Traducteurs,interprètes et éditeurs

« La traduction, c’est la médiation entre la pluralité des cultures et l’unité de l’humanité. » Paul Ricœur

 
 
 
     

 

 

Ji Xianlin 季羡林

1911-2009

Présentation

par Brigitte Duzan, 24 septembre 2023 

 

 

Ji Xianlin âgé et son chat

 

 

Linguistepaléographehistorien et écrivain chinois, Ji Xianlin est célèbre pour ses études sur les langues et cultures de l’Inde. ses découvertes sur la migration du bouddhisme d’Inde en Chine et pour sa traduction du Râmâyana.

 

Brillantes études

 

Après des études à l’université du Shandong, il est admis en 1930 à l’université Tsinghua où il étudie la littérature occidentale. Alors que le Japon envahit le Dongbei et y fonde le Manchukuo, il parcourt la campagne pour promouvoir le patriotisme au sein de la population.

 

En 1935, il entre à l’université de Göttingen dans le cadre d’un échange universitaire pour y étudier le sanskrit et les langues anciennes indo-aryennes comme le pali. Il termine son doctorat en 1941, puis entreprend l’étude des langues tokhariennes avec le spécialiste allemand, Emil Sieg. Il retourne en Chine en 1946 et devient professeur à l’université de Pékin.

 

Peu après son arrivée, il y fonde le département des langues orientales dont il devient le doyen. Pionnier des études orientales en Chine, il est élu en 1956 au département de sciences sociales de l'Académie chinoise des sciences (中国科学院). Il entre alors au Parti communiste.

 

Mais parcours politique ambigu

 

En 1957, il participe aux attaques contre les droitiers et échappe à toute condamnation. En 1964, pendant le mouvement d’éducation socialiste de l’Université de Pékin, il se joint à des membres du corps professoral et à des étudiants pour s’opposer au président de l’Université. Au début de la Révolution culturelle, il s’engage dans un groupe de rebelles. Mais il est finalement déclaré contre-révolutionnaire et attaqué. Au printemps 1968, il est condamné à la réforme par le travail à l’Université de Pékin. Il est enfermé dans une « étable » (牛棚). Pour la fête du Printemps de 1969, il bénéficie d’une libération provisionnelle et rentre chez lui. Mais la même année, il est envoyé en « rééducation » à la campagne dans le village de Xinhuaying du district de Yanqing (延庆区新华营), au nord-ouest de la municipalité de Pékin. Une année plus tard, il retourne à l’université et y travaille comme concierge.

 

De 1973 à 1977, il traduit en secret le Râmâyana du sanskrit en chinois, en en gardant la forme poétique. Sa traduction fait toujours autorité. Il a en outre publié une « Étude préliminaire » de l’épopée dès 1979.

 

En 1978, il devient vice-président de l'université de Pékin et directeur de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud de l'Académie chinoise des sciences, puis président de plusieurs organisations professionnelles, littéraires et linguistiques.   

 

Traductions, défense de Hu Shi

 

En 1998, il publie une traduction et une analyse de fragments du Maitreyasamitinātaka écrits en tokharien (une ancienne branche de la famille des langues indo-européennes) et découverts en 1974 dans le district autonome hui de Yanqi (焉耆回族自治县) au Xinjiang [1]. Il s’agit d’un récit dramatisé de l’histoire du bouddha Maitreya.

 

Outre sa traduction du Râmâyana, il a publié des traductions d’œuvres littéraires et une histoire de l’Inde, ainsi que de nombreux articles sur les langues anciennes de l'Inde, les relations culturelles sino-indiennes, le bouddhisme.

 

 

Ramayana, étude préliminaire, éd. 1979

 

 

Ji Xianlin est aussi célèbre pour sa défense de Hu Shi (胡适) [2]. En 1986, alors qu’il était encore controversé, considéré comme étant un exemple « négatif » et restant une zone d’ombre, Ji Xianlin a surpris tout le monde en publiant « Quelques mots pour Hu Shi » (为胡适说几句话). Reconnaissant pour commencer que Hu Shi avait certainement commis des erreurs, il le présentait cependant comme un personnage important dont la contribution à la littérature chinoise moderne ne pouvait être niée ni négligée. Et de fait, ses « quelques mots » ont alors entraîné une réévaluation du développement de la littérature chinoise moderne.

 

En 1999 encore, invité à Taiwan, il est allé se recueillir sur la tombe de Hu Shi et a écrit un article pour commémorer l’événement : « Debout devant la tombe de monsieur Hu Shi » (《站在胡适之先生墓前》).

 

En août 2005, la fondation Confucius a ouvert un Institut de recherche Ji Xianlin. En 2006, il a été honoré par le gouvernement chinois d’une récompense pour l’ensemble de sa carrière, et plus spécialement pour ses contributions dans le domaine de la traduction. Lors de la réception de cette récompense, il a déclaré : « La raison pour laquelle la culture chinoise a été capable de se maintenir dans toute sa richesse au cours de ses cinq mille ans d’histoire est étroitement liée à la traduction. Ce sont les traductions qui ont aidé à apporter du sang nouveau dans notre culture. »

 

En janvier 2008, c’est le gouvernement indien qui l’a honoré, en lui décernant la médaille Padma Bushan (la médaille du Lotus) qui était pour la première fois décernée à un Chinois.

 

Ji Xianlin est mort à l’hôpital à Pékin le 11 juillet 2009, à l’âge de 97 ans.

 

L’étable

 

Ji Xianlin a publié un grand nombre d’articles et d’essais, parmi lesquels, en 1998, ses souvenirs de son emprisonnement pendant la Révolution culturelle : « Souvenirs de l'Étable » (《牛棚杂忆》). Il y raconte comment il a été critiqué et insulté, et sa maison confisquée, comment ses élèves et collègues l’ont abandonné.

 

 

Souvenirs de l’Etable, éd. 2016

 

 

Publié par un éditeur d’Etat et réédité plusieurs fois, le livre est populaire en Chine car il décrit l’expérience de la prison avec beaucoup d’humour et s’abstient de s’attarder sur les responsabilités, ou sur le rôle du président Mao. Des extraits figurent dans les manuels scolaires. On peut en lire la totalité en ligne. Une traduction anglaise a été publiée en 2016.

 

Pour la séance du 20 septembre 2023 du Club de lecture de littérature chinoise, Zhang Guochuan en a traduit deux extraits représentatifs :

 

季羡林《牛棚杂忆》

第一章《缘起》

Souvenirs des niupeng

Chapitre I  Origine

(…)

在北大,牛棚这个词儿并不流行。我们这里的官方叫做劳改大院,有时通俗化称之为黑帮大院,含义完全是一样的。但是后者更生动,更具体,因而在老百姓嘴里就流行了起来。顾名思义,黑帮不是白帮。他们是专在暗中干坏事的,是同革命司令部 唱反调的。这一帮家伙被关押的地方就叫做黑帮大院

 

À l'Université de Pékin, le terme « niupeng » (étable) [3] n'était pas vraiment dans l’air du temps. Ici, l’appellation officielle était « laogai dayuan » (Grande Cour de Rééducation). Parfois, de manière familière, on la surnommait « Grande Cour des mafieux », c’est du pareil au même. Mais cette dernière appellation est plus vivante, plus concrète, c'est pourquoi elle a fini par se répandre dans la bouche du commun des mortels. Le nom parle de lui-même, « mafieux » n’est pas « bien-fieux ». Ils excellent dans toutes sortes de « mauvais coups » en sous-main, et vont à l’encontre du « Quartier Général de la Révolution ». Cette bande est détenue à l’endroit qu’on appelle la « Grande Cour des mafieux ».

 

童子何知,躬逢胜饯!” [4] 我三生有幸,也住进了大院,——从语言学上来讲,这里的住〞字应该作被动式——而且一住就是 八九个月。要说里面很舒服,那不是事实。但是,像十年浩劫 [5] 样的现象,在人类历史上绝对是空前的——我但愿它也绝后—— 人生不满百,我居然躬与其盛,这真是千载难逢的机会,我不得不感谢苍天,特别对我垂青、加祐,以至于感激涕零了。不然的话,想找这样的机会,真比骆驼穿过针眼还要难。我不但赶上这个时机,而且能住进大院。试想,现在还会有人为我建院,派人日夜守护 使我得到绝对的安全吗 ?

 

« Dans ma jeunesse insouciante, j'ai eu la chance inouïe de participer en personne à ce banquet grandiose. » J'ai eu la chance de ma vie en emménageant dans cette Grande Cour, –  du point de vue linguistique, le mot « emménager » devrait être au passif –  et une fois installé, c'était pour huit neuf mois d'affilée. Si on dit que c’est super confortable à l’intérieur, ce n’est pas tout à fait vrai. Mais bon, un phénomène comme les Dix Années de Tribulation est absolument inédit dans l’histoire de l’humanité – je prie pour que ce soit aussi le dernier – « Bien que la vie ne couvre pas un siècle » [6], j’ai pu expérimenter en personne cette ère de prospérité, c’est une chance qui ne se représentera peut-être jamais. Je ne peux qu'être reconnaissant envers le ciel, pour son attention particulière et sa bénédiction à mon égard, au point d’en être ému aux larmes. Sinon, trouver une telle occasion serait encore plus difficile que de faire passer un chameau par le chas d'une aiguille. Non seulement j'ai saisi cette opportunité, mais j'ai aussi pu emménager dans la Grande Cour. Imaginez, y aurait-il encore quelqu'un pour construire une cour pour moi et y affecter des gardiens jour et nuit pour garantir ma sécurité absolue ?

 

(…)

我曾有志于研究比较地狱学久矣。积几十载寒暑探讨的经验,深知西方地狱实在有点太简单、太幼稚、太单调、太没有水平。不信你去读一读但丁的《神曲》。那里有对地狱的描绘。但丁的诗句如黄钟大吕;但是诗句所描绘的地狱,却实在不敢恭维, 一点想像力都没有,过于简单,过于表面。读了只能让人觉得好笑。回观印度的地狱则真正是博大精深。再加上中国人的扩大与渲染,地狱简直如七宝楼台, 令人目眩神驰 读过中国《玉历至宝钞 》一类描写地狱的书籍的人,看到里面的刀山火海 ,油锅大锅 ,再配上一个牛头 ,一个马面,角色齐全,道具无缺,谁能不五体投地地钦佩呢?东方文明超过西方文明:东方人民的智慧超过西方人民的智慧,于斯可见。

 

J’avais depuis longtemps l'ambition d’explorer la discipline des enfers comparés. Après des décennies d'expérience à explorer ce sujet, je peux affirmer avec assurance que l'enfer occidental est quelque peu simpliste, enfantin, monotone, et dénué d’une réelle profondeur. Si vous n'êtes pas convaincu, je vous invite à vous plonger dans La Divine Comédie de Dante, où vous lirez des descriptions de l’enfer. Certes, le poète manie la plume avec brio, mais l'enfer qu'il décrit, il faut l'admettre, laisse à désirer. Il manque cruellement d'imagination, se montrant excessivement simple et superficiel. Une lecture qui ne peut que susciter le sourire.

En comparaison, les enfers indiens se révèlent d'une richesse prodigieuse. Ajoutez à cela la touche chinoise d'amplification et de mise en scène, et vous obtenez un enfer tout bonnement somptueux, éblouissant les regards et galvanisant les esprits. Quiconque a parcouru les pages d'ouvrages chinois tels que le Les Almanachs de Jade [7] et assimilé les montagnes de lames et les océans de flammes, les chaudrons gargantuesques, agrémentés des deux gardiens du monde souterrain, Tête de bœuf et Visage de cheval - un casting complet et des accessoires sans faille - ne peut que s'incliner devant tant de maestria. On voit donc qu'il est indéniable que la civilisation orientale dépasse la civilisation occidentale, de même que la sagesse du peuple oriental dépasse celle du peuple occidental.


 


[1] Voir un compte rendu de l’ouvrage dans le Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University of London, vol. 62/2, 1999, pp. 367-370 : https://www.jstor.org/stable/3107526

[2] Hu Shi s’était opposé à l’idéologue marxiste Chen Duxiu (陈独秀) au moment du mouvement du 4 mai, en prônant une révolution culturelle et littéraire, et non politique et sociale. Il était aussi un fidèle de John Dewey et fervent adepte de sa théorie du pragmatisme qu’il traduisait par « expérimentalisme » (shíyànzhǔyì 实验主义), concevant toutes les idéologies et théories abstraites comme des hypothèses devant être testées. Puis, après l’arrivée au pouvoir de Mao, il est parti à Taiwan où il est mort en 1962.

[3] Le terme « niupeng », c'est-à-dire « étable pour les bœufs », désigne les camps de détention où les Gardes rouges ont emprisonné les membres des "Sept catégories noires" pendant la Révolution culturelle, car les détenus étaient comparés à des démons (à tête) de bétail et des esprits de serpent (牛鬼蛇神), semblables à des divinités des enfers.

[4] Cette citation est tirée d’un texte de Wang Bo (王勃 649-676) des Tang, intitulé Préface du pavillon du prince Teng (滕王阁序).

[5] Une autre appellation pour la Révolution culturelle (1966-1976).

[6] Ce vers est extrait des Dix-neuf poèmes anciens (古诗十九首), trad. Jean-Pierre Diény, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 16. Voici le poème entier :

  Bien que la vie ne couvre pas un siècle,

  Des soucis de mille ans sans cesse nous occupent.

  Le jour est bref, hélas, et la nuit longue,

  N’allons-nous pas, la torche en main, nous divertir ?

  Pour le plaisir il faut saisir l’instant,

  A-t-on pouvoir d’attendre à l’an prochain ?

  Ce sont les sots qui plaignent la dépense,

  Et la postérité ne fait qu’en rire.

  L’Immortel Wang-tseu-k’iao ?...

  On a du mal à partager le même espoir.

[7] Les Almanachs de Jade est un célèbre ouvrage de religion populaire chinoise. Il a exercé une influence considérable sur la conception chinoise de l'enfer et de la rétribution karmique.

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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