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Yi Xiaohe 易小荷

Présentation

par Brigitte Duzan, 10 juin 2023

 

Journaliste et écrivaine originaire de Zigong (自贡), dans le Sichuan, Yi Xiaohe (易小荷) est diplômée du département d’anglais de l’Institut des langues étrangères du Sichuan (四川外语学院英语系). Elle vit maintenant à Shanghai.

 

Elle a d’abord été journaliste sportive et a publié plusieurs ouvrages regroupant ses reportages sur le monde du basketball, sur la base d’interviews de sportifs réalisés aux Etats-Unis pour la NBA (National Basketball Association). Elle s’est fait remarquer par son style et elle est entrée en 2012 au comité de rédaction de l’hebdomadaire Southern Metropolis (《南都周刊》) dont elle est devenue rédactrice en chef.

 

Anthologies littéraires

 

Après ses ouvrages sur le monde du sport, elle a élargi ses publications au monde de la littérature et des arts :

-    Décembre 2017 :  « Avons-nous encore des âmes ou non ? » (我们是否还拥有灵魂)

Une douzaine d’histoires vécues tirées de ses souvenirs, de son passé à la campagne ; tout le monde voit ses idéaux réduits en miettes, d’où la question du titre.

-    Janvier 2018 : « Lettres et arts d’âmes sœurs : écrits en écho » (soul 客文艺:聚响) [1], écrit et éd. par Yi Xiaohe et Dong Xiao (董啸).

Compilation de textes de Yu Hua (余华), Hong Feng (洪峰), Jiang Fanghou (蒋方舟), Wang Xiaoshan (王小山), Zhou Yunpeng (周云蓬), A Yi (阿乙), Miao Xinyu (苗欣宇), Ren Xiaowen (任晓雯), Zheng Xiaolü (郑小驴), le réalisateur Yang Shupeng (杨树鹏).

En quatre parties : 呓语 Divagations /影像 Images /回望 Rétrospection /浮生 Vies fugitives*

* Cette dernière partie emprunte son titre au recueil éponyme de Ren Xiaowen dont il comporte deux « vies » : Yuan Gendi (袁跟弟) et Yang Min’an (杨敏安).

 

L’ouvrage est suivi de deux autres anthologies selon les mêmes principes :

-    En avril 2018 : « Lettres et arts d’âmes sœurs : vision de Yi » (soul客文艺:易见》).

Avec dans la dernière partie deux autres « vies fugitives » de Ren Xiaowen : Dai Xiurong (戴秀蓉) et Xu Zhifang (许志芳).

-    En janvier 2019 : « Lettres et arts d’âmes sœurs : né pour être homme » (soul客文艺:生而为人).

 

 

soul 客文艺

 

 

Le bourg du sel 

 

Yi Xiaohe s’est ensuite tournée, pour l’explorer, vers le monde des femmes vivant à la campagne et a publié en février 2023 « Le bourg du sel » (盐镇) qui a été salué comme le « premier ouvrage d’excellence qui dépeint en profondeur la vie, les sentiments et le destin des femmes de la campagne chinoise » (第一本深度书写中国乡镇女性生活、情感与命运的佳作).

 

 

Yi Xiaohe présentant « Le bourg du sel »

(photo Beijing ribao)

 

 

Pour écrire le livre, Yi Xiaohe a vécu pendant un an, à partir de juillet 2021, dans la petite ville de Xianshi (仙市), la « ville des immortelles », dans le sud-ouest du Sichuan – à seulement une dizaine de kilomètres de sa ville natale de Zigong, une vieille ville devenue touristique mais inconnue d’elle. Elle l’a rebaptisée « le bourg du sel » parce que c’était le richesse locale et qu’elle a fait du sel le symbole de toute l’infortune des femmes qui vivent là : les femmes, dit-elle, tentent de panser leurs plaies tandis que les hommes y versent du sel. Arrivée de Shanghai, elle a d’abord eu une impression de nature inviolée, mais cela a vite changé : chaque femme rencontrée avait une histoire éprouvante à raconter ; toutes semblaient considérer la violence comme un fait acquis, inéluctable. Le plus étonnant est l’histoire d’une femme devenue « mari » ; quand elle a changé de sexe, elle a été intégrée dans le milieu masculin, elle s’est alors mise à boire et à fumer et elle aussi est devenue violente, comme si la violence faisait partie intégrante de la « culture » masculine.

 

 

« Le bourg du sel » Yan zhen

 

 

Comme ce sont des femmes sans éducation, elles n’ont pas un discours logique et cohérent, il faut les écouter longtemps pour arriver à reconstituer la trame de leurs histoires. Yi Xiaohe avait pensé rester trois mois, elle est finalement restée un an. Le temps qu’il faut pour se rendre compte qu’il n’est pas facile de partir de là, même si on en a très envie. Ces femmes témoignent d’un avenir bloqué, sans horizon, où il s’agit juste de de vivre jusqu’au lendemain, comme une sorte de fatalité. Et c’est sans doute le plus poignant.

 

 

L’ancien bourg de Tianshi, photo Yi Xiaohe

 

 

L’ouvrage n’est cependant pas un simple reportage : il vaut pour sa qualité d’écriture. Interrogée [2], Yi Xiaohe a expliqué qu’elle n’a pas d’imagination et ne peut pas écrire des histoires à la Borges. On pense à Proust rentrant crevé d’une soirée et répliquant à sa fidèle Céleste qui lui demandait pourquoi diable il avait besoin de sortir comme ça si ça le fatiguait autant : mais Céleste, c’est parce que je n’ai pas d’imagination…

 

 

L’ancien bourg promu attraction touristique, avec ses

habitantes, photo Yi Xiaohe (source : The Paper)

 

 

En fait, il y a une continuité dans l’œuvre de Yi Xiaohe : son écriture s’est affinée alors qu’elle écrivait ses reportages sur les sportifs de la NBA ; à l’époque, cependant, ses innovations stylistiques n’étaient pas bienvenues, c’est dans « Le bourg du sel » qu’elle leur donne libre cours. L’ouvrage est malgré tout de la même eau que ses écrits antérieurs : il a la vie pour point d’ancrage. C’est ce qu’elle dit à Luo Xin (dans l’interview cité) :

我没有那样有张力的想象力,我是必须要到生活里去的那种人,那样子我才能知道天空的颜色、空气的滋味,所以非虚构才是我最擅长的。

Je n’ai pas une grande force d’imagination, je suis le genre de personne qui a besoin d’aller vers la vie, c’est seulement ainsi que je vois la couleur du ciel, que je sens l’arôme de l’air ; aussi la non-fiction est-elle ce en quoi j’excelle.

 

Le livre est divisé en dix parties, avec préface et postface [3]. Yi Xiaohe en explique la genèse et le contenu dans la préface :

 

Extrait 1 : La condition des femmes dans le « bourg du sel »

 

这样的小镇,特别适合作为一个样本,用以管窥更广阔的真实中国的面貌。对于西方人而言,它的位置似乎可以等同于锈带”——二十世纪之初的伯明翰或者二十世纪后期的底特律。我在当地陆续住了一年,采访了近一百位当地居民,和无数人做朋友。这里面的女性,尤其让人动容。古镇的辖区总人口约为四万,女性占到其中一半。

Un petit bourg de ce genre est idéal pour offrir une image très large de la réalité chinoise. Pour un regard  occidental, il a une position équivalente à la « Rust Belt » - c’est Birmingham au début du 20e siècle ou Detroit à la fin du siècle. J’ai passé là une année, interviewé près d’une centaine de personnes et me suis fait d’innombrables amis. Les femmes qui vivent là m’ont particulièrement touchée. La population totale du district est de 40 000 personnes, et la moitié sont des femmes.

 

然而在21世纪的今天,我们在北京、上海高谈角论女性权利的时候,她们仍旧重复经历着古老时代的轮回。我请地们吃饭,参加她们的婚礼坝坝宴,看她们做葬礼的道场,甚至和她们起去请仙婆,尽一切可能感受她们的感受,从她们的角度打量世界最后,不断打捞女性的幸存者。 贫困始终是古镇女性必须时刻抗争的敌人,而伴随贫困的是见识的狭窄和环境的逼仄,更重要的是随之而来的次生灾害一来自家庭男性成员的欺压和剥削。这是一个男性相对游手好闲,不事生产的地方,婚姻和贫困成为套在女性脖子上的双重绞索一我目光所及的古镇女性,无一例外都在挣扎着求生,从十六七岁的辍学少女到九十岁的老妪,所得固然各不相同,努力却都一般无二。而生活本身的重压之下,她们还要遭受来自男人的普遍歧视和无休止的暴力。书中大部分女性,或者目睹过母亲遭受父亲的暴力殴打,或者自身就是家庭暴力的受害者。当她们通过努力工作改变生活处境的同时,还必须击败来自男性家人的父权夫权,才能掌握自己的命运

Et pourtant, alors qu’aujourd’hui, au 21e siècle, on discute des droits de la femme en haut lieu à Pékin et à Shanghai, ces femmes, elles, n’en finissent pas de revivre le même cycle de vie suranné. Je les ai invitées à déjeuner, ai participé à leurs banquets de mariage, les ai observées pratiquer les rites funéraires taoïstes ou bouddhistes et suis même allée avec elles consulter des nécromanciennes ; j’ai tout fait pour partager leurs émotions et considérer le monde de leur point de vue, après quoi je n’ai cessé de « repêcher » les survivantes.

C’est la pauvreté qui a été l’éternel ennemi à combattre pour les femmes de ce vieux bourg car la pauvreté entraîne une étroitesse de vues et de connaissances en induisant un cloisonnement de l’environnement ; mais bien plus importants encore sont les désastres secondaires nés de l’oppression et de l’exploitation de la femme dans la famille patriarcale. Voici un endroit où les hommes sont relativement oisifs et ne produisent rien. Le mariage et la pauvreté sont ainsi devenus un double nœud coulant autour du cou des femmes. D’après ce que j’ai pu constater, toutes les femmes du vieux bourg sans exception luttent pour survivre, des adolescentes de seize ou dix-sept ans qui doivent abandonner leurs études aux vieilles femmes de quatre-vingt-dix ans ; il y a bien sûr des variations dans les niveaux de ressources, mais les efforts déployés sont du même ordre. Sous la pression de leurs conditions de vie, elles souffrent d’une discrimination généralisée et d’une perpétuelle violence de la part des hommes. Dans le livre, une grande partie des femmes ont été témoin de la violence exercée sur leur mère par leur père, ou elles-mêmes ont été victimes de cette violence domestique. Et quand elles parviennent, par un travail acharné, à améliorer leurs conditions de vie, il leur faut encore s’attaquer au « pouvoir du père » et au « pouvoir du mari » et les vaincre afin de réussir à contrôler leur destin.

 

Extrait 2 : Les conditions de vie locales 

 

规模宏大的制盐产业逝去已久,旧日的财富化为云烟。自贡从曾经的C”沦为现在的一个五线城市,在镇上生活的人们的生活更是介于贫困和温饱之间。曾经的工厂变成了路边的废墟,年轻人几乎没有什么像样的工作机会,这里找不到任何关于文化的痕迹,我不会因为腋下夹着一本余秀华的诗集受人尊重。这里的人几乎不关心什么宏大命题,他们把眼光放在最近的地方,只有金钱才能意味着个人的尊严。而古镇也只是依靠旅游者的好奇打量,才勉强连接到互联网和现代经济之中。上天把这样一片宁静的土地赐予他们的同时,贫穷或者灾难也时常降临在他们头上。河水运走井盐,带来财富,河水也常常变成山洪,成为对财产的威胁,地震、雷暴、火灾更是不一而足。这里没有教堂,寺庙的师父大部分时候一个人寂寞地做着早课、晚课。每当一家人遭遇了什么都解决不了的问题,他们最常做的事情就是去请教附近村里的仙婆,她用他们在地下亲人的声音告诉他们:这个世界还有人在记挂他们,一切都会好起来的。

La grande industrie du sel a disparu depuis longtemps, et la richesse des jours anciens s’est envolée en fumée. De métropole sichuanaise autrefois de troisième rang [4], Zigong a aujourd’hui dégringolé au rang de petite ville de niveau 5 ; réduits à la pauvreté, les habitants doivent se battre pour assurer leurs besoins essentiels, nourriture et vêtements. L’ancienne usine n’est plus qu’une ruine au bord de la rue, les jeunes n’ont que peu de possibilités d’emploi correct, il n’y a aucune trace ici d’une quelconque « culture », je n’ai aucune chance d’attirer le respect en me promenant avec un recueil de poèmes de Yu Xiuhua sous le bras [5]. Les gens d’ici ne se soucient gère des grands problèmes de l’heure ; ils ont le regard fixé étroitement sur le bout de terre la plus proche et seul l’argent peut, à leurs yeux, apporter un élément de dignité personnelle. L’ancien bourg ne compte plus que sur la curiosité des touristes ; c’est à peine s’il est connecté à Internet et intégré à l’économie moderne.

Dieu a donné aux gens d’ici ce pan de terre paisible, mais en même temps la pauvreté et les calamités sont un péril constant. L’eau de la rivière emporte le sel des puits, qui était la richesse, mais l’eau se transforme soudain aussi en torrents de montagne qui menacent tout sur leur passage, et ce sans compter les tremblements de terre, les incendies et autres catastrophes. Pas d’église, ici ; le prêtre du temple, le plus souvent, fait seul les cours du matin et du soir. Chaque fois qu’une famille rencontre un problème insoluble, la plupart du temps, ils vont demander conseil à la nécromancienne du village voisin ; parlant alors par la voix des parents d’outre-tombe, elle leur dit qu’il y a encore des gens en ce monde qui se souviennent d’eux, et que tout va donc s’arranger.

 


 

[1] soul ou 骚客 sāokè au sens de lettré, soul étant pris pour sa valeur phonétique, quasi homophone de sāokè.

[2] Interview par Luo Xin (罗昕) pour The Paper (澎湃新闻) en mars 2023 : https://m.thepaper.cn/newsDetail_forward_22154233

[3] 序言 Préface / 1. 盐约 / 2.被弹起,也被掸落 / 3.雷电闪在不远处 /
4.
有谁在釜溪河看见过鲑鱼 / 5.白鹭飞走了/ 6.到河的对岸去/
7.
张开是指头,攥紧是拳头 / 8.这里没有我的母亲 / 9.放咸 / 10.生意人 / 后记 Postface

Extraits de la préface et des divers chapitres https://book.douban.com/subject/36193112/blockquotes

[4] Ou ChuanC “C”, après la capitale Chengdu et la préfecture Miangyan.

[5] Yu Xiuhua (余秀华) est une poétesse célèbre en Chine aujourd’hui : née dans une famille de paysans du Hubei, elle souffre d’une infirmité motrice cérébrale et a été sauvée par son talent poétique. Elle est ici symbolique.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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