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Tsering Woeser 茨仁唯色 ཚེ་རིང་འོད་ཟེར

Présentation

III. Prose narrative

par Brigitte Duzan, 18 juillet 2023

 

Après avoir écrit de la poésie pendant près de vingt ans, Tsering Woeser est passée à la prose avec « Notes du Tibet » (Xizang biji《西藏笔记》), paru en 2003. Pourquoi avoir sauté le pas ? Selon ses propres dires [1], il semblerait que ce soit sous l’influence de Wang Lixiong (王力雄), qu’elle a rencontré en 2000 à Lhassa, deux ans après la publication de son ouvrage critique sur la politique chinoise à l’égard du Tibet : « Funérailles célestes : le destin du Tibet » (《天葬:西藏的命运》). C’est lui qui lui aurait conseillé de passer à la non-fiction peu après leur rencontre, pour que ses écrits « répondent aux besoins de son pays et de son peuple arrivés à un point aussi tragique de leur histoire ».

 

 

Xizang biji

 

 

Elle fait alors sienne – en la citant – l’ « obligation de conter des histoires » exprimée par l’écrivain et philosophe juif  Élie Wiesel dans son allocution prononcée à New York en ouverture du Congrès international sur l’Holocauste le 3 juin 1974 [2]

Let us tell tales. Let us tell tales—all the rest can wait, all the rest must wait.
Let us tell tales—that is our primary obligation…

Et Wiesel de poursuivre :

.. Let us tell tales so as not to allow the executioner to have the last word. The last word belongs to the victim. It is up to the witness to capture it, shape it, transmit it and keep it as a secret, and then communicate that secret to others.

Racontons des histoires pour ne pas permettre au bourreau d’avoir le dernier mot. Le dernier mot appartient à la victime. C’est au témoin de le capturer, de lui donner forme, de le transmettre et de le garder secret, puis de communiquer ce secret aux autres.

 

C’est bien là tout le projet de Woeser. Elle s’emploie à contrer l’histoire officielle et l’exigence faite à chacun de « bien conter l’histoire de la Chine » (讲好中国故事) selon le logo lancé par le président Xi Jinping dès la première année de son administration, en août 2013. Woeser est bien décidée, elle, à conter sa propre histoire du Tibet.

 

Après être passée d’une poésie allusive à une poésie narrative avec sous-texte protestataire, dans une tradition remontant aux fu et ballades yuefu de la période Han, elle a soudain changé de style d’écriture : en 2003, la publication des« Notes du Tibet »  marque un tournant dans sa vie et son œuvre.

 

Notes du Tibet : texte, publication et conséquences

 

* À l’origine : la tradition du biji

 

Comme pour les poèmes, ces « notes » sont à rattacher à une longue tradition, et en l’occurrence c’est Woeser elle-même qui l’a revendiqué en choisissant son titre : les biji (笔记) auxquels Xizang biji fait référence – littéralement « notes (au fil) du pinceau » –  sont en effet un genre qui s’est développé sous les Tang, en marge de la poésie, parallèlement au xiaoshuo (小说), et dans un registre très semblable au départ d’anecdotes et petites histoires sans importance. Même après son épanouissement des Song aux Qing pour devenir un art du lettré à part entière que Lu Xun lui-même intègrera, en en faisant l’éloge, dans sa « Brève histoire de la littérature de fiction » (《中国小说史略》), le biji restera un art mineur et méconnu, aux marges de la fiction et de la poésie, bien que participant finalement des deux sous la plume des meilleurs auteurs.

 

Ce qui est intéressant dans ce genre, et qui est en sous-texte dans le titre de Woeser, c’est que le biji a été l’œuvre  de lettrés écrivant dans leur retraite, en marge de la cour, et souvent pour donner leur version personnelle de l’histoire officielle écrite par les historiens de l’empereur et sous sa supervision, tout en complétant par des notes sur les sujets les plus variés dans un registre encyclopédique qui fait une autre partie de l’intérêt de ces textes.

 

Sous la plume de Woeser, le biji retrouve son sel critique, relevant du xiaoshuo pour la forme en bribes de récits souvent anecdotiques, mais aussi de la « littérature mineure » définie par Deleuze et Guattari en termes linguistiques comme « celle qu’une minorité fait dans une langue majeure » dont l’un de ses caractères fondamentaux, la déterritorialisation de la langue, fait que toute énonciation est dès lors immédiatement politique, et collective [3]. La langue est de première importance, pour l’expression mais même pour les sources, celles de Woeser étant filtrées par les traductions en chinois. Contrairement à la « littérature mineure » définie à partir du cas de Kafka, les écrits de Woeser comme sa pensée passent par la langue « majeure » qu’est le chinois, ce qui n’est pas sans lui causer de constants cas de conscience [4].

 

*  Des « notes » diverses

 

Comme les biji par définition, les « Notes du Tibet » sont des textes divers, écrits entre 1997 et 2001 : courts récits, poèmes et réflexions personnelles sur des sujets divers allant de l’histoire à la culture et à la vie quotidienne, le tout parsemé de citations de sources littéraires ou historiques, chinoises, tibétaines ou occidentales, ces dernières en traduction chinoise. Une partie importante du recueil consiste en histoires de personnages : personnages historiques, souvent empruntés ou liés à l’histoire du bouddhisme tibétain, histoires nées de rencontres ou des nombreuses lectures de l’auteure, souvent glanées sur internet sur son téléphone.

 

 

Notes du Tibet, seule traduction, en tchèque :
Zapisky z Tibetu, trad. Kamila Hladikova

 

 

Qu’il s’agisse d’un lama ayant fui son monastère au début des années 1950 pour vivre une médiocre existence de petit employé de bureau à Lhassa, ou d’un ancien riche descendant d’une famille de l’aristocratie tibétaine s’étant coulé lui aussi sous les dehors d’un modeste cadre d’entreprise, voire de jeunes moines employés par les autorités chinoises, ou tibétaines sous la coupe des Chinois, ces histoires forment comme un catalogue de vies en exil intérieur dans une réalité tibétaine aux marges du système chinois. C’est une sorte de voyage intérieur, qui rejoint en ce sens l’une des sous-catégories du biji : les notes de voyage (youji 遊記), genre qui acquiert ses lettres de noblesse à la fin des Ming. C’est d’ailleurs le thème de la première partie de l’ouvrage.

 

Celui-ci est divisée en trois parties plus un épilogue [5].

1/ Voyage au Tibet (Xizang youli 西藏游历), introduction aux lieux les plus importants, que Woeser a définie comme une « géographie religieuse » (zongjiao de dili 宗教的地理).

2/ Le peuple du Tibet (Xizang renshi 西藏人世), ou plutôt le monde des hommes : série de portraits à travers lesquels elle retrace l’histoire récente ;  mais manquent deux histoires « non dites », celles du 14ème Dalaï-Lama et du 17ème Karmapa (chef de la lignée karma-kagyu) : les deux chefs religieux les plus importants du moment mais dont ne peut parler car ils ont fui en Inde, le premier en 1959, le deuxième à la veille de l’an 2000 pour échapper aux pressions exercées sur lui pour qu’il dénonce le Dalaï-Lama [6]. Woeser était bien consciente que leur histoire ne pouvait figurer dans son ouvrage si elle voulait qu’il soit publié en Chine, mais elle a quand même réussi à discrètement glisser quelques fragments de leurs biographies.

3/ Impressions du Tibet (Xizang ganshou 西藏感受) : réflexions sur la vie au Tibet incluant des questionnements identitaires, qui vont jusqu’à prendre une forme polémique à peine voilée, ne serait-ce que dans les titres des chapitres : 鬼来了,怎么办?  Les diables sont arrivés, que faire ? (sachant que c’est ainsi qu’on annonçait l’arrivée des soldats japonais pendant la guerre [7]).

Épilogue (后记) : Difficultés de représenter le Tibet (Biaoshu Xizang de kunnan 表术西藏的困难).

 

Ayant abandonné la forme allusive du poème où tout se dit à mots couverts, Woeser est extrêmement hardie même si elle a exercé une certaine autocensure. Dans le dernier essai de la troisième partie, « Pensées improvisées sur le Tibet » (Xizang suixiang 西藏随想), elle aborde des sujets sensibles, et de manière presque provocatrice. Elle dit au début : confrontée au Tibet, je me rends compte que je suis incapable de l’exprimer (面对西藏我无法表达), il ne me reste en tout et pour tout que trois signes de ponctuation pour le faire (所有的标点符号只剩下三个) : le point d’interrogation (问号), le point d’exclamation (感叹) et les points de suspension (省略号). Suivent dix-huit exemples.

 

Elle cite de nombreuses sources pour appuyer son propos contre le discours officiel dominant, et en particulier des textes de la communauté des Tibétains en exil. Dans l’un des derniers essais (p. 402), intitulé « Dans le cycle des réincarnations éternellement garder un amour sincère » (在轮回中永怀挚爱), elle utilise même un paragraphe tiré de l’autobiographie du 14ème Dalaï-Lama, mais un autre aussi tiré du livre de Thubten Jigme Norbu « Tibet: Its History, Religion, and People » [8] - or il s’agit du frère aîné du Dalaï-Lama,.

 

Elle développe ensuite dans l’épilogue l’idée de la difficulté de représenter le Tibet, et cite pour ce faire des œuvres comme (p. 440-1) « Funérailles célestes : le destin du Tibet » (《天葬:西藏的命运》) de Wang Lixiong (王力雄) [9] ou (p. 443) l’autobiographie de Tashi Tsering (扎西次仁) dont elle donne comme titre chinois « Le Tibet est ma patrie – Le vrai Tibet conté par un Tibétain » (西藏是我家 一个西藏人告你一个真实的西藏) [10]. C’est sur lui qu’elle termine, non sur sa vie tourmentée, mais sur son retour au Tibet en 1964 et, après avoir été emprisonné pendant la Révolution culturelle, puis réhabilité en 1978, le combat du reste de sa vie pour tenter de promouvoir l’éducation au Tibet et la langue tibétaine. Et elle conclut : je ne sais pas si j’aurai le courage d’en faire autant.

 

*  Interdiction et conséquences ultérieures

 

Le livre une fois terminé, Woeser a eu du mal à trouver un éditeur. Les maisons d’édition de Pékin auxquelles elle l’a proposé lui demandaient de supprimer certains passages, d’en modifier d’autres, ce qu’elle n’était pas disposée à faire. Finalement, c’est une éditrice de Canton qui a décidé de le publier : elle aimait l’écriture, mais … ne savait pas qui était le dalaï-lama ! Quand le livre a été interdit, presque aussitôt après sa parution, elle a été la première surprise, et a dû faire plusieurs fois son autocritique.

 

Le plus étonnant, c’est que Woeser non plus ne s’y attendait pas. Peut-être parce qu’elle n’avait pas rencontré de problèmes avec ses poèmes. Mais les conséquences furent gravissimes pour elle : elle était depuis 1994 rédactrice en chef de la principale revue de littérature tibétaine en chinois, « Littérature du Tibet » (Xizang Wenxue 西藏文学) ; elle a été limogée et obligée de retourner à Pékin. Elle y a épousé Wang Lixiong et, privée de passeport, a poursuivi une activité militante exacerbée par son exclusion de son travail et de Lhassa, et par son interdiction désormais générale de publication.

 

Internet et réseaux sociaux pour « dire le Tibet »

 

*  Interdite à Pékin, publiée à Taiwan

 

En 2004, « Une carte couleur pourpre » (Jiànghóngsè de dìtú 《绛红色的地图》), son deuxième livre publié à Pékin, est également interdit. Pour publier, elle se tourne désormais vers Taiwan. « Notes du Tibet » sera publié là en 2006, légèrement remanié, sous le titre Míng wei Xizang de shi (《名为西藏的诗》), soit « Un poème nommé Tibet ».

 

 

Un poème nommé Tibet Míng wéi Xīzàng de shī

 

 

La même année, elle publie chez le même éditeur taïwanais un livre qui fait date dans son œuvre : Shajié (《杀劫》), traduit en français  « Mémoire interdite : Témoignages sur la Révolution culturelle au Tibet » [11]. Le titre chinois, en fait, est subversif sans en avoir l’air. Inutile de le chercher dans un dictionnaire chinois, comme Woeser l’explique elle-même dans une note au début de la traduction en anglais du livre (p. xv) : Shājié, dit-elle, est dérivé d’un terme utilisé par les Tibétains pour signifier « révolution », non point dans la langue classique, mais selon un néologisme inventé au début des années 1950 par des traducteurs officiels de l’armée chinoise, avec deux caractères transcrits du tibétain calqués sur ceux du chinois pour révolution, geming (革命), littéralement « changer de mandat ». Mais, en jouant sur les caractères et leur prononciation, les Tibétains en ont fait Shājié, qui signifie « tuerie et pillage » : une calamité.

 

 

Shajié (Mémoire interdite)

 

 

Tout est donc annoncé dans le titre, dans un processus typique du style de l’auteure. Le livre inclut des entretiens avec quelque soixante-dix témoins de l’époque de la Révolution culturelle au Tibet, mais il contient surtout des centaines de photos prises par le père de Woeser, Tsering Dorje : alors officier de l’Armée populaire stationné à Lhassa, il était passionné de photos. Dans sa note introductive, Woeser explique la genèse du livre : elle a hérité des clichés à la mort de son père, en 1991, mais elle les a gardés pendant longtemps sans réaliser qu’ils constituaient des documents uniques. C’est en 1999 qu’elle eut l’idée de les envoyer à Wang Lixiong après avoir lu son livre paru l’année précédente, « Funérailles célestes : le destin du Tibet ».  Wang Lixiong lui renvoya les photos non sans l’encourager.

 

 

Shajié, traduction en tibétain, les photos

 

 

À sa parution en chinois, en 2006, le livre causa une onde de choc. Le tibétologue Robert Barnett a dit dans l’introduction à la traduction en anglais combien le livre l’a sidéré : il n’y avait pas grand-chose sur la décennie de la Révolution culturelle au Tibet dans les manuels d’histoire et les biographies, et pour cause : outre le silence imposé par les autorités chinoise, les Tibétains en exil étaient partis en 1959, et même ceux qui ne sont partis que plus tard et qui ont publié des mémoires étaient pour la plupart en prison dans les années en cause. Et surtout c’était la première fois qu’étaient publiées des photos !

 

*  Témoin et documentariste

 

Shājié fut suivi en 2008 d’un recueil de poèmes, comme pour respirer : « Tibet’s True Heart » [12] … Mais cette année-là fut marquée par un mouvement de protestations violemment réprimé, suivi d’une vague d’immolations. C’est à la suite des tensions dans la préfecture autonome de Ngaba (阿坝藏族羌族自治州), au nord du Sichuan, autour du monastère de Kirti, qu’un premier moine, de 24 ans, s’est immolé par le feu, en février 2009, entraînant des réactions en chaîne [13].  

 

C’est à l’apogée du mouvement que Woeser publie « Immolations au Tibet », en 2013 en traduction française, avec préface de Robert Badinter et en couverture une illustration d’Ai Weiwei (艾未未) figurant, sur fond blanc symbolisant une khata [14], une flamme centrale sur fond des noms de quelque 120 victimes [15]. S’opposant à ceux qui y voyaient des actes de désespoir et les considérant au contraire comme des manifestations de résistance, Woeser recense les nombreuses raisons qui ont entraîné le mouvement en se disant choquée par le fait que cela n’ait guère eu d’impact dans le monde ; elle lance un appel à y mettre fin. Le livre a été publié en 2015 en chinois à Taiwan sous le titre « Le Phénix de feu du Tibet : dédié à tous les immolés tibétains » (Xizang huo fenghuang : xiangei suoyoude zifen zangren《西藏火鳳凰 : 獻給所有自焚藏人).

 

 

Xizang huo fenghuang

 

 

Elle dit être alors passée d’un réalisme inconscient à un réalisme conscient. En fait, la conscience est à un double niveau : elle est passée d’une écriture comme une sorte de thérapie en quête d’identité, au désir de dire la réalité offusquée, en parlant au nom de tous ceux qui ne peuvent pas le faire, ou le faire librement. Et faute de pouvoir être publiée, sauf à Taiwan, cette parole se transmet désormais en grande partie sur internet et les réseaux sociaux, qui sont devenus pour elle à la fois source d’information et mode de diffusion.

 

*  Internet et réseaux sociaux

 

Elle passe maintenant beaucoup de temps d’une part à glaner des informations sur internet, et d’autre part à publier (quotidiennement, en chinois) des articles sur ses blogs, les sites et les réseaux les plus divers, normalement bloqués par la censure chinoise : Twitter, Instagram, Facebook et autres, ses publications étant aussitôt relayées par une foule d’internautes qui les suivent. Ses comptes Twitter et Facebook sont régulièrement piratés, mais ne restent pas inaccessibles longtemps. Ses blogs, eux, ont été fermés en 2006, ce qui a provoqué une vague de protestations, mais elle a réagi de manière plus pratique : début janvier 2007, elle en a lancé un nouveau hébergé par rfa (Radio Free Asia) ; il a été piraté dès 2010, mais elle peut compter sur une foule de fans prêts à combattre les « crabes de rivière » [16]. Elle revient en général peu de temps plus tard pour annoncer que tout est réparé. Et elle continue [17].

 

Un article d’elle commence souvent par : untel m’a dit.., j’ai lu sur Instagram que… j’ai vu sur YouTube une vidéo où… On lui transmet même des livres entiers, traduits en chinois et numérisés, qu’elle lit sur son téléphone et qui alimentent sa réflexion. Elle est en particulier à l’affût d’images et de photos : la vidéo glanée sur YouTube d’une fête familiale dans une zone frontalière montrant les victuailles sur la table lui permet de déduire le degré de sinisation de la famille : marque des boissons, provenance de la bouilloire ou de la théière ; une photo d’un village chinois récemment construit à la frontière népalaise lui permet de commenter sur le grignotage des territoires frontaliers revendiqués par la Chine – ainsi cet article du site très officiel people.cn qui fait état, photos à l’appui, d’un nouveau village « de style tibétain » (藏式新居) à la frontière népalaise et d’autres à la frontière avec le Bhoutan.

 

Toute cette activité sur les réseaux sociaux lui vaut une sorte de vénération auprès d’un grand nombre de Tibétains, et non-Tibétains, une aura qui doit d’ailleurs sans doute la protéger.

 

Elle continue cependant de publier, à Taiwan, et tous ces articles alimentent ses publications, toujours dans le même style de notes biji qui se prête parfaitement à ce genre d’exercice, depuis ses origines aux marges de la littérature.

 

La symbolique des ruines

 

En janvier 2017, elle publie ainsi un recueil intitulé « Ruines couleur pourpre » (Jianghong feixu绛紅廢墟) qu’elle annonce sur son blog rfa comme faisant suite à la réédition de Shajie à Taiwan en 2016, en plaçant en exergue la citation d’Edward Said : « L’une des choses que l’on sait de l’impérialisme est que les autochtones n’ont pas de cartes, mais que les blancs en ont. » (“你对帝国主义所知道的事情之一,就是土著没有地图,白人有地图。”) - citation à comprendre dans un sens métaphorique, invitant à la reconfiguration de l’imaginaire géographique [18].

 

 

Jianghong feixu

 

 

Elle a rassemblé dans cet ouvrage des articles, initialement publiés sur ses blogs et divers sites web, offrant une narration contestant l’histoire tibétaine officielle. Elle part de l’idée de ruine et en explore la symbolique dans une vision à long terme partant des années 1950. Dans cette approche, la ruine est le témoin muet d’une histoire faite de destructions, dont elle fait la métaphore du projet chinois visant à apporter « la civilisation » au peuple tibétain.

 

Fidèle au style adopté pour ses « Notes du Tibet », elle mêle des bribes d’histoire à des textes personnels - souvenirs, entretiens et poèmes - et à des récits de fiction du genre xiaoshuo comportant aussi bien des légendes que des histoires issues de l’oralité. Le tout est un mélange disparate offrant une réinterprétation du passé et s’efforçant de combler les trous de la représentation officielle. Woeser joue ici sur la porosité, dans la tradition chinoise, de la frontière entre xiaoshuo et histoire [19].  Il s’agit pour elle de remplir les vides de l’histoire, en cherchant dans les ruines, réelles ou métaphoriques, ce qui a été nettoyé et réécrit. 

 

L’ouvrage est en cinq parties [20]. Dans la première partie, elle commence par revisiter « les ruines de Lhasa » (拉萨废墟) dans plusieurs sites chargés d’histoire sur laquelle elle a fait des recherches : le Barkhor (八廓), lieu de circumambulation autour du Jokhang mais aussi lieu de manifestations ; le Tromsikhang (Chongsaikang冲赛康), l’ancien siège des ambans ou résidents impériaux (zhuzha dachen 驻札大臣) du temps des Qing ; l’ancienne école monastique Shideling (Xidelin 德林) qui a servi de résidence au 5ème Reting Rinpoché ; et Yabzhi Taktser (尧西達孜), l’ancienne propriété de la famille du 14ème Dalaï-Lama [21].

 

Les trois parties suivantes sont des « histoires », personnelles ou fictionnelles, et elle termine, en cinquième partie, par des poèmes, toujours avec le même aspect de compilation. Le deuxième poème, par exemple, « Lhasa est de plus en plus loin » (拉萨越来越远), était inclus dans le recueil de poèmes « Tibet invisible » (《看不见的西藏》) publié en février 2016, et repris sur le site du Chinese Pen.

 

L’avantage d’un tel ouvrage est de rassembler des publications autrement dispersées. Cela reste aussi tout à fait dans l’esprit du genre biji ; comme beaucoup de recueils de biji, des Song aux Qing, qui présentaient des vues personnelles, non officielles, de l’histoire, Jianghong feixu constitue une véritable histoire de Lhassa et du Tibet, au-delà des silences et des tabous, sur fond de couleur pourpre qui est celle de la robe des moines. Il s’en dégage une intense nostalgie, mais surtout le sentiment de l’impérieuse nécessité de retrouver dans les pierres les traces d’une histoire fondamentale en termes d’identité. C’est son drame personnel qui se joue là, mais aussi bien celui de tout un peuple.

 


 

À lire en complément

 

Par Kamila Hladikova

(traductrice en tchèque de « Notes du Tibet » :

 

- A Tibetan Heart in a Chinese Mouth: Tsering Woeser’s Notes on Tibet, in : Tibetan Subjectivities on the Global Stage, Shelly Bhoil & Enrique Galvan-Alvarez ed., Lexington Books, 2018  (pp.109-132).

À lire en ligne : https://www.researchgate.net/publication/330702996_A_Tibetan_Heart_in_a_

Chinese_Mouth_Tsering_Woeser's_Notes_on_Tibet

 

- Purple Ruins : Tsering Woeser’s (Re)Construction of Tibetan Identity, Archiv Orientální 89, 2021.

À lire en ligne :

https://www.academia.edu/53279857/Purple_Ruins_Tsering_Woesers_Re_Construction_of_

Tibetan_Identity

 


  

Traductions

 

En français :

- Mémoire interdite : Témoignages sur la Révolution culturelle au Tibet, trad. Li et Bernard Bourrit, Gallimard/Bleu de Chine, 2010.

- Immolations au Tibet : la honte du monde, trad. Dekyid, préface Robert Badinter, Indigene, 2013.

- La beauté des cartes, extrait de « Notes du Tibet », trad. Filip Noubel, Jentayu n° 4, Cartes et territoires, été 2016, pp. 107-121.

 

En anglais :

- Tibet on Fire : Self-Immolations Against Chinese Rule, tr. Kevin Carrico, Verso, 2016.

- Forbidden Memory: Tibet during the Cultural Revolution, photographies de Tsering Dorje, tr. Susan T. Chen, Robert Barnett ed., préface de Wang Lixiong, Potomac Books, 2020.


 

[1] Déclaration lors d’un entretien avec Dechen Pemba, éditrice du site web High Peaks Pure Earth, au printemps 2012 : An Eye from History and Reality — Woeser and the Story of Tibet

[3] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka : Pour une littérature mineure, Minuit, 1975.

https://journals.openedition.org/cps/1928

Le chapitre trois est consacré à la matière linguistique dont s’empare Kafka, juif tchèque de langue allemande, pour inventer un style littéraire personnel. Le travail littéraire est ainsi le produit d’une tension entre plusieurs langues, tension que l’on retrouve, bien que de manière différente, et en quelque sorte inversée, chez Woeser.

[4] C’est le thème, par exemple, de plusieurs des poèmes du recueil « Amnyé Machen, Amnyé Machen »(阿尼瑪卿. 阿尼瑪卿》).

[5] Livre interdit, on peut le télécharger sur le site bannedbooks.org :

https://www.bannedbook.org/resources/file/41636#google_vignette

[6] Celui qui s’est enfui est l’un des deux candidats à la succession controversée du 16ème karmapa, celui soutenu par le Dalaï-Lama et reconnu par le gouvernement tibétain en exil.

[7] Comme le titre du deuxième film de Jiang Wen : Guizi lai le (鬼子来了), en français « Les démons à ma porte ».

[8] Tibet: Its History, Religion, and People, Thubten Jigme Norbu & Colin Turnbull, Penguin Pelican, 1978.

[9] Tianzang : Xizang de mingyun, Hong Kong, Mirrors Books, 1998. Le livre est divisé en cinq parties autour de cinq problèmes fondamentaux dont dépend, selon l’auteur, l’avenir du Tibet : souveraineté, ethnicité, religion, modernité et nationalisme. Mais les contradictions à surmonter sont telles que l’avenir s’annonce sombre, d’où le titre pessimiste du livre.

[10] Version en anglais écrite avec Melwyn C. Goldstein et William R Siebenschuh et publiée sous le titre The Struggle for Modern Tibet, Armonk, N.Y., M. E. Sharpe, 1997. Traduction en français de l’anglais par André Lacroix : Mon combat pour un Tibet moderne, Récit de vie de Tashi Tsering, éd. Golias, 2010.

[11] Et traduit en anglais Forbidden Memory : Tibet During the Cultural Revolution, extraits numérisés, dont la préface de Wang Lixiong, les notes de Woeser sur les photos et le titre, et l’introduction de Robert Barnett : https://books.google.fr/books?id=_K7eDwAAQBAJ&printsec=copyright&redir_

esc=y#v=onepage&q&f=false

[13] Sur les immolations, voir Blessings from Beijing, Greg C. Bruno, ForeEdge (University Press of New England), 2018, chap. 9 “A Fiery Split”, pp. 110-130.

[14] Écharpe rituelle symbole de pureté et de compassion.

[15] On en comptera officiellement 143 entre février 209 et septembre 2015 selon Greg Bruno (cf n. 13).

[16] Crabes de rivière héxiè (河蟹) : jeu de mots sur l’homonyme (au ton près) héxié (和谐), signifiant harmonie, pour désigner ironiquement les hordes de gens payés par la censure chinoise pour pirater et bloquer les comptes indésirables.

[17] On peut d’ailleurs s’étonner de sa résilience. En la comparant, par exemple, à Fang Fang (方方) qui s’est rendue célèbre par le journal qu’elle a tenu quotidiennement lors du confinement de Wuhan, en 2020. Elle y critiquait les autorités de Wuhan et la gestion de la crise sanitaire provoquée par le coronavirus, en jouant, elle aussi, au chat et à la souris en passant de weibo (l’équivalent chinois de twitter) au site du journal Caixin pour héberger son journal. L’enthousiasme initial dans la population chinoise s’est cependant érodé, et s’est effondré quand elle a vendu son journal à un éditeur américain ; elle a fini par subir des attaques, habilement manœuvrées par les autorités chinoises, et elle est aujourd’hui réduite au silence. Woeser, elle, est certes constamment sous surveillance, mais elle semble inattaquable, même en passant outre au tabou des tabous : le Dalaï-Lama.

[18] La carte étant la matérialisation de la frontière et de l’espace délimités par le pouvoir colonial.

Voir : Edward Said, Culture and Imperialism, Vintage Books, 1994.

Version en ligne : https://ia601203.us.archive.org/17/items/CultureAndImperialismByEdwardW.

Said/Culture%20and%20Imperialism%20by%20Edward%20W.%20Said.pdf

[19] La narration historique étant née avec les « Mémoires historiques » (《史记》) de Sima Qian (司马迁), considérées aussi comme modèle littéraire, proche du biji (笔记) par son style et sa structure.

[21] Autant d’articles qu’elle avait publiés auparavant : par exemple sur le site High Peak Pure Earth celui sur Shideling en chinois, mais aussi traduit en anglais : « The Ruins of Shideling » ou celui sur Yabzhi Taktser en chinois sur l’un de ses blogs , également traduit en anglais sur High Peak Pure Earth  « The Ruins of Lhasa : Yabzhi Taktser ».

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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