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Lecture du
roman « Le Clou »
《茧》de
Zhang Yueran
par Zhang
Guochuan
Publié le 17 septembre 2021
Le titre original de ce roman de
Zhang
Yueran (张悦然)
est
Jiǎn
《茧》 (Le Cocon).
Il reflète à la fois le contenu du récit et le
parcours de l’écrivaine. Pourtant, dans la
traduction française, ce titre est traduit par « Le
Clou »
.
Réflexions sur le titre
Le « cocon » est avant tout lié
au contenu du roman, dans lequel les deux
personnages, Li Jiaqi et Cheng Gong, s’efforcent de
s’introduire dans l’histoire de la génération
précédente. Dans l’espoir d’apercevoir l’intérieur
du cocon du passé, ils s’y enferment. Ceci semble
être la destinée commune des écrivains de la
génération « post’80 », qui racontent l’histoire qui
ne leur appartient pas.
“很多年以后,每当回忆起那个冬天,眼前立即会出现我
们并排走在大雾里的画面。
沉厚的、灰丧的雾,没有尽头。
或许那就是最真实的童年写照。
我们走在秘密织成的大雾里,
驱 |
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Le Clou |
着步伐茫然前行,完全看不清前面的路,也不知道要去哪
里。
多年以后我们长大了,好像终于走出了那场大雾,看清了眼前的世界。
其实没有。
我们不过是把雾穿在了身上,结成了一个个茧。”
« À chaque fois que me
revient le souvenir de cet hiver-là, je nous revois, avançant
côte à côte dans le brouillard, un brouillard compact,
sépulcral, illimité. Telle est peut-être la description la
plus juste de notre enfance. Nous avancions au cœur de l’immense
brume formée par le secret, nous pressions le pas en cadence
dans l’ignorance, sans rien distinguer de la route devant nous
ni même savoir où nous allions. Devenus adultes, nous avons
cru que nous étions enfin sortis de ce brouillard et
distinguions clairement le monde sous nos yeux. Mais il n’en
était rien. Nous nous en étions simplement revêtus, il était
devenu pour l’un et l’autre un cocon. »
Au fil de la narration, Li Jiaqi ouvre le
cocon du passé de son père, mais aussi son propre cocon, sa vie
intérieure, son complexe d’Œdipe, et son égoïsme qui la pousse à
blesser sa mère et Tang Hui. A la fin, elle retourne rendre
visite à son grand-père, se réconcilie avec Cheng Gong, et sort
de son cocon. En ce qui concerne Cheng Gong, il réussit à ouvrir
le cocon du passé de son grand-père, mais s’enferme dans un
cocon de haine, dans lequel il se venge sur Peixuan, viole Chen
Shasha, et trahit son ami Dabin.
Ce titre en lien avec le récit illustre
également l’évolution du parcours de l’écrivaine Zhang Yueran.
Avant ce roman, Zhang Yueran s’identifiait à l’écrivaine Jing
dans son roman intitulé 《水仙已乘鲤鱼去》 (Narcisse
partie sur le dos d’une carpe), écrivaine dont le métier
consiste à inventer des histoires. Dans ces histoires, il n’y a
pas de lieu ni de temps précis. Pourtant, avec Le Clou,
l’auteure introduit des repères exacts dans l’espace et le
temps : dans la recherche du passé de son grand-père, Cheng Gong
s’aperçoit que « l’événement malheureux s’est produit en 1967,
la Révolution culturelle venait de commencer » ; c’était « en
1990 » que le père de Li Jiaqi démissionne de l’université pour
se lancer dans les affaires à Pékin ; le récit évoque également
le printemps 2003, quand « l’épidémie de SRAS se propageait
partout », sans oublier le séisme au Sichuan en 2008... Ainsi,
ce récit s’inscrit dans l’Histoire de la Chine.
Avec ce roman, Zhang Yueran s’efforce de se
distinguer de la génération « post’80 ». En effet, cette
génération est généralement identifiée à la littérature lyrique,
dans laquelle l’Histoire est souvent absente. Zhang Yueran
commente ainsi cette génération :
修辞上的狂欢似乎只是为了掩饰思想上的空洞。
Le carnaval de la rhétorique a
pour but de masquer le vide des pensées.
Avec Le Clou, elle inscrit ses écrits dans
l’Histoire, et marque une évolution dans son parcours
d’écrivaine. Après sa lecture de ce roman, Yu Hua (余华)
trouve que « la langue de Zhang Yueran est devenue plus simple,
le choix de ses mots plus précis. Elle décrit si bien l’état de
la vie, et ne se contente plus de la complexité de l’intrigue. »
Parallèlement au contenu, la forme du
récit de Zhang Yueran a également évolué grâce à ce
roman. Le premier trait remarquable réside dans la pluralité des
voix narratives. Les lecteurs entendent alternativement la voix
féminine de Li Jiaqi, et la voix masculine de Cheng Gong, deux
voix parallèles dans leur structure et complémentaires pour le
récit. En effet, Li Jiaqi est descendante du malfaiteur, Cheng
Gong descendant de la victime. En même temps, ces deux voix sont
indépendantes, car elles racontent leur propre parcours.
Cette polyphonie s’organise sous forme d’un dialogue en une
seule nuit. Au lever du jour, ce dialogue se termine, et le
roman atteint sa fin. Dans une interview, Zhang Yueran explique
son choix de la polyphonie :
“我尝试用多重视角来写,五六个人物,或者更多,第一人称,嵌入信件和独白等。但是后来我发现,我其实最关心
的是李佳栖和程恭,这两个我的同代人,他们是如何看待
这件事,如何在这件事的影响下成长的。我想我不能把视线移开,必须记录下他们怎样去探知真相,知道以后的态度,又是如何在它的影响下成长的整个过程。而且作为受
害者和迫害者的后代,他们之间的直接对话,一起去面对祖辈、父辈的恩怨,这可能是我们这代人最勇敢、坦诚面对历史的方式。”
« J’ai essayé d’utiliser une
pluralité d’angles visuels, avec cinq, six personnages ou plus,
à la première personne, tout en insérant des lettres et des
monologues. Mais au fil du temps, je m’aperçois que ce qui
m’intéresse le plus, ce sont les deux personnages de ma
génération, Li Jiaqi et Cheng Gong, leur perception du passé, et
leur parcours sous son influence. Je ne peux pas détacher mon
regard, je me sens obligée de noter leur poursuite de la vérité,
leur attitude et leur évolution. Par ailleurs, en tant que
descendants de la victime et du malfaiteur, ils s’engagent dans
une conversation, ils restent ensemble face aux relations
complexes qui lient la génération précédente. Ceci est
probablement l’attitude la plus courageuse et sincère de notre
génération face à l’Histoire. »
Certes, ces deux voix sont parallèles et
complémentaires, mais elles ne sont pas pour autant égales, car
la voix féminine occupe une place prioritaire. Dans le récit de
Li Jiaqi, on parcourt une longue période de temps, de la
Révolution culturelle vécue par son grand-père, aux années 1990
quand son père se lance dans les affaires. On traverse également
un vaste espace, de son village natal à Moscou, en passant par
Pékin. A l’inverse, le récit de Cheng Gong semble plus limité,
dans le temps comme dans l’espace.
Un autre trait intéressant du roman est
l’insertion des extraits du documentaire sur Li Jisheng,
grand-père de Li Jiaqi. Ces extraits reconstituent la vie
glorieuse de Li Jisheng. Apparu 4 fois dans le roman (15’37’’,
22’13’’, 28’40’’, 53’18’’, 40’17’’), ce documentaire semble être
diffusé de manière répétée sur la télévision ou la radio. En
effet, on peut deviner que le documentaire constitue une voix de
fond, et n’est audible que quand le dialogue des deux
personnages marque une pause. Ces extraits complètent le récit
et y fournissent un rythme.
Ainsi, on voit que ce titre
《茧》 révèle à la fois le contenu du
récit, et le parcours de l’écrivaine. Mais, dans la traduction
française, il est traduit par Le Clou. Cette traduction
pourrait être justifiée d’une part par l’inspiration de ce
roman. En effet, pour écrire ce roman, Zhang Yueran a pris
l’idée de son père, qui avait écrit en 1977 un roman intitulé
《钉子》(Le Clou).
D’autre part, dans ce roman, le clou est l’image centrale et la
métaphore du mal de la Révolution culturelle. Cheng Shouyi,
cloué au lit dans le coma, en est un « fossile », car c’est à
partir de lui que Li Jiaqi et Cheng Gong construisent leurs
connaissances sur la Révolution culturelle. En même temps, il
représente aussi le mal qui persiste, car la famille de Cheng
Gong semble avoir conclu un accord tacite et profite de ce clou
pour satisfaire leurs besoins. Dans ce sens, ils sont les
associés du malfaiteur.
Certes, avec ce roman, Zhang Yueran n’a pas
proposé de nouveauté sur le récit de cette époque. Mais elle a
soulevé une question : comment la génération des jeunes nées
dans les années 1980 vit-elle sous l’influence du passé ? La fin
du récit est utopique et idéaliste : les deux personnages disent
adieu au passé, sortent du cocon du passé et accueillent leur
renaissance.
Réflexions sur la forme
Pourtant, il est bien dommage de remarquer
que les deux voix se rapprochent beaucoup trop dans leur style,
alors qu’elles auraient dû être complètement distinctes, car le
caractère et les expériences de Li Jiaqi et de Cheng Gong sont
très différents. C’est la raison pour laquelle l’alternance
entre les deux voix ne marque pas assez la différence de rythme,
ce qui entraîne une certaine monotonie dans ce récit volumineux.
Par ailleurs, il est regrettable que le
parcours individuel soit complètement fondu dans le récit de
l’histoire. En effet, l’auteure semble s’efforcer d’inscrire
parfaitement l’individu dans l’Histoire, comme en témoigne le
père de Li Jiaqi. Sa courte vie couvre les grands événements du
siècle dernier, de l’envoi à la campagne des jeunes instruits
des années 1960, à la vague de se lancer dans le commerce des
années 1990s, en passant par le rétablissement du gaokao
et l’événement de 1989. Ceci donne l’impression que les
personnages sont créés exprès pour répondre au besoin de
l’auteure d’inscrire le récit de l’Histoire.
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