Yu Hua
余华
IV. Le septième
jour
par Brigitte
Duzan, 10 mai 2023
|
Le septième jour,
édition chinoise |
|
C’est en juin
2013, dix ans après « Brothers » (《兄弟》),
qu’est publié « Le septième jour » (《第七天》).
Yu Hua (余华)
y décrit l’errance d’un homme mort sans sépulture, pendant les
sept jours suivant l’explosion qui a provoqué son décès.
Errance
dans les limbes du souvenir
Rencontres
avec les ombres du passé
Yang Fei (杨飞)
se rend au funérarium, dans un épais brouillard, pour se faire
incinérer. Mais, dans la stricte hiérarchie des morts, en tous
points semblable à celle des vivants, les pauvres d’un côté, les
riches de l’autre, les bouseux sans argent et sans sépulture
comme Yang Fei sont condamnés à l’errance. Yang Fei revoit alors
son passé, et d’abord son père adoptif qui l’a élevé en
sacrifiant sa propre vie et qui a soudain disparu alors qu’il
était très malade, pour lui éviter de se ruiner en payant les
frais d’hôpital.
Sa quête de son
père l’amène à croiser sur son chemin des personnages qu’il a
connus jadis, et qui tous ont péri de morts violentes : la
voisine qui été pour lui une véritable mère adoptive et qui est
morte dans un accident ; son ancienne épouse dont il était
divorcé et qui, victime des infidélités et escroqueries de son
nouveau mari, s’est suicidée ; une jeune femme qui s’est
suicidée elle aussi, en se jetant du haut d’un immeuble ; le
jeune homme qui l’aimait, désespéré, qui a vendu un rein pour
lui offrir une sépulture mais a été victime de forbans sans
vergogne ; un couple mort dans la démolition de leur maison qui
a laissé une petite fille esseulée ; le patron du restaurant qui
a explosé, qui était au bord de la faillite à cause des ardoises
laissées par les fonctionnaires locaux qui venaient se goberger
chez lui sans payer.
Sept jours,
sept personnages emblématiques qui finissent par dresser un
tableau noir de la société chinoise où les individus sont
écrasés par le poids de forces qui les dépassent, en particulier
du fait d’un pouvoir autoritaire, couplé à une corruption
omniprésente, qui opprime les plus pauvres.
|
Le septième jour,
traduction A. Pino/I. Rabut |
|
L’heureuse
éternité des morts sans sépulture
Aucun espoir
n’est laissé aux plus faibles et aux plus démunis, même au
funérarium il y a deux poids deux mesures. Donc, finalement,
l’espèce d’éternité où sont relégués les morts sans sépulture
apparaît comme un paradis paisible, un univers pacifié où les
inégalités et les injustices du monde des vivants, même les
inimitiés et les conflits, disparaissent avec la chair des
cadavres peu à peu réduits à leurs os. Les squelettes sont tous
égaux.
Il faut
reconnaître à Yu Hua une certaine logique dans l’évolution de sa
vision du monde : la violence caractéristique de ses premières
nouvelles, et en particulier les
novellas de la fin des années 1980,
cette violence est toujours présente ici, c’est la marque du
monde actuel, et peut-être plus que jamais même si c’est à
l’état latent ; la seule échappatoire est la mort, et surtout la
mort sans sépulture qui permet d’échapper à l’emprise des
inégalités sociales.
Maestria
narrative
Yu Hua a dit
avoir réfléchi plusieurs années à la manière d’écrire son roman,
jusqu’au jour où il a eu l’idée de départ de la scène
introductive dans le funérarium. Il l’a alors écrit d’une traite
en six mois.
La réalité
comme fiction
Il s’est
inspiré de faits divers tirés de l’actualité et de reportages vu
à la télévision. C’est une tendance de longue date de penser que
la réalité, en Chine, dépasse la fiction, et la fiction la plus
absurde, et de s’inspirer de l’actualité pour écrire ou réaliser
des films – sachant que, compte tenu de la censure, les faits
sont souvent replacés dans un passé suffisamment lointain pour
ne pas attirer le regard courroucé du censeur de service.
Liu Zhenyun (刘震云),
par exemple, en a fait l’un de ses thèmes de prédilection, et
son dernier roman, traduit « Un
parfum de corruption » (《吃瓜时代的儿女们》),
justement, en est un exemple. Mais Liu Zhenyun lorgne vers le
sordide ; Yu Hua brode une fable où le fait-divers est intégré à
la fiction avec une dose de real maravilloso à la Alejo
Carpentier, sans pousser excessivement vers le fantastique ;
on reste dans un réalisme juste noyé dans la brume.
On retrouve des
faits d’actualité, dont certains ont défrayé la chronique en
leur temps, mais élevés au rang de symboles d’un monde de
catastrophes et d’accidents de tous genres, vu avec le recul
qu’offre cette vision post mortem :
- fait divers
de la naissance de Yang Fei dans un train en marche : on
retrouve la même idée, traitée de manière symbolique, à la fin
du film de
Jiang Wen (姜文)
« Le
soleil se lève aussi » (《太阳照常升起》) ;
- incendie du
supermarché qui éclate le jour de la disparition du père de Yang
Fei : il retrouve des dizaines de victimes dans les limbes des
morts sans sépulture, leur disparition ayant été escamotée par
les autorités locales selon leur propension bien connue, dans
les sinistres de ce genre, à falsifier les chiffres pour ne pas
ruiner leur carrière ;
- bébés
« avortés » en conformité avec la loi de l’enfant unique
retrouvés flottant sur la rivière : souvenir remontant sans
doute à l’enfance de Yu Hua lui-même ;
- allusion à la
« tribu des rats », ces jeunes, pour la plupart migrants à
Pékin, qui trouvaient refuge, faute de mieux, dans des
souterrains creusés en périphérie urbaine, sous les rues de la
capitale, pour servir d’abris anti-aériens à la population en
cas de guerre – cela faisait partie de la paranoïa de la fin des
années 1960. On en trouve le thème dans le film « Underground
Fragrance » (《地下香》)
de
Pengfei (鹏飞)
qui était en compétition à la Biennale de Venise en 2015.
- allusion aux
scandales de trafics d’organes qui font régulièrement la une de
l’actualité ;
- quant au
personnage de l’homme déguisé en femme pour se prostituer, il
est d’actualité, mais il rappelle surtout le fameux
Shi Peipu (时佩璞),
chanteur de l’opéra de Pékin, écrivain et librettiste d’opéra,
qui avait pour amant un petit employé de l’ambassade de France
qui était persuadé qu’il était une femme ; l’affaire a éclaté et
fait scandale en 1986, quand ils ont tous deux été condamnés
pour espionnage. L’écrivain Liu Xinwu (刘心武)
y consacre un chapitre de ses mémoires (« Je
suis née un 4 juin »
,
chapitre 27, p.
472-496).
Cependant, « Le
septième jour » est un roman très bien structuré et narré, où
ces images du monde des vivants ne font qu’affleurer comme
souvenirs de ce qui est arrivé aux personnages de l’entourage de
Yang Fei, disparus très souvent dans des accidents passés sous
silence, si bien que ce n’est vraiment qu’après leur mort que
peut émerger la vérité. Mais cette vérité est nimbée de flou, et
dans ce flou de poésie.
Poésie du
monde des morts
Car c’est bien
là, dans cette poésie des limbes, que le roman de Yu Hua se
distingue des romans « réalistes » comme celui de Liu Zhenyun
évoqué plus haut. On n’est plus, non plus, dans le registre de
la violence terrifiante des nouvelles de Yu Hua écrites dans les
années 1980. Ces récits, comme il l’a expliqué, étaient le
reflet de ses propres terreurs nocturnes, « Le septième jour »
est celui du rêve de sa propre mort qui y a mis fin. Le temps a
relégué la violence à un état latent du quotidien, mais elle
éclate par fulgurances, comme un volcan qui soudain se réveille.
C’est de la
vision de ce monde terrestre vu des limbes de l’inconscient,
dans les jours suivant la mort, que naît toute une dimension
poétique : sous la plume de Yu Hua émergent des îlots d’un monde
de bienveillance et de chaleur humaine où les conflits sont
transcendés comme sur un jeu d’échecs ; au terme de la
progressive décomposition des corps, le squelette apparaît comme
un état purifié, de nature à accéder à l’éternité, au-delà de
toute notion de beauté ou de laideur. Le squelette est bien la
condition même de l’égalité, dans le dépassement pacifié des
injustices terrestres et des souffrances qui lui sont liées.
Autre
genèse, au-delà des mythes
Le roman
commence, dans sa traduction française, par une citation de la
Genèse placée en exergue :
Dieu acheva au septième jour son œuvre, qu’il avait faite,
Et il se reposa au septième jour de toute son œuvre, qu’il avait
faite. (Genèse, II. 2-3)
C’est la
traduction – selon la version de la Bible de Louis Segond
- de l’édition chinoise qui comporte en exergue la
citation en anglais et en chinois.
En revanche,
elle est absente de la traduction en anglais d’Allan H. Barr. Il
a expliqué dans une interview
que la citation n’apparaissait pas dans la version électronique
que lui a envoyée Yu Hua, sur laquelle il a travaillé. Ce n’est
qu’ensuite qu’il a remarqué qu’elle figurait dans l’édition
chinoise. Yu Hua a pour sa part expliqué que c’est en fait
l’éditeur chinois qui l’a ajoutée, avec son accord –
l’explication figure dans son recueil d’essais intitulé « Je
sais seulement ce qu’est un homme » (《我只知道人是什么》).
Mais le traducteur anglais a jugé qu’il était préférable de
garder la référence biblique implicite, sans avoir besoin
d’appuyer : tout lecteur occidental fait aussitôt le
rapprochement avec la Genèse.
|
The Seventh Day, trad.
Allan H. Barr |
|
Il aurait sans
doute été plus juste de commencer par une référence à la
tradition chinoise dite touqi (头七) :
pendant sept jours, le mort erre autour de sa maison avant de
gagner sa tombe. L’expression trouve son origine dans le livre
des Wei (《魏书》),
l’une des
24 Histoires dynastiques
qui décrit la dynastie des Wei du nord, entre le 4e
et le 6e siècle de notre ère – qui est aussi la
grande période du zhiguai. Mais ce livre des Wei – pour
la première fois dans les Histoires dynastiques – parle de
dynasties d’ethnies dites « minoritaires », en l’occurrence les
Tuoba qui ont présidé au développement du bouddhisme en Chine.
La croyance dans le touqi est liée au Livre des morts
tibétain (ou Bardo Thödol《西藏度亡经》)
qui décrit les états de conscience qui se succèdent pendant la
période entre la mort et la réincarnation – les bardos
désignant ces états intermédiaires qui se poursuivent en fait
pendant 49 jours en périodes de sept jours. Pendant les sept
premiers jours après sa mort (donc la première période des sept
jours ou tóuqī
头七),
le défunt revient sur les lieux de sa vie.
C’est là que le
récit de Yu Hua prend toute sa profondeur, quasi mythique mais
toujours lié à la tradition chinoise la plus ancienne, sans
aller chercher des analogies dans le fond inépuisable des
catabases des mythes occidentaux : celle d’Énée à la recherche
de son père au chant VI de l’Énéide, celle d’Orphée chez Virgile
ou Ovide pour ramener son épouse du royaume des ombres, ou
encore celle de Dante dans la Divine Comédie.
Chez Yu Hua, ce
n’est pas tellement le mythe qui sous-tend le récit, mais plutôt
tout le fond de croyances ancestrales liées à la fois au
bouddhisme et au taoïsme populaire où, finalement, l’au-delà est
promesse de paix consolatrice tandis que les épreuves de la vie
restent difficiles à effacer.
Adaptation
au théâtre
« Le septième
jour » a été adapté au théâtre par le dramaturge d’avant-garde
Meng Jinghui (孟京辉)
qui avait déjà adapté « Vivre » en Chine en 2012. Cette nouvelle
adaptation a été donnée au festival d’Avignon, au
cloître des Carmes, en juillet 2022, après l’adaptation par le
même dramaturge de « La maison de thé » (《茶馆》)
de
Lao She (老舍)
en 2019.
|
Adaptation par Meng
Jinghui pour le festival d’Avignon |
|
À lire en complément
-
Le
compte rendu de la séance du 19 mai
du Club de lecture de littérature chinoise qui était consacrée à
ce roman.
- Un article
sur la
« défamiliarisation » de la langue
dans ce roman.
Je suis né un 4 juin, trad. Roger Darrobers, Gallimard
Bleu de Chine, mars 2013
|