Le mercredi 18 octobre 2023

 

Nous poursuivrons le 18 octobre avec le deuxième volet du programme sur la littérature du laogai, avec les romans autobiographiques de Zhang Xianliang (张贤亮) :

- La mort est une habitude (《习惯死亡》), trad. An Mingshan et Michelle Loi, avant-propos de Michelle Loi, Belfond, 1994/2004, 288 p.

Et/ou le roman précédent :

- La moitié de l’homme c’est la femme (《男人的一半是女人》), trad. Yang Yuanliang avec la collaboration de Michelle Loi, Belfond, 1987/2004, 300 p.

 

On pourra ajouter aussi, bien que plus difficile à trouver, le zhongpian (ou novella) de 1984 qui peut être considéré comme le premier volet d’une trilogie avec les deux romans :

- Mimosa (《绿化树》), coll. Panda 1986/1995, rééd. Favre/Interforum 1987).

 

 

[1] Voir deux comptes rendus écrits par deux éminents spécialistes français de la Chine à la sortie du livre en anglais :

L’un est de Jean-Luc Domenach (Politique étrangère, année 1994/59-3) :

https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1994_num_59_3_4318_t1_0887_0000_3

L’autre, plus critique, est de Jean-Philippe Béja qui joint à son article le livre « plus serein » sur le même sujet écrit par Wu Ningkun (巫宁坤) et son épouse Li Yikai (李怡楷), « A Single Tear » (Perspectives chinoises année 1994/21) :

https://www.persee.fr/doc/perch_1021-9013_1994_num_21_1_4097_t1_0060_0000_1

[2] Ses notes de lecture sont données en « note complémentaire » à la fin du compte rendu.

[3] Également auteur d’un recueil de nouvelles faussement fictionnelles sur divers personnages du camp : « Adieu à Jiabiangou » (《告别加边沟》).  Traduit en français « Le chant des martyrs. Dans les camps de la Chine de Mao ». Et en anglais « Woman from Shanghai, Tales of Survival From a Chinese Labor Camp ».

[4] On le trouve numérisé, avec les très belles photos en noir et blanc, sur le site de la Fondation de recherche sur le laogai de Harry Wu :

https://laogairesearch.org/wp-content/uploads/2019/01/40-Bitter-Winds.pdf

[5] Vie et destin de Vassili Grossman, trad. Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard, Calmann Levy, 1985, rééd. Livre de Poche, 2005.

[6] Sur l’imitation du système soviétique par Mao qui a même prétendu dépasser son maître, voir :

La récidive. Révolution russe, révolution chinoise, par Lucien Bianco, Nrf/Gallimard, 2014. Dont chap.5) une comparaison des deux grandes famines, celle de la Russie en 1931-33 et celle provoquée en Chine en 1959-61 par le Grand Bond en avant, et (chap. 8) une comparaison du goulag soviétique et du laogai chinois.

Compte rendu de lecture par Marie-Claire Bergère (Perspectives chinoises, 2016/1) :
https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/7324

[7] « Suite inoubliable » d’Akira Mizubayashi, Gallimard, coll. Blanche, 2023.

[8] L’Archipel du Goulag, trad. Geneviève Johannet, Fayard, t. 1, 1e éd. 1973 (chap. 4).

[9] Dans ce livre publié en 1953, Milosz montre comment l’intelligentsia polonaise, pour éviter de tomber sous le coup des brutalités soviétiques, accepte peu à peu, par nécessité, de se conformer à l’idéologie communiste – et pour les artistes au réalisme socialiste - en reniant les valeurs nationales.

[10] La Société punitive, cours au Collège de France (prononcé en 1971), publication EHESS 2013 , mais aussi « Surveiller et punir », Gallimard 1975. Foucault part de la suppression de l’application en public de la peine de mort au profit « d’exécutions cachées par le secret des murs », ce qui, selon lui, est la manière nouvelle dont « le pouvoir se manifeste au peuple », la prison étant une stratégie du pouvoir, de l’autorité politique.

Compte rendu de Frédéric Gros, Pouvoirs 2010/4 :

https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2010-4-page-5.htm

[11] La bascule du souffle, trad. Claire de Oliveira, Gallimard, 2010.

Ici aussi le roman est né d’une expérience vécue : celle de la mère de l’auteure, de la minorité germanophone de Roumanie, mais c’est aussi un hommage au poète germano-roumain Oskar Pastior qui a confié ses souvenirs à Herta Müller avant de mourir, en 2006.

[12] Envers et contre tout, trad. Sophie Benech, avant-propos Ludmila Oulitskaïa et préface Nicolas Werth, Christian Bourgois/Interférences, 2021, 624 p.  Euphrosinia est décédée en 1994.

[13] Zouleikha ouvre les yeux, trad. Maud Mabillard, préface Ludmila Oulitskaïa, postface Georges Nivat, Noir sur Blanc 2017, Gallimard/Libretto, 2021.

Il faudrait ajouter les souvenirs de déportation de Evguenia Guinzbourg, en deux tomes : « Le vertige », Seuil 1967, et « Le ciel de la Kolyma », Seuil 1980. Qui donnent vraiment le vertige.

[14] On trouvera cet extrait (original chinois et traduction) à la fin de la présentation de l’auteur sur chinese-shortstories.


 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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