Zhou Keqin (周克芹)
est un auteur dont on trouve rarement mention dans les
livres occidentaux sur la littérature chinoise. Il fut
pourtant le lauréat du premier prix Mao Dun, en 1982,
pour un roman qui fut encensé par les critiques
littéraires lors de sa parution, en 1979, et ensuite
adapté au cinéma, à la télévision, au théâtre, avec
toujours le même succès populaire : « Xumao
et ses filles » (《许茂和他的女儿们》).
Ce roman figure parmi les œuvres des débuts de la
« littérature
des cicatrices »
(伤痕文学),
mais
Zhou Keqin en représente un courant dont on parle peu :
il se place du côté des paysans et dépeint les maux
causés à la paysannerie, et à l’agriculture chinoise,
par les politiques ultra gauchistes alors attribuées à
la Bande des Quatre.
Zhou Keqin est
en effet un « écrivain paysan », qui a passé sa vie à
travailler la glèbe en écrivant la nuit….
Zhou Keqin (vers 1979)
Villageois du
Sichuan
Paysan
Ses biographies le font
naître à l’automne 1936, au village du Pont de Pierre (石桥镇), près de la ville de
Jianyang, au Sichuan (四川省简阳市).
Ce
fils et
petit-fils de paysans parvient à entrer à l’Ecole technique
agricole de Chengdu (成都农业技术学校),
et les mêmes biographies annoncent ensuite laconiquement qu’il
en sort diplômé en 1958 et revient chez lui, au village,
travailler la terre. On sent un hiatus : un diplômé d’une école
agronomique n’était-il pas promis à un avenir plus brillant ?
Zhou Keqin jeune
En réalité,
pendant qu’il est à l’école de Chengdu se déroule la
période des Cent Fleurs, puis la reprise en mains du
pays par Mao. Le jeune Zhou Keqin rédige une affiche
intitulée « Propos de pierre » (“右的言论”),
où il critique la politique menée envers
la paysannerie et la situation de l’agriculture, décrite en
termes beaucoup moins enchanteurs que la propagande
gouvernementale. C’est ce qui lui vaut d’être bloqué
dans sa carrière et renvoyé sur son lopin de terre, qui
n’est même plus le sien car il est collectivisé.
Zhou Keqin
n’est pas déclaré droitier, mais toute sa vie est
affectée par ce faux départ : il va passer les vingt
années suivantes sans sortir du village du Pont de
Pierre, en vivant dans les mêmes conditions que les
paysans autour de lui. Il devient bientôt comptable de
sa brigade de production, et finit par accéder à la
direction de la commune populaire locale.
Ecrivain paysan
Attiré par la
littérature dès son enfance, il commence à écrire dès 1959 ; il
a un véritable talent
d’écrivain, mais, dans les conditions où il écrit,
il lui faut une profonde passion pour l’écriture, et le désir de
témoigner de ce qui se passe autour de lui. « Il manie la houe
le jour, et prend le pinceau la nuit » (他白天用锄,晚上用笔).
Un critique littéraire,
Liu Xicheng (刘锡诚),
lui a rendu visite beaucoup plus tard, après la Révolution
culturelle, et son témoignage laisse imaginer ce que furent ces
vingt années. Il décrit une petite chaumière au pied d’une
montagne, dont le toit de chaume était devenu gris après des
années
d’intempéries. A l’intérieur, une petite pièce sombre,
chichement éclairée par une seule lucarne au plafond. Dans un
mur de terre était creusé une « étagère » qui tenait lieu de
rayonnage pour quelques livres, et devant était une petite table
au vernis tout écaillé.
C’est là que Zhou Keqin
travaillait la nuit, à la lueur d’une lampe à huile de fortune,
dont la fumée lui abîmait les yeux et lui noircissait le nez.
Seul luxe : sa femme, qui élevait des poulets et vendait des
œufs pour compléter ses maigres émoluments, lui achetait des
paquets de cigarettes bon marché pour
l’aider à tenir jusqu’à
l’aube…
Ce sont des
conditions peu propices à l’éveil intellectuel ; même
les livres sont rares. Pour lui, en fait, la période de
la Révolution culturelle fournira des occasions de
lecture inattendues : les Gardes rouges confisquent et
mettent les livres au rebut, beaucoup se retrouvent en
tas, oubliés dans les ruelles, un peu partout ; Zhou
Keqin fait sa collecte, et lit avidement, plus qu’il n’a
jamais lu.
C’est dans ces
conditions qu’il écrit les nombreuses nouvelles publiées
à partir de 1963, qui décrivent l’existence vécue et
côtoyée tous les jours. Existence misérable : il faut
penser que 1958 est l’année du lancement du Grand Bond
en avant qui va anéantir l’agriculture et mener à la
famine des « trois années de difficultés ». Le Sichuan,
province pourtant traditionnellement très riche, depuis
les débuts de l’histoire chinoise, souffre beaucoup
pendant cette période ; la famine envoie des cohortes
d’affamés sur les routes.
Zhou Keqin (vers 1990)
Ce n’est cependant pas
ce que décrit Zhou Keqin, bien plutôt la vie paysanne au
quotidien, dans son aspect humain ordinaire, mais aussi
reflétant de façon très réaliste les campagnes et mouvement
politiques, à travers leur impact sur la vie des gens.
Œuvre littéraire
Premières œuvres :
des nouvelles
Recueil de nouvelles édition 1983
C’est en juin
1963, dans une période de soudain embellissement au
sortir des années « difficiles », que paraît sa première
nouvelle, et l’une de ses plus connues, « Au bord du
puits » (《井台上》),
dans la revue littéraire du Sichuan
(《四川文学》).
Elle commence
au lever du jour, en replaçant l’histoire dans le cadre
d’une campagne pour stimuler la production agricole -
lutter de bonne heure pour protéger les jeunes pousses (抗早保苗运动)
– qui suggère le début des années 1950. Le bord du puits
est le lieu de rencontre des gens du village qui
viennent chercher de l’eau, et le cadre idéal pour
développer l’histoire à partir de leurs dialogues. Elle
est courte, et le style est réaliste, vivant et même
enjoué.
Elle attire
l’attention sur Zhou Keqin, qui publie ensuite de
nombreuses autres nouvelles dans diverses revues.
En 1973,
une
vingtaine sont regroupées dans un recueil intitulé « Le
voyageur du matin » (《早行人》).
Il est suivi en 1978 d’un autre recueil « Frères et
sœurs de la famille Pierre» (《石家兄妹》).
1978 est un
tournant dans la vie de Zhou Keqin, comme pour tout le
pays. Il entre au Parti, devient écrivain professionnel
et acquiert une notoriété nationale, alors qu’il était
jusque là reconnu comme simple écrivain régional.
1979 : Xumao
et ses filles
Son roman « Xumao
et ses filles » (《许茂和他的女儿们》),
publié en 1979, lui confère presque une aura de
précurseur de la littérature des cicatrices, mais c’est
une voix qui reste en marge : voix de la paysannerie,
dans un contexte où
s’expriment surtout les écrivains
qui ont été envoyés à la campagne comme « jeunes
instruits ».
Xumao et ses filles, édition 1980
Xumao et ses filles, édition 1994
En dix
chapitres (ou huit selon les éditions) et près de
200 000 caractères, Zhou Keqin dresse avec réalisme le
portrait d’un village tout au long de la Révolution
culturelle. Ce n’est pas celle à laquelle nous sommes
accoutumés, mais le revers de la médaille, en quelque
sorte : la période de la Révolution culturelle vécue à
la campagne, par les paysans. En spécialiste agricole,
Zhou Keqin dresse un réquisitoire acerbe contre les
politiques ultra gauchistes du genre modèle de Dazhai (大寨),
mais surtout sous l’angle humain.
Le roman est
ainsi scandé par les campagnes et contre campagnes, et
décrit les conséquences sur les mentalités et la vie des
villageois, empoisonnée par rivalités et calomnies.
L’histoire se situe en 1975, année où un premier retour
de Deng Xiaoping au pouvoir fait souffler un vent
d’espoir sur tout le pays. Le récit est centré sur le
vieux Xumao (许茂)
et sa quatrième fille. Xumao a été, dans les années
1950, un
élément actif
dans le mouvement de création des coopératives
agricoles ; mais, de manière caractéristique, à la suite
des revers subis pendant la poursuite à outrance de la
collectivisation, il est devenu amer et colérique.
L’intrigue
tourne autour de la quatrième fille, de son divorce et
de ses espoirs de remariage, tandis que, dans le
village, se déploient manigances et coups fourrés
suscités par un nouveau mouvement extrémiste qui
s’oppose au vent de libéralisation dit « déviationniste
de droite » qui avait marqué 1975. L’histoire se termine
de manière ambiguë, en laissant l’avenir très flou.
Dans le climat
de 1979, le roman remporte un grand succès, de même que
les deux nouvelles suivantes, « Myosotis » (《勿忘草》) et « La lune ne sait rien des émois du cœur » (《山月不知心里事》),
qui, en
1980 et 1981, sont couronnées du prix national de la
meilleure nouvelle.
Xumao et ses filles, réédition 1996
Adaptation à la télévision de "Xumao et
ses filles"
Par ailleurs,
le roman « Xumao et ses filles » est aussitôt adapté au
cinéma, et tourné au studio du 1er août, ce
qui montre bien qu’il était tout à fait dans la ligne
idéologique de
l’époque. Quand il sort, en 1981, le
succès du film porte Zhou Keqin au pinacle, montrant
aussi qu’il touchait une corde sensible dans le public
(1). Le roman est couronné du premier prix Mao Dun quand
il est instauré, en 1982.
Dernières
années
Dès lors, Zhou
Keqin devient un membre éminent de l’association des
écrivains du Sichuan, accédant au poste de secrétaire
adjoint en 1985. Il quitte son village mais continue d’avoir un hukou local et y revient régulièrement, pour
suivre l’évolution des modes de vie et des mentalités
parallèlement aux progrès économiques. Comme pour Zhao
Shuli (赵树理)
dont il reconnaît l’influence, c’est de la vie à la
campagne qu’il s’inspire :
« Le thème
de mes écrits, c’est la vie à la campagne. C’est ma
source unique et inépuisable d’inspiration. En partant
de là, je peux écrire même en ayant à poser mon papier
sur les genoux ; sinon, hébergé même dans l’hôtel le
plus luxueux, je n’arriverais pas à écrire une ligne. »
Les incertitudes de l’automne (édition
1990)
Après avoir publié un second roman,
« Les incertitudes de
l’automne » (《秋之惑》),
début 1990, il est
atteint d’un cancer du foie et meurt à Chengdu le
5 août 1990, à l’âge de 53 ans.
Il est enterré
là, dans une tombe entourée de rhododendrons et de
fleurs d’osmanthe, dont l’épitaphe porte juste son
nom : l’écrivain Zhou Keqin
(“小说家周克芹之墓”).
Mais cette simple mention est entourée de deux sentences
parallèles qui symbolisent son œuvre et sa pensée :
“重大题材只好带回天上;纯真理想依然留在人间。”
zhòngdà tícái zhǐhǎo dàihuí tiānshàng ; chúnzhēn lǐxiǎng yīrán liúzài rénjiān
un grand sujet a forcément une dimension céleste ;
un idéal pur reste toujours du domaine des hommes.