Yi Xiaohe
易小荷
– Le bourg du sel
《盐镇》
par
Brigitte Duzan, 1er décembre 2024
Publié en
février 2023, « Le bourg du sel » (《盐镇》)
de
Yi Xiaohe (易小荷)
a tout de suite remporté un grand succès : en mars 2023, le
livre figurait au 7ème rang des meilleures ventes
d’ouvrages de non-fiction en Chine
et il a également été applaudi par la critique. Il faut dire
que le sujet était inhabituel : « Le bourg du sel » est le
tableau en profondeur de la vie dans un village perdu dans
les montagnes du sud du Sichuan, mais d’un point de vue
féminin qu’on n’a guère l’habitude de voir ainsi traité dans
la littérature chinoise. C’est en effet à la fois un
document rare à valeur de témoignage, mais c’est aussi très
bien écrit : le plaisir de lecture rejoint l’intérêt du
sujet.
|
« Le
bourg du sel » (《盐镇》) |
|
Il est
beaucoup question aujourd’hui de
l’éradication de la pauvreté rurale
en
Chine, et c’est certainement remarquable en termes
statistiques : selon les chiffres officiels, le taux de
« pauvreté extrême »
est passé de 66,3 % en 1990 à 0,3 % en 2018 et, en décembre
2020, le président Xi Jinping a déclaré urbi et orbi que le
Parti avait remporté une « victoire
capitale »
sur la pauvreté au niveau national. Mais, en 2018, la
pauvreté rurale restait cinq fois supérieure à celle des
villes, et surtout, ces statistiques ne reflètent qu’une
partie de la réalité. « Le bourg du sel » offre un tableau
bien différent de la vie des femmes à la campagne.
·
Un village
comme un autre monde
Pour
écrire son livre, Yi Xiaohe a passé un an dans le petit
bourg de Xianshi (仙市),
qui se trouve être à une dizaine de kilomètres de sa ville
natale de Zigong (自贡) :
peu éloigné certes, mais reculé, comme au bout du monde.
Quand elle est arrivée là,
raconte-t-elle,
la première semaine il lui a d’abord fallu s’habituer… aux
araignées, des araignées énormes, plus grosses que les
crabes de rivières qu’elle connaissait, avec sur le dos le
dessin de crânes comme des graffiti (到达仙市镇的第一周,
…
主要精力是学会和蜘蛛相处。…
从没见过这么大蜘蛛——尺寸远超阳澄湖大闸蟹,背部花纹仿佛涂鸦的骷髅。).
Peu de
temps après, une femme s’est suicidée… Elle s’est malgré
tout peu à peu fondue dans la communauté des femmes,
partageant leurs repas et les menus événements de leur vie
quotidienne, assistant aux funérailles comme aux mariages.
C’est à travers les longues conversations qu’elle a eues
avec elles que s’est peu à peu dégagé un tableau de la vie
de ces femmes sur fond de pauvreté et d’éducation limitée –
une existence faite de lourdes responsabilités familiales et
de travail épuisant, et couronnant le tout, dans un contexte
de discrimination larvée, le spectre omniprésent de la
violence domestique.
Si Yi
Xiaohe s’est si bien intégrée, c’est en partie parce qu’elle
parlait le dialecte local, souvenir de son enfance, mais
surtout parce qu’elle s’est sentie en symbiose avec ces
femmes. Elle est en effet arrivée là à un tournant de sa
propre existence. Après un début de notoriété au début des
années 2000 comme journaliste sportive, à Houston, avec des
portraits de grands sportifs américains de la NBA (National
Basketball Association), elle est revenue à Shanghai et a
travaillé pour l’agence Chine nouvelle et divers journaux,
dont l’hebdomadaire Southern Metropolis (《南都周刊》)
dont elle est devenue rédactrice en chef. Mais, en 2016, la
presse papier traversant une crise, elle fonde un site de
publication en ligne avec six collègues dont
Murong Xuecun (慕容雪村),
intitulé, en toute logique, « Sept écrivains » (“七个作家”).
Un an plus tard, en raison de son succès même, il est rayé
du web.
Fin 2017,
elle lance derechef un site littéraire intitulé Soulker
(“Soul客文艺”)
,
que l’on voit soudain disparaître, après plusieurs numéros,
en 2020
,
mais pour des raisons économiques : Yi Xiaohe a jeté
l’éponge et
plié bagage
après avoir accumulé des dettes en raison de l’insuffisance
des recettes publicitaires et des moyens de financement.
Elle n’a
eu alors d’autre solution que de revenir chez elle, à
Zigong, passablement déprimée, comme on peut l’imaginer.
Elle s’est ainsi d’autant plus sentie en symbiose avec les
femmes de Xianshi dont les destins lui sont apparus bien
plus misérables que le sien. L’écriture a été sa voie de
salut. L’écriture comme témoin du temps.
·
Dix
femmes, et quelques autres
Elle est
arrivée à Xianshi en juillet 2021, pensant y rester trois
mois. Elle n’en est repartie qu’un an plus tard. Chaque
femme rencontrée avait une histoire dont il fallait le temps
de reconstituer la trame à travers des bribes de récits
souvent incohérents, toujours lacunaires – elle dit : parler
avec elles, c’était comme « presser un tube de dentifrice »,
un peu chaque jour (今天讲一点,明天说一点,像挤牙膏一样).
Yi Xiaohe
a sélectionné dix femmes, dont l’âge s’échelonne de 90 à 17
ans, et qui sont présentées dans l’ordre chronologique.
-
La
plus âgée, Chen Bingzhi (陈炳芝)
ou Chen Popo (陈婆婆),
est née en 1932.
Elle a
vécu plusieurs famines, a survécu sans jamais avoir le
moindre rhume ni la moindre fièvre et a eu six enfants. Pour
les élever, elle est allée d’un mari à l’autre, et elle a
tenu une maison close, à Xianshi même, du milieu des années
1990 jusqu’en 2019. Elle a alors été condamnée pour
« prostitution organisée », à deux ans de service social en
raison de son âge, après quoi elle a ouvert un petit magasin
dans le bourg. Totalement analphabète – elle n’a jamais mis
les pieds à l’école – elle vit immergée dans le passé
récent : elle n’a aucune idée du nom du président actuel,
n’a en mémoire que celui du président Mao, et la seule
chanson qu’elle connaît par cœur, c’est « L’Orient
est rouge » (《东方红》).
Elle symbolise à elle seule la désolation du bourg :
陈婆婆这一生足够漫长,足够她送走身边所有至亲的男人。漫长的一生之间,阴天落雨,晴日刮风,河边野地的油菜花开了谢了,隔壁檐下的月季开了败了,古镇的新街子街空荡死寂,仿若一座遭受废弃的墓园,往来的鸟雀都不愿落脚。
La
vieille mère Chen a vécu suffisamment longtemps pour
enterrer tous les hommes qui lui ont été proches. Et pendant
tout ce temps-là, les jours où il faisait beau était les
jours de pluie, et ceux où il faisait mauvais étaient les
jours de grand vent. Dans les champs, les fleurs de colza
ont fleuri et se sont fanées ; sous l’auvent de la maison
voisine, les hibiscus se sont épanouis et ont flétri. La rue
nouvelle du vieux bourg s’est vidée et s’est murée dans un
silence de mort comme un vieux cimetière abandonné où même
les oiseaux de passage n’ont aucune envie de se poser.
C’est sa
photo qui illustre la couverture du livre, comme celle d‘un
éminent ancêtre sur un autel familial.
- La
deuxième, Wang Guanhua, dite Wang Daniang (王大孃)
dans le dialecte local
,
est née en 1959. On a l’impression qu’elle a cumulé tous
les malheurs de ces femmes sur sa tête.
Elle a
épousé son mari, cardeur de coton, à l’âge de 22 ans. Non
seulement il la trompait, mais en plus il la battait, ce qui
est le lot quotidien de toutes ces femmes, mais elle, son
mari a failli la tuer deux fois dans des accès de colère.
Tout le bourg le savait, personne n’a levé le petit doigt
pour l’empêcher. Au total, elle a été enceinte neuf fois, a
dû avorter quatre fois et a fait trois fausses couches ; sur
les quatre avortements imposés, deux des bébés étaient des
garçons… En 1985, le récit de son avortement forcé est l’un
des plus horribles de tout le livre : le bébé était vivant
et sa main lui a agrippé le bras ; sa belle-mère a pleuré
toutes les larmes de son corps parce que c’était un garçon…
Wang
Daniang a fini par divorcer, en 2004, mais elle n’a pas
supporté sa vie de divorcée et s’est remariée en 2020. Les
femmes divorcées dans le bourg sont toujours regardées de
travers. Elle est en outre célèbre pour ses qualités
d’entremetteuse.
- Liang
Xiaoqing (梁晓清)
est celle que Yi Xiaohe admire le plus ; elles sont du même
âge et sont devenues amies.
Son père
ne l’a jamais laissée aller à l’école, mais Liang Xiaoqing a
appris à lire toute seule, dans le dictionnaire Xinhua et
des livres d’histoires d’enfants. Adolescente, elle a pris
des cours pour devenir esthéticienne ; son professeur lui a
offert de rester à Pékin, mais elle est revenue au bourg
pour protéger sa mère qui ne veut pas divorcer. Elle est
jolie, elle a une belle calligraphie, et elle est même
peintre. Tout le village vient voir ses peintures.
- Les
plus étonnantes sont Tong Hui (童慧)
et Li Hongmei (李红梅),
qui vivent ensemble, en couple, une véritable histoire
d’amour, de coup de foudre – Li Hongmei était mariée et
avait deux enfants. L’histoire est inattendue dans un tel
petit bourg, et rarissime dans la littérature chinoise.
C’est sans
doute l’un des signes les plus marquants d’une certaine
évolution des mentalités, et de la société – mais une
évolution à relativiser : Li Hongmei a pris toutes les
mauvaises habitudes des hommes du bourg, elle s’est mise à
fumer et à boire, et, comme les autres, à battre Tong Hui
quand elle a un peu trop bu.
-
La
plus jeune, Huang Xinyi (黄欣怡),
a 17 ans : elle travaille dans un bar karaoké et se
prostitue, sans complexe – elle continue à vivre dans la
“coquille d’escargot” (“螺蛳壳”)
de la société patriarcale comme la vieille Chen Popo, mais
en perpétuant la tradition dans un contexte moderne. En fin
de compte, rien ne change fondamentalement.
Le livre
se termine ainsi en un cycle parfait, revenant à son point
de départ. La prostitution continue d’être un mode de survie
pour une jeune femme dans la Chine qui a éradiqué la
pauvreté dans les campagnes. Mais le point commun de toutes
ces vies de femmes, c’est la violence conjugale qui semble
aller de soi, comme un élément inéluctable de la vie
quotidienne. Après une lutte de plusieurs années, une loi
contre la violence domestique a finalement été votée… en
2016. Inutile de dire qu’elle n’est pas appliquée : d’une
part parce qu’il faut des preuves sanglantes, reconnues par
des hôpitaux ad hoc, pour pouvoir déposer plainte, et
surtout parce que les femmes se heurtent à l’opposition de
la famille et qu’elles sont doublement maltraitées quand
elles ont osé franchir le pas. La mentalité du bourg de
Xianshi est emblématique à cet égard.
Il n’y a
pas de solidarité féminine dans le bourg. Les femmes
apparaissent comme des « îlots isolés », accaparées par les
soucis de la vie quotidienne et les charges familiales
qu’elles ont à assumer. La pression est telle qu’elles ont
besoin de toute leur énergie pour juste survivre. Elles sont
soumises au même cycle vital, inéluctable, que leurs
aïeules, en raison des coutumes d’héritage patrilinéaire,
d’une protection légale inexistante et de l’indifférence
générale. Faire des études même semble le plus souvent hors
de portée, et pas seulement pour des raisons économiques :
Chen Xiu’e (陈秀娥),
par exemple, avait été admise à l’université du Guangdong,
mais elle ne s’est pas habituée au climat, s’est sentie
perdue et a souffert d’insomnie ; elle a fini par aller
travailler dans une usine d’électronique, mais un jour
qu’elle faisait des courses avec des amies, elle s’est fait
arnaquer et voler – plutôt que de sentir ce piège se
refermer sur elle, elle a préféré revenir vivre dans le
bourg.
Finalement, le seul sentiment partagé, c’est celui de la
fatalité tragique de l’existence, comme dans la tragédie
grecque, mais sans véritable tragédie : pas de Noras ici,
juste des femmes « au fond du puits ». La chercheuse Mao
Jian (毛尖)
a parlé de pauvreté spirituelle (精神贫困).
Yi Xiaohe cite plutôt
Lu Xun
parlant de ses concitoyens : « Leur infortune me fait pitié,
mais leur manque de combativité me met en colère. » (哀其不幸,怒其不争。).
Ce qui ne l’empêche cependant pas de souligner que son livre
ne se veut nullement féministe ; elle jette juste un long
regard sur ce monde rural qui ne change pas, en symbiose
avec les femmes qui y sont condamnées aux mêmes vies de
parias que leurs ancêtres.
Comme le
dit Yi Xiaohe dans sa postface pour résumer :
盐镇的生活是一道道细碎的裂口,女人拼命止血,而男人们在撒盐。
La vie
dans le bourg est tailladée de plaies ouvertes : les femmes
font tout leur possible pour les cautériser, mais les hommes
les saupoudrent de sel.
·
Des femmes
inexistantes dans l’histoire
Ce qui l’a
frappée, quand elle a voulu faire des recherches pour tenter
de retracer une histoire locale, c’est qu’il n’existe pas
d’annales ou d’archives de Xianshi, ou au moins une gazette
comme c’est le cas très souvent en Chine, même dans les
coins reculés. Des inondations, des incendies ont détruit ce
qui existait. Les personnes âgées, bien souvent, n’ont même
pas de photos anciennes de leur maison ou du village. Alors
les femmes, dans ces conditions, sont encore plus un trou
noir dans l’histoire.
Yi Xiaohe
raconte une légende selon laquelle Xianshi devrait son
existence à la fille (illégitime) de l’empereur de Jade (玉皇大帝).
Venue sur terre par curiosité, comme beaucoup d’autres, elle
a oublié de rentrer, et s’est endormie, doucement grisée par
l’alcool, au bord de la rivière Fuxi (釜溪河),
celle qui passe par Xianshi. Furieux, son empereur de père
l’a empoignée pour la faire rentrer manu militari, mais il
n’a réussi qu’à attraper son âme ; son corps est resté sur
terre et a créé les montagnes et rivières de ce coin de
terre… De là peut-être le nom du bourg : Xianshi,
c’est « la ville de l’immortelle ».
À part
cela, Yi Xiaohe n’a trouvé que de rares traces de femmes de
Xianshi dans la littérature locale, et encore ce ne sont pas
des villageoises ordinaires. La première est une « femme
héroïque » (烈女)
du nom de « "Xu Yang shi" (“徐杨氏”)
qu’elle a dénichée dans la “Chronique de l’ère Guangxu
[1875-1908] de la préfecture de Xuzhou » (《光绪叙州府志》)
– préfecture du sud du Sichuan établie sous les Ming et
abolie en 1913 qui englobait le district de Zigong.
La
deuxième est une Li Qunying (李群英)
dont le Quotidien de Zigong (《自贡日报》)
a annoncé la victoire à un combat d’arts martiaux. Quant aux
autres, ce sont des personnages de fiction : les « sœurs
Chèvrefeuille » (金银花姐妹)
qu’elle a trouvées dans un livre intitulé « Le merveilleux
vieux bourg de Xianshi » (《神奇的仙市古镇》),
d’un auteur de nouvelles local du nom de Wang Xiaoqian (王孝谦).
C’est
tout, et c’est significatif, donnant ainsi tout son intérêt
au travail de Yi Xiaohe, et ce d’autant plus que ces femmes
de Xianshi lui ont offert comme un miroir d’elle-même, ou de
ce qu’elle aurait pu être.
·
Les femmes
de Xianshi, c’est moi.
L’expérience de Xianshi lui a fait réaliser la chance
qu’elle a eue de pouvoir faire des études, poussée par son
père qui était professeur et poète. Il a publié un recueil
de poèmes intitulé « J’ai un jour été jeune » (《我也曾经年轻过》)
dans lequel Yi Xiaohe a découvert l’histoire de sa
grand-mère, de sa mère et de la sœur de son père. Sa
grand-mère avait été ce qu’on appelle une « enfant-fiancée »
(童养媳)
qui avait pris le nom de "Yi Zhao shi" (“易赵氏”)
après son mariage. Elle avait passé toute sa vie à tourner
autour de la cuisinière (一辈子都围着锅炉边转).
Quant à la sœur de son père, au moment de mourir, son
dernier désir avait été de boire ne fût-ce qu’une gorgée de
bouillon de riz, mais elle est morte sans le voir exaucé.
C’est une
longue histoire, dont on trouve des exemples bien plus
cruels d’enfants-fiancées martyrisées par leur belle-mère
dans la littérature chinoise. Celle des « Contes de la
rivière Hulan » (《呼兰河传》)
de
Xiao Hong (萧红)
en est sans doute un cas extrême, bien que fondé sur des
souvenirs d’enfance. Mais on peut considérer qu’il s’agit là
d’histoire ancienne. Les femmes du bourg de Xianshi sont
bien vivantes, elles font partie de notre quotidien, même si
elles semblent égarées dans un autre univers et une autre
époque. Un univers où continue de régner une loi patriarcale
qui se perpétue par le fait même qu’elle est acceptée sans
broncher.
« Le bourg
du sel » se borne cependant à offrir des portraits vivants
et sensibles. Yi Xiaohe l’a voulu d’un « réalisme calme » (“冷静写实主义”).
Il est d’autant plus émouvant, comme une chanson triste,
comme une élégie, non sur la mort mais sur la vie.