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Club de lecture de
littérature chinoise (CLLC)
Compte rendu de la séance du 20
septembre 2023
et annonce de la séance suivante
par
Brigitte Duzan, 24 septembre 2023
Pour commencer
l’année 2023-2024, la séance du 20 septembre du CLLC était
consacrée au premier des titres proposé dans le
programme du
premier trimestre de l’année :
la littérature du laogai, ou plus généralement la
littérature concentrationnaire :
-
Vents amers
de
Harry Wu /
Wu Hongda (吴弘达), trad.
de l’anglais par Béatrice Laroche, préface de Danielle
Mitterrand, introduction de Jean Pasqualini, Bleu de Chine,
1995, 382 p.
Traduit de l’ouvrage écrit en anglais avec Carolyn Wakeman
« Bitter Winds, a Memoir of My Years in China’s Gulag » (John
Wiley & Sons, 1994).
Vents amers |
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Bitter Winds |
Pour cette
séance de rentrée, tout le monde était au rendez-vous, à une
exception près, les unes rentrant qui de Bretagne qui du Berry
(et s’apprêtant à y repartir illico), les autres de Chine comme
d’une autre planète (singulièrement peuplée de hordes de
touristes post-confinement, à Qingdao comme à Pékin). Le club de
lecture était comme une bulle de convivialité chaleureuse dans
la moiteur parisienne, avec petits potins (littéraires)
introductifs cédant le pas au sujet du jour, sur le thème de
l’amertume.
Pour cette
séance initiale d’une nouvelle année, le protocole habituel a
été délaissé pour tenter un tour de table moins contraignant et
laisser à chaque membre l’initiative d’intervenir en son temps à
son heure, en favorisant la spontanéité dans le dialogue. Le
sujet s’y prêtant, suscitant un vif intérêt et ne laissant
personne indifférent, le résultat s’est révélé foisonnant car le
livre a rappelé de nombreux autres souvenirs de lecture et
suscité des réactions en chaîne. Le compte rendu en est d’autant
plus difficile et ne reflète qu’imparfaitement la teneur des
idées et des propos échangés.
Sous le
signe de l’amertume
Le titre
l’annonçait : Vents amers. L’amertume était dans l’écriture,
mais aussi dans les esprits après la lecture. Amertume teintée
de couleurs diverses, nourries d’autres lectures par tous les
membres, mais toujours sombres.
L’introduction
était fournie par les notes envoyées par mail par UB
retenu au dernier moment par une surcharge de cours en ce début
d’année, mais qui tenait à transmettre ses impressions de
lecture : une lecture qu’il a trouvée agréable et fluide, mais
très prenante, d’un témoignage éclairant sur l’ « érosion de
l’humanité sous l’effet de la vie concentrationnaire ». Un texte
qu’il a trouvé d’autant plus prenant qu’il ne recherche aucun
effet romantique ou complaisant.
- Lançant le
débat, Zh. Lingling a beaucoup aimé ce témoignage
dont la grande valeur lui a paru tenir d’abord à son
authenticité, avec une moindre valeur littéraire en termes
stylistiques. La langue est simple, peu élaborée. Mais d’autant
mieux adaptée à son sujet. Un sujet qu’elle a longtemps fui car
elle avait du mal à en supporter la lecture. Aujourd’hui encore
elle en ressent de la colère, colère pour les sévices inutiles
infligés à tant de victimes, pour les tortures psychologiques et
pour les interrogatoires incessants, les harcèlements sans fin
pour faire avouer, mais avouer quoi quand on a déjà tout dit ?
Elle ressent
l’oppression de toute une période où le collectif a étouffé
l’individu, une période où a été effacée toute notion
d’humanité. L’écriture lui va droit au cœur, lui transmet une
émotion très forte. Emotion qui lui permet une symbiose avec
l’auteur, lui permet de comprendre pourquoi il a choisi de
quitter son pays.
En même temps,
une de ses amies lui a signalé un autre roman qu’elle venait de
lire, sur l’un des pires camps de laogai, celui de
Jiabiangou (夹边沟)
: « Souvenirs de Jiabiangou » (Jianbiangou jishi
《夹边沟记事》)
de
Yang Xianhui (杨显惠)
.
Donc impression d’autant plus « amère ».
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Jianbiangou jishi
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Question :
aviez-vous entendu parler des camps quand vous étiez jeune, en
Chine ?
Réponse : oui,
on nous en a parlé à l’école, mais en classe d’éducation
politique, pour nous expliquer la notion de laogai selon
sa définition de « réforme par le travail », en termes positifs.
Réaction 1
(Christiane P.) :
ce qui est contradictoire, c’est que le collectif a été élevé
comme condition du socialisme, mais que finalement il a été
poussé à de tels extrêmes que le peuple en est revenu au chacun
pour soi.
Réaction 2
(Marion J.) :
les horreurs du système concentrationnaire se retrouvent dans
tous les pays. Elle cite l’exemple du Cambodge et le
documentaire de Ritty Panh sorti en 2003 : « S21,
la machine de mort khmère rouge », où trois des anciens détenus
encore en vie, dont un peintre, viennent témoigner face à leurs
anciens bourreaux, dont un gardien qui refuse mordicus toute
responsabilité, disant n’avoir fait qu’appliquer les ordres.
Remarque de Christiane
: le plus terrible, c’est ça, la dilution de la responsabilité,
l’impossibilité du libre-arbitre et la fuite pour surtout ne pas
penser, pour assurer sa survie. Voir Primo Levi : pas de fond au
fond.
- Pour
Geneviève B. : il faut que le lecteur lui-même lutte contre
l’habitude, à force de lire des livres sur le sujet.
La question
qu’elle s’est posée : comment Harry Wu a-t-il pu en sortir
vivant ?
Les réponses
fusent et se complètent : sa foi, son éducation à la fois
jésuite et confucéenne, avec le sentiment d’un devoir moral
envers son père, plus la volonté de survivre pour témoigner.
Sylvie D :
pour tenir, il dit s’être constamment demandé si ce qu’il
faisait aurait fait honte à son père…
- MRC a
lu une moitié du livre en chinois, une moitié en anglais, et a
beaucoup apprécié l’édition anglaise pour les photos qu’elle
comporte et qui manquent effectivement dans la version en
français. Dorothée MS avait apporté le livre qu’elle a lu
elle aussi dans cette version originale en anglais, et le fait
circuler.
Le livre a
profondément touché MRC et a suscité en lui une réaction
à plusieurs niveaux : d’abord une grande admiration pour le
courage de l’auteur, courage de survivre quand il était plus
facile de mourir que de vivre, courage de témoigner, y compris
devant le Congrès américain où il n’a pu s’empêcher de pleurer,
courage enfin de revenir, en risquant la mort, et de près
puisqu’il a été arrêté et emprisonné pendant deux mois en 1995
avant d’être sauvé grâce aux pressions exercées par plusieurs
pays.
[Quels pays ?
est la question aussitôt posée. En fait surtout les États-Unis,
d’après Jean Pasqualini dans son introduction à la traduction en
français. La « mobilisation de l’opinion publique » dont il
parle pour la France n’a jamais fait bouger la Chine d’un iota].
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Red in Tooth and Claw |
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MRC conclut
par une note teintée d’amertume elle aussi. Car les camps
représentent une réalité inconnue en Chine. Et qui plus est,
personne ne s’en soucie, préférant ne rien savoir. Avec tous les
dangers que représente une telle attitude. Ce livre, dit-il,
aide à mieux comprendre la Chine, et l’extrême polarisation des
esprits et des opinions à l’heure actuelle, entre les
ultra-nationalistes et… les autres.
- Martine
B. rebondit sur l’idée évoquée par Geneviève : on
sait déjà (aujourd’hui) ce que raconte ce livre, mais vient
renforcer ce qu’on sait. C’est un livre qui n’est pas à aimer ou
ne pas aimer, un livre qui n’est pas agréable à lire, mais qui
apporte « une brique supplémentaire au mausolée élevé par les
démocraties occidentales à la lutte pour la liberté de pensée »,
et ce depuis l’âge des Lumières.
En même temps
que « Vents amers », cet été, elle a lu en parallèle « Vie et
destin » de Vassili Grossman, qui est le livre de chevet de
Marion J. – livre paru en 1984
après avoir été miraculeusement sauvé des griffes du KGB, qui
dépeint entre autres, après la bataille de Stalingrad, les
goulags de Sibérie et les camps de la mort en Pologne ; en ce
sens, il est un contrepoint de l’histoire chinoise des laogai.
Été sombre dans le calme de l’été, passé à lire « Vents amers »
dans la journée, « Vie et destin » le soir – ce que Martine
ne recommande pas à qui veut avoir une nuit paisible.
« Vie et
destin » s’interroge sur la convergence des systèmes nazi et
communiste au moment même où ils s’affrontent. Si on les
confronte en outre au système communiste chinois, on est frappé,
dit Martine, par les mêmes comportements, les mêmes
horreurs, la même inhumanité
.
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Vie et destin, rééd.
Livre de poche 2005 |
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Sur quoi elle
s’est plongée, pour « changer », mais pas tellement, dans un
livre d’un auteur japonais (mais écrit en français) paru cet été
chez Gallimard : la « Suite inoubliable » d’Akira Mizubayashi,
dernier volet d’une trilogie où la passion pour la musique, et
le métier de luthier, est posée comme ultime recours contre les
horreurs de la guerre et la folie nationaliste qui y pousse. Ici
aussi destins brisés par la guerre, et les absurdités d’un
pouvoir qui envoie se faire tuer sur le front les jeunes qui
restent quand leurs aînés sont morts. Ici aussi aucun libre
arbitre. Et toujours la question de la mémoire et de la
transmission de la mémoire.
Donc au final,
URSS, Allemagne, Japon, ou Chine, ce sont les mêmes systèmes
d’oppression fondés sur la liquidation des opposants, ou
supposés tels, au nom d’une idéologie.
Idéologie : le
mot fait (re)bondir Christiane P. qui cite l’extrait de
« L’Archipel du Goulag » qu’elle a relu pour l’occasion :
« L’imagination et la force intérieure des scélérats de
Shakespeare s’arrêtaient à une dizaine de cadavres. Parce qu’ils
n’avaient pas d’idéologie.
L’idéologie! C’est elle qui apporte la justification recherchée
à la scélératesse, la longue fermeté nécessaire aux scélérats.
C’est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses
actes à ses propres yeux et à ceux d’autrui, pour s’entendre
adresser non pas des reproches ni des malédictions, mais des
louanges et des témoignages de respect. C’est ainsi que les
inquisiteurs s’appuyèrent sur le christianisme, les conquérants
sur l’exaltation de la patrie, les colonisateurs sur la
civilisation, les nazis sur la race, les Jacobins (d’hier et
d’aujourd’hui) sur l’égalité, la fraternité et le bonheur des
générations futures.
C’est l’idéologie qui a valu au XXe
siècle d’expérimenter la scélératesse à l’échelle des
millions. »
-
Marion J. rappelle à ce propos l’analyse de la dictature
dans « La pensée captive » de
Czesław Miłosz
.
- Dorothée MS
est de celles
qui ont lu le livre de Harry Wu en anglais, en se demandant
comment il a pu avoir le courage de revenir sur place, là où il
avait été interné, et d’y revenir même deux fois. Ce qui l’a
frappée, c’est son sens d’une sorte de mission : « My experience
belongs to humanity. »
Mais ce qui l’a particulièrement marquée, et lui a semblé le
plus cruel, c’est le retour de l’auteur dans sa famille, quand
tout le monde a peur en le voyant revenir. Elle dit que cela a
été la même chose en Allemagne de l’Est. Et cette dissolution
des liens familiaux, c’est le pire dans ces circonstances,
dit-elle, cela joue en la faveur du pouvoir totalitaire tout en
en étant la conséquence. Quand les prisonniers réussissent à
rentrer chez eux, personne ne s’excuse, la vie a continué sans
eux, ils reviennent comme des étrangers qui dérangent.
- Dans la vie de
Harry Wu,
Giselle H.
pour sa part a été sensible à « l’avant » et à « l’après ».
Avant : l’éducation confucéenne du père jointe à l’enseignement
des Jésuites, une belle-mère bienveillante, des études de
géologie, pour servir le pays. Et brusquement arrêté, envoyé au
laogai. Sentiment de gâchis de compétences. Mais les principes
inculqués par le père le suivent et le soutiennent pendant ses
années de camp.
Après : le
courage de revenir pour témoigner.
Marion :
oui, c’est frappant, l’importance des principes dans sa vie, il
dit : « ni haine ni vengeance ».
Reprise de la
discussion sur le « système », qui broie les gens non parce
qu’ils sont un danger, mais parce qu’ils représentent un danger
potentiel, nécessitant des actions préventives… Et
c’est ce qui est le plus effrayant. Sont évoqués Michel Foucault
et sa Société punitive
.
Giselle H.
a également lu « Red in Tooth and Claw : Twenty-Six Years in
Communist Chinese Prisons » de
Pu Ning /
Wumingshi (卜宁/无名氏),
tr. Tung Chun-hsuan, Grove Press, 1994.
Traduction en
anglais d’une version abrégée de « Red Sharks » (《红鲨》)
publié en 1989.
Histoire d’un homme soupçonné d’être un espion du Guomingdang
détenu pendant 26 ans – de 1951 à 1976 – dans des camps de laogai dans
le Qinghai, dont un an et demi au fond d’un puits sec et sauvé
de la mort par une nomade tibétaine. Il travaillait en fait sur
le chantier de construction de la route Xining-Lhassa dans des
conditions si dures que les ouvriers mouraient comme des
mouches. Pendant toutes ces années, il a écrit un journal qu’il
a confié en 1987 à Pu Ning qui l’a rencontré à Taiwan.
Giselle
a
trouvé le récit passionnant pour la description des rapports
ambigus des nomades locaux avec les communistes, et l’histoire
d’amour entre le détenu et la femme qui a réussi à empêcher
qu’il meure de faim et de froid au fond du puits.
[Nous avions
déjà évoqué Pu Ning lors de la
séance du 26
janvier 2022,
pour le mettre en parallèle avec Du
Qinggang (杜青钢)
en opposant
l’essai final
« Le jour où Mao est mort » du recueil « Flower Terror » (《花的恐怖》)
de Pu Ning au chapitre sur le même sujet du recueil de Du
Qinggang
« Le
président Mao est mort »].
- Françoise
J. a été sensible à l’aspect documentaire du livre de Harry
Wu. En complément, elle a lu deux autres ouvrages, sur des
sujets proches. L’un est le roman de Herta Müller « La bascule
du souffle » qui décrit la déportation, de janvier 1945 à 1949,
de Roumains de Transylvanie d’origine allemande soupçonnés
d’avoir soutenu le régime hitlérien et donc envoyés dans des
camps de travail en URSS.
Quand le narrateur est arrêté, il emporte pour seul viatique les
derniers mots de sa grand-mère : « Je sais que tu reviendras ».
Et lui aussi revient pour témoigner. Mais le sujet est toujours
tabou en Roumanie
.
L’autre livre
est « Envers et contre tout : Chronique illustrée de ma vie au
Goulag », d’une écrivaine russe de Bessarabie dont la famille a
été victime de la collectivisation quand elle avait trente ans,
Euphrosinia Kernovskaïa. Envoyée couper du bois sur un chantier
en Sibérie, elle s’évade, erre dans la taïga, est arrêtée,
envoyée en camp, et, après sa « libération » en 1952, doit
encore travailler dans une mine de charbon. Son livre est
illustré de ses propres dessins, griffonnés sur des cahiers
d’écolier. Françoise l’a apporté malgré son poids, et le
fait circuler. C’est superbe, et glaçant.
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Envers et contre tout |
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Dans le même
ordre d’idée, les dessins en moins, BD a lu « Zouleikha
ouvre les yeux », le premier roman de Gouzel Iakhina,
dont Marion a lu le deuxième, « Les enfants de la
Volga ». C’est aussi l’épopée d’une femme dans l’URSS de
Staline, raflée et déportée en Sibérie au moment de la
« dékoulakisation ». Destin aussi absurde et cruel que le
précédent, mais en outre, quand on commence à lire le récit,
bien qu’il s’agisse d’une famille tatare, on a l’impression d’un
roman chinois décrivant l’oppression des femmes dans la société
patriarcale chinoise : Zouleikha a été mariée à 15 ans, son
mari est bien plus âgé qu’elle, elle a eu quatre filles dont
aucune n’a survécu, et elle est maltraitée par sa belle-mère.
Son enlèvement serait presque un épisode de banditisme dans la
Chine des années 1930. Sauf qu’il s’agit de l’URSS de Staline.
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Zouleikha ouvre les
yeux, éd. 2017 |
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- Zh. Guochuan a voulu apporter une note plus légère dans
cette séance en citant pour terminer le témoignage d’un brillant
linguiste, traducteur du sanscrit, qui a été enfermé dans l’une
des fameuses « étables » au début de la Révolution culturelle :
Ji Xianlin (季羡林).
Témoignage sur un ton humoristique qui lui a valu d’être honoré
par le régime et de figurer dans les manuels scolaires chinois,
et dont Guochuan lit un extrait qu’elle a traduit
.
Conclusion
Le parcours de
toute cette littérature fait froid dans le dos et réfléchir sur
la fragilité de « notre » démocratie car elle apparaît comme une
oasis constamment menacée par la barbarie et surtout
l’idéologie.
Le mot de la
fin aurait pu être donné par le titre d’un autre livre encore de
souvenirs, celui d’un Polonais naturalisé Français qui a fait 24
ans de goulag,
Jacques Rossi :
« Qu’elle était belle cette utopie ! ».
[Rossi qui ne
se considérait pas comme victime mais comme complice trahi du
stalinisme aurait pu ouvrir une autre discussion sur le maoïsme
et le post-maoïsme. Mais l’heure avait sonné pour cette première
séance du club de lecture. ]
Le véritable
mot de la fin, cependant, a été donné par Marion évoquant
encore un autre survivant, non du goulag mais des camps nazis,
le hongrois
Imre Kertész,
auteur d’un ouvrage autobiographique conçu comme « roman de
formation à l’envers », et non dépourvu d’humour lui aussi :
« Être sans destin ». Imre Kertész lauréat du prix Nobel de
littérature en 2002
« pour une écriture qui soutient la fragile expérience de
l'individu contre l'arbitraire barbare de l'histoire »
et dont l’œuvre est un acte de foi dans les pouvoirs de la
littérature.
Mais encore faut-il qu’elle puisse être lue.
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Être sans destin |
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Note
complémentaire : les impressions de lecture de « l’absent »
1)
L’expérience de lecture : agréable, facile, fluide. Le style est
limpide, d'une sobriété appréciable..[…] La narration est
prenante, sans temps morts ni longueurs.
2) Le
personnage : trouvé assez touchant, dans la mesure où il
n'essaie pas de se faire passer pour … un grand dissident ou un
héros de l'humanité. Je craignais un peu un effet Soljenitsyne,
mais pas du tout. Wu montre bien comment son humanité s'érode
presque mécaniquement sous l'effet de la vie concentrationnaire,
il n'essaie pas de masquer son avilissement, ni de romantiser sa
souffrance, ni d'attirer la pitié, bref, je l'ai trouvé honnête,
sincère dans sa banalité, dénué de complaisance comme
d'héroïsme.
3) Le
témoignage : trouvé "immersif", très instructif et éclairant,
qui résonne bien avec d'autres écrits concentrationnaires
(Chalamov ou Kertész), et qui permet de bien saisir la
spécificité du système chinois par rapport au système nazi ou
soviétique : un archipel beaucoup plus flou, diffus et
diversifié de lieux et de statuts ; une insistance sans commune
mesure sur la réforme idéologique qui a l'effet pernicieux de
toujours laisser subsister un espoir de sortie ; des détenus
politiques beaucoup plus dangereux que les droits communs -- au
goulag, c'est exactement l'inverse, les droits communs servant à
casser les politiques. Éclairant aussi sur les effets singuliers
du contexte historique : être au camp pendant la Grande Famine,
ou la Révolution Culturelle, avec des résultats paradoxaux : la
famine est beaucoup plus durement ressentie ; la Révolution
culturelle beaucoup moins. Les mécaniques implacables et
insidieuses du maoïsme, de la dénonciation à la séance de lutte,
sont très clairement représentées.
4) Quelques
remarques éparses : j'ai été frappé par l'accélération du temps
qui s'installe au fur et à mesure du récit (les premiers mois
sont racontés en beaucoup de pages, puis, quand le temps
s'homogénéise, les jours deviennent indistinguables et une
phrase suffit à faire passer une année, c'est vertigineux, on
sent le vol de la vie) ; j'ai été touché par le moment où, après
sa première expérience à la campagne, il reconnaît tout de même
que ses origines bourgeoises l'ont malgré tout empêché de
comprendre une part de la souffrance du peuple ; j'ai bien aimé
les portraits d'autres détenus (le voleur-professeur, le beau
gosse-libidineux, le musicien aux hémorroïdes). C'est très
important de savoir faire vivre les morts.
5) Sur le
fond, j'ai trouvé remarquable la réflexion autour du statut
paradoxal du travail dans le laogai, travail qui est "à
la fois un devoir, une récompense et une punition". Ce
devoir-punition-récompense n'est-il pas la matrice du travail
contemporain, alpha et omega de notre monde hypercapitaliste ?
Je veux dire, la place du travail dans la société d'aujourd'hui
(chinoise) par exemple, n'est-elle pas marquée du même paradoxe
que dans le laogai ? Il faut travailler, on déteste
travailler, avec un peu de chance on trouvera du travail. Dans
le fond, cela pointe vers l'idée que le camp de concentration,
qu'il soit nazi, soviétique, chinois, ou tout simplement
colonial, n'est pas du tout une erreur, pas du tout une "page
sombre de l'histoire" mais la matrice fondamentale des 20 et 21e
siècles, l'espace où s'est inventée la politique à venir, le
creuset où l'on fabrique des masses devenues sujets historiques.
Cf. par exemple les réflexions d'Agamben
sur l'état d'exception ("Le camp comme nomos de la modernité",
in Moyens sans fin).
De façon
générale, j'ai un vif intérêt pour la littérature
concentrationnaire et je suis très "content" d'avoir découvert
ce témoignage précieux et, je trouve, élégant et digne.
Prochaine
séance :
Le mercredi
18 octobre 2023
Nous
poursuivrons le 18 octobre avec le deuxième volet du programme
sur la littérature du laogai, avec les romans
autobiographiques de
Zhang Xianliang (张贤亮) :
-
La mort est
une habitude (《习惯死亡》),
trad. An Mingshan et Michelle Loi, avant-propos de Michelle Loi,
Belfond, 1994/2004, 288 p.
Et/ou le roman précédent :
-
La moitié de l’homme c’est la femme (《男人的一半是女人》),
trad. Yang Yuanliang avec la collaboration de Michelle Loi,
Belfond, 1987/2004, 300 p.
On pourra
ajouter aussi, bien que plus difficile à trouver, le
zhongpian (ou novella) de 1984 qui peut être considéré comme
le premier volet d’une trilogie avec les deux romans :
- Mimosa (《绿化树》),
coll. Panda 1986/1995, rééd. Favre/Interforum 1987).
La
récidive. Révolution russe, révolution chinoise,
par Lucien Bianco, Nrf/Gallimard, 2014. Dont chap.5) une
comparaison des deux grandes famines, celle de la Russie
en 1931-33 et celle provoquée en Chine en 1959-61 par le
Grand Bond en avant, et (chap. 8) une comparaison du
goulag soviétique et du laogai chinois.
Compte
rendu de lecture par Marie-Claire Bergère (Perspectives
chinoises, 2016/1) :
https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/7324
Dans ce livre publié en 1953, Milosz montre comment
l’intelligentsia polonaise, pour éviter de tomber sous
le coup des brutalités soviétiques, accepte peu à peu,
par nécessité, de se conformer à l’idéologie communiste
– et pour les artistes au réalisme socialiste - en
reniant les valeurs nationales.
La bascule du souffle, trad. Claire de Oliveira,
Gallimard, 2010.
Ici aussi le roman est né d’une expérience vécue : celle
de la mère de l’auteure, de la minorité germanophone de
Roumanie, mais c’est aussi un hommage au poète
germano-roumain Oskar Pastior qui a confié ses souvenirs
à Herta Müller avant de mourir, en 2006.
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