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Tsering Woeser
茨仁唯色
ཚེ་རིང་འོད་ཟེར
Présentation
III. Prose narrative
par Brigitte
Duzan, 18 juillet 2023
Après avoir
écrit de la
poésie
pendant
près de vingt ans,
Tsering Woeser
est passée à la prose avec « Notes du Tibet » (Xizang
biji《西藏笔记》),
paru en 2003. Pourquoi avoir sauté le pas ? Selon ses propres
dires
,
il semblerait que ce soit sous l’influence de Wang Lixiong (王力雄),
qu’elle a rencontré en 2000 à Lhassa, deux ans après la
publication de son ouvrage critique sur la politique chinoise à
l’égard du Tibet :
« Funérailles célestes : le destin du Tibet » (《天葬:西藏的命运》).
C’est lui qui lui aurait conseillé de passer à la
non-fiction peu après leur rencontre, pour que ses
écrits « répondent aux besoins de son pays et de son peuple
arrivés à un point aussi tragique de leur histoire ».
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Xizang biji |
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Elle fait alors sienne – en la citant – l’ « obligation de
conter des histoires » exprimée par l’écrivain et philosophe
juif Élie Wiesel dans son allocution prononcée à New York en
ouverture du Congrès international
sur
l’Holocauste le 3 juin 1974
.
Let us tell tales.
Let us tell tales—all the rest can wait, all the rest must wait.
Let us tell tales—that is our primary obligation…
Et Wiesel de
poursuivre :
.. Let us tell tales
so as not to allow the executioner to have the last word. The
last word belongs to the victim. It is up to the witness to
capture it, shape it, transmit it and keep it as a secret, and
then communicate that secret to others.
…
Racontons des histoires pour ne pas permettre au bourreau
d’avoir le dernier mot. Le dernier mot appartient à la victime.
C’est au témoin de le capturer, de lui donner forme, de le
transmettre et de le garder secret, puis de communiquer ce
secret aux autres.
C’est bien là tout le projet de Woeser. Elle s’emploie à contrer
l’histoire officielle et l’exigence faite à chacun de « bien
conter l’histoire de la Chine » (讲好中国故事)
selon le
logo lancé par le président Xi Jinping
dès la première année de son administration, en août 2013.
Woeser est bien décidée, elle, à conter sa propre histoire du
Tibet.
Après être
passée d’une poésie allusive à une poésie narrative avec
sous-texte protestataire, dans une tradition remontant aux fu
et ballades yuefu de la période Han, elle a soudain
changé de style d’écriture : en 2003, la publication des« Notes
du Tibet » marque un tournant dans sa vie et son œuvre.
Notes du
Tibet : texte, publication et conséquences
* À
l’origine : la tradition du biji
Comme pour les
poèmes, ces « notes » sont à rattacher à une longue tradition,
et en l’occurrence c’est Woeser elle-même qui l’a revendiqué en
choisissant son titre : les
biji
(笔记)
auxquels Xizang biji fait référence – littéralement
« notes (au fil) du pinceau » – sont en effet un genre qui
s’est développé sous les Tang, en marge de la poésie,
parallèlement au
xiaoshuo
(小说),
et dans un registre très semblable au départ d’anecdotes et
petites histoires sans importance. Même après son épanouissement
des Song aux Qing pour devenir un art du lettré à part entière
que Lu Xun lui-même intègrera, en en faisant l’éloge, dans sa
« Brève histoire de la littérature de fiction » (《中国小说史略》),
le biji restera un art mineur et méconnu, aux marges de
la fiction et de la poésie, bien que participant finalement des
deux sous la plume des meilleurs auteurs.
Ce qui est
intéressant dans ce genre, et qui est en sous-texte dans le
titre de Woeser, c’est que le biji a été l’œuvre de
lettrés écrivant dans leur retraite, en marge de la cour, et
souvent pour donner leur version personnelle de l’histoire
officielle écrite par les historiens de l’empereur et sous sa
supervision, tout en complétant par des notes sur les sujets les
plus variés dans un registre encyclopédique qui fait une autre
partie de l’intérêt de ces textes.
Sous la plume de Woeser, le biji retrouve son sel
critique, relevant du xiaoshuo pour la forme en bribes de
récits souvent anecdotiques, mais aussi de la « littérature
mineure » définie par Deleuze et Guattari en termes
linguistiques
comme « celle qu’une minorité fait dans une langue majeure » dont
l’un de ses caractères fondamentaux,
la déterritorialisation de la langue, fait que toute énonciation
est dès lors immédiatement politique, et collective
.
La langue est de première importance, pour l’expression mais
même pour les sources, celles de Woeser étant filtrées par les
traductions en chinois. Contrairement à la « littérature
mineure » définie à partir du cas de Kafka, les écrits de Woeser
comme sa pensée passent par la langue « majeure » qu’est le
chinois, ce qui n’est pas sans lui causer de constants cas de
conscience
.
*
Des « notes » diverses
Comme les
biji par définition, les « Notes du Tibet » sont des textes
divers, écrits entre 1997 et 2001 : courts récits, poèmes et
réflexions personnelles sur des sujets divers allant de
l’histoire à la culture et à la vie quotidienne, le tout parsemé
de citations de sources littéraires ou historiques, chinoises,
tibétaines ou occidentales, ces dernières en traduction
chinoise. Une partie importante du recueil consiste en histoires
de personnages : personnages historiques, souvent empruntés ou
liés à l’histoire du bouddhisme tibétain, histoires nées de
rencontres ou des nombreuses lectures de l’auteure, souvent
glanées sur internet sur son téléphone.
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Notes du Tibet, seule
traduction, en tchèque :
Zapisky z Tibetu, trad. Kamila Hladikova
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Qu’il s’agisse
d’un lama ayant fui son monastère au début des années 1950 pour
vivre une médiocre existence de petit employé de bureau à
Lhassa, ou d’un ancien riche descendant d’une famille de
l’aristocratie tibétaine s’étant coulé lui aussi sous les dehors
d’un modeste cadre d’entreprise, voire de jeunes moines employés
par les autorités chinoises, ou tibétaines sous la coupe des
Chinois, ces histoires forment comme un catalogue de vies en
exil intérieur dans une réalité tibétaine aux marges du système
chinois. C’est une sorte de voyage intérieur, qui rejoint en ce
sens l’une des sous-catégories du
biji :
les
notes de voyage (youji
遊記),
genre qui acquiert ses lettres de noblesse à la fin des Ming.
C’est d’ailleurs le thème de la première partie de l’ouvrage.
Celui-ci est
divisée en trois parties plus un épilogue
.
1/ Voyage
au Tibet (Xizang
youli
西藏游历),
introduction aux lieux les plus importants, que Woeser a définie
comme une « géographie religieuse » (zongjiao de dili
宗教的地理).
2/ Le peuple du Tibet (Xizang renshi
西藏人世),
ou plutôt le monde des hommes : série de portraits à travers
lesquels elle retrace l’histoire récente ; mais manquent deux
histoires « non dites », celles du 14ème Dalaï-Lama
et du 17ème Karmapa (chef de la lignée karma-kagyu) :
les deux chefs religieux les plus importants du moment mais dont
ne peut parler car ils ont fui en Inde, le premier en 1959, le
deuxième à la veille de l’an 2000 pour échapper aux pressions
exercées sur lui pour qu’il dénonce le Dalaï-Lama
.
Woeser était bien consciente que leur histoire ne pouvait
figurer dans son ouvrage si elle voulait qu’il soit publié en
Chine, mais elle a quand même réussi à discrètement glisser
quelques fragments de leurs biographies.
3/ Impressions du Tibet (Xizang ganshou
西藏感受) :
réflexions sur la vie au Tibet incluant des questionnements
identitaires, qui vont jusqu’à prendre une forme polémique à
peine voilée, ne serait-ce que dans les titres des chapitres :
鬼来了,怎么办?
Les diables sont arrivés, que faire ? (sachant que c’est ainsi
qu’on annonçait l’arrivée des soldats japonais pendant la guerre).
Épilogue
(后记) :
Difficultés de représenter le Tibet (Biaoshu
Xizang de kunnan
表术西藏的困难).
Ayant abandonné la forme allusive du poème où tout se dit à mots
couverts, Woeser est extrêmement hardie même si elle a exercé
une certaine autocensure. Dans le dernier essai de la troisième
partie, « Pensées improvisées sur le Tibet » (Xizang
suixiang
西藏随想),
elle aborde des sujets sensibles, et de manière presque
provocatrice. Elle dit au début : confrontée au Tibet, je me
rends compte que je suis incapable de l’exprimer (面对西藏我无法表达),
il ne me reste en tout et pour tout que trois signes de
ponctuation pour le faire (所有的标点符号只剩下三个) :
le point d’interrogation (问号),
le point d’exclamation (感叹号)
et les points de suspension (省略号).
Suivent dix-huit exemples.
Elle cite de nombreuses sources pour appuyer son propos contre
le discours officiel dominant, et en particulier des textes de
la communauté des Tibétains en exil. Dans l’un des derniers
essais (p. 402), intitulé « Dans le cycle des réincarnations
éternellement garder un amour sincère » (在轮回中永怀挚爱),
elle utilise même un paragraphe tiré de l’autobiographie du 14ème
Dalaï-Lama, mais un autre aussi tiré du livre de
Thubten Jigme
Norbu « Tibet: Its History, Religion, and People »
- or il s’agit du frère aîné du
Dalaï-Lama,.
Elle développe ensuite dans l’épilogue l’idée de la difficulté
de représenter le Tibet, et cite pour ce faire des œuvres comme
(p. 440-1) « Funérailles célestes : le destin du Tibet » (《天葬:西藏的命运》)
de Wang Lixiong (王力雄)
ou (p. 443) l’autobiographie de Tashi Tsering (扎西次仁)
dont elle donne comme titre chinois « Le Tibet est ma patrie –
Le vrai Tibet conté par un Tibétain » (《西藏是我家
一个西藏人告你一个真实的西藏》)
.
C’est sur lui qu’elle termine, non sur sa vie tourmentée, mais
sur son retour au Tibet en 1964 et, après avoir été emprisonné
pendant la Révolution culturelle, puis réhabilité en 1978, le
combat du reste de sa vie pour tenter de promouvoir l’éducation
au Tibet et la langue tibétaine. Et elle conclut : je ne sais
pas si j’aurai le courage d’en faire autant.
*
Interdiction et conséquences ultérieures
Le livre une fois terminé, Woeser a eu du mal à trouver un
éditeur. Les maisons d’édition de Pékin auxquelles elle l’a
proposé lui demandaient de supprimer certains passages, d’en
modifier d’autres, ce qu’elle n’était pas disposée à faire.
Finalement, c’est une éditrice de Canton qui a décidé de le
publier : elle aimait l’écriture, mais … ne savait pas qui était
le dalaï-lama ! Quand le livre a été interdit, presque aussitôt
après sa parution, elle a été la première surprise, et a dû
faire plusieurs fois son autocritique.
Le plus étonnant, c’est que Woeser non plus ne s’y attendait
pas. Peut-être parce qu’elle n’avait pas rencontré de problèmes
avec ses poèmes. Mais les conséquences furent gravissimes pour
elle : elle était depuis 1994
rédactrice en
chef de la principale revue de littérature tibétaine en
chinois, « Littérature du Tibet » (Xizang
Wenxue 《西藏文学》) ;
elle a été limogée et obligée de retourner à Pékin. Elle y a
épousé Wang Lixiong et, privée de passeport, a poursuivi une
activité militante exacerbée par son exclusion de son travail et
de Lhassa, et par son interdiction désormais générale de
publication.
Internet
et réseaux sociaux pour « dire le Tibet »
*
Interdite à Pékin, publiée à Taiwan
En 2004, « Une
carte couleur pourpre » (Jiànghóngsè de dìtú 《绛红色的地图》),
son deuxième livre publié à Pékin, est également interdit. Pour
publier, elle se tourne désormais vers Taiwan. « Notes du
Tibet » sera publié là en 2006, légèrement remanié, sous le
titre Míng wei Xizang de shi (《名为西藏的诗》),
soit « Un poème nommé Tibet ».
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Un
poème nommé Tibet Míng wéi Xīzàng de shī |
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La même année,
elle publie chez le même éditeur taïwanais un livre qui fait
date dans son œuvre : Shajié (《杀劫》),
traduit en français « Mémoire interdite :
Témoignages sur la Révolution culturelle au Tibet ».
Le titre chinois, en
fait, est subversif sans en avoir l’air. Inutile de le chercher
dans un dictionnaire chinois, comme Woeser l’explique elle-même
dans une note au début de la traduction en anglais du livre (p.
xv) : Shājié, dit-elle, est dérivé d’un terme utilisé par
les Tibétains pour signifier « révolution », non point dans la
langue classique, mais selon un néologisme inventé au début des
années 1950 par des traducteurs officiels de l’armée chinoise,
avec deux caractères transcrits du tibétain calqués sur ceux du
chinois pour révolution, geming (革命),
littéralement « changer de mandat ». Mais, en jouant sur les
caractères et leur prononciation, les Tibétains en ont fait
Shājié, qui signifie « tuerie et pillage » : une calamité.
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Shajié (Mémoire interdite) |
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Tout est donc
annoncé dans le titre, dans un processus typique du style de
l’auteure. Le livre inclut des entretiens avec quelque
soixante-dix témoins de l’époque de la Révolution culturelle au
Tibet, mais il contient surtout des centaines de photos prises
par le père de Woeser, Tsering Dorje : alors officier de l’Armée
populaire stationné à Lhassa, il était passionné de photos. Dans
sa note introductive, Woeser explique la genèse du livre : elle
a hérité des clichés à la mort de son père, en 1991, mais elle
les a gardés pendant longtemps sans réaliser qu’ils
constituaient des documents uniques. C’est en 1999 qu’elle eut
l’idée de les envoyer à Wang Lixiong après avoir lu son livre
paru l’année précédente,
« Funérailles célestes : le destin du Tibet ». Wang Lixiong lui
renvoya les photos non sans l’encourager.
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Shajié, traduction en tibétain, les photos
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À sa parution en chinois, en 2006, le livre causa une onde de
choc. Le tibétologue Robert Barnett a dit dans l’introduction à
la traduction en anglais combien le livre l’a sidéré : il n’y
avait pas grand-chose sur la décennie de la Révolution
culturelle au Tibet dans les manuels d’histoire et les
biographies, et pour cause : outre le silence imposé par les
autorités chinoise, les Tibétains en exil étaient partis en
1959, et même ceux qui ne sont partis que plus tard et qui ont
publié des mémoires étaient pour la plupart en prison dans les
années en cause. Et surtout c’était la première fois qu’étaient
publiées des photos !
*
Témoin et documentariste
Shājié
fut
suivi en 2008 d’un recueil de poèmes, comme pour respirer :
« Tibet’s True Heart »
… Mais cette année-là fut marquée par un mouvement de
protestations violemment réprimé, suivi d’une vague
d’immolations. C’est à la suite des tensions dans la préfecture
autonome de Ngaba (阿坝藏族羌族自治州),
au nord du Sichuan, autour du monastère de Kirti, qu’un premier
moine, de 24 ans, s’est immolé par le feu, en février 2009,
entraînant des réactions en chaîne
.
C’est à
l’apogée du mouvement que Woeser publie « Immolations au
Tibet », en 2013 en traduction française, avec préface de Robert
Badinter et en couverture une illustration d’Ai Weiwei (艾未未)
figurant, sur fond blanc symbolisant une
khata,
une flamme centrale sur fond des noms de quelque 120 victimes.
S’opposant à ceux qui y voyaient des actes de désespoir et les
considérant au contraire comme des manifestations de résistance,
Woeser recense les nombreuses raisons qui ont entraîné le
mouvement en se disant choquée par le fait que cela n’ait guère
eu d’impact dans le monde ; elle lance un appel à y mettre fin.
Le livre a été publié en 2015 en chinois à Taiwan sous le titre
« Le Phénix de feu du Tibet : dédié à tous les immolés
tibétains » (Xizang huo
fenghuang : xiangei suoyoude zifen zangren《西藏火鳳凰 :
獻給所有自焚藏人》).
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Xizang huo fenghuang |
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Elle dit
être alors passée d’un réalisme inconscient à un réalisme
conscient. En fait, la conscience est à un double niveau : elle
est passée d’une écriture comme une sorte de thérapie en quête
d’identité, au désir de dire la réalité offusquée, en parlant au
nom de tous ceux qui ne peuvent pas le faire, ou le faire
librement. Et faute de pouvoir être publiée, sauf à Taiwan,
cette parole se transmet désormais en grande partie sur internet
et les réseaux sociaux, qui sont devenus pour elle à la fois
source d’information et mode de diffusion.
*
Internet et réseaux sociaux
Elle passe
maintenant beaucoup de temps d’une part à glaner des
informations sur internet, et d’autre part à publier
(quotidiennement, en chinois) des articles sur ses blogs, les
sites et les réseaux les plus divers, normalement bloqués par la
censure chinoise : Twitter, Instagram, Facebook et autres, ses
publications étant aussitôt relayées par une foule d’internautes
qui les suivent. Ses comptes Twitter et Facebook sont
régulièrement piratés, mais ne restent pas inaccessibles
longtemps. Ses blogs, eux, ont été fermés en 2006, ce qui a
provoqué une vague de protestations, mais elle a réagi de
manière plus pratique : début janvier 2007, elle en a lancé un
nouveau
hébergé par
rfa
(Radio Free Asia) ; il a été piraté dès 2010, mais elle peut
compter sur une foule de fans prêts à combattre les « crabes de
rivière »
.
Elle revient en général peu de temps plus tard pour annoncer que
tout est
réparé.
Et elle continue
.
Un article
d’elle commence souvent par : untel m’a dit.., j’ai lu sur
Instagram que… j’ai vu sur YouTube une vidéo où… On lui transmet
même des livres entiers, traduits en chinois et numérisés,
qu’elle lit sur son téléphone et qui alimentent sa réflexion.
Elle est en particulier à l’affût d’images et de photos : la
vidéo glanée sur YouTube d’une fête familiale dans une zone
frontalière montrant les victuailles sur la table lui permet de
déduire le degré de sinisation de la famille : marque des
boissons, provenance de la bouilloire ou de la théière ; une
photo d’un village chinois récemment construit à la frontière
népalaise lui permet de commenter sur le grignotage des
territoires frontaliers revendiqués par la Chine – ainsi cet
article du
site très officiel people.cn
qui fait état, photos à l’appui, d’un nouveau village « de style
tibétain » (藏式新居)
à la frontière népalaise et d’autres à la
frontière avec
le Bhoutan.
Toute cette
activité sur les réseaux sociaux lui vaut une sorte de
vénération auprès d’un grand nombre de Tibétains, et
non-Tibétains, une aura qui doit d’ailleurs sans doute la
protéger.
Elle continue
cependant de publier, à Taiwan, et tous ces articles alimentent
ses publications, toujours dans le même style de
notes biji
qui
se prête parfaitement à ce genre d’exercice, depuis ses origines
aux marges de la littérature.
La
symbolique des ruines
En janvier
2017, elle publie ainsi un recueil intitulé « Ruines couleur
pourpre » (Jianghong
feixu《绛紅廢墟》)
qu’elle annonce sur son blog rfa comme faisant suite à la
réédition de Shajie à Taiwan en 2016, en plaçant en
exergue la citation d’Edward Said : « L’une des choses que l’on
sait de l’impérialisme est que les autochtones n’ont pas de
cartes, mais que les blancs en ont. » (“你对帝国主义所知道的事情之一,就是土著没有地图,白人有地图。”)
- citation à comprendre dans un sens métaphorique, invitant à la
reconfiguration de l’imaginaire géographique
.
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Jianghong feixu |
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Elle a
rassemblé dans cet ouvrage des articles, initialement publiés
sur ses blogs et divers sites web, offrant une narration
contestant l’histoire tibétaine officielle. Elle part de l’idée
de ruine et en explore la symbolique dans une vision à long
terme partant des années 1950. Dans cette approche, la ruine est
le témoin muet d’une histoire faite de destructions, dont elle
fait la métaphore du projet chinois visant à apporter « la
civilisation » au peuple tibétain.
Fidèle au
style adopté pour ses « Notes du Tibet », elle mêle des bribes
d’histoire à des textes personnels - souvenirs, entretiens et
poèmes - et à des récits de fiction du genre
xiaoshuo
comportant aussi bien des légendes que des histoires issues de
l’oralité. Le tout est un mélange disparate offrant une
réinterprétation du passé et s’efforçant de combler les trous de
la représentation officielle. Woeser joue ici sur la porosité,
dans la tradition chinoise, de la frontière entre xiaoshuo
et histoire.
Il s’agit pour elle de remplir les vides de l’histoire, en
cherchant dans les ruines, réelles ou métaphoriques, ce qui a
été nettoyé et réécrit.
L’ouvrage est
en cinq parties
.
Dans la première partie, elle commence par revisiter « les
ruines de Lhasa » (拉萨废墟)
dans plusieurs sites chargés d’histoire sur laquelle elle a fait
des recherches : le Barkhor (八廓),
lieu de circumambulation autour du Jokhang mais aussi lieu de
manifestations ; le
Tromsikhang (Chongsaikang冲赛康),
l’ancien siège des ambans ou résidents impériaux (zhuzha
dachen
驻札大臣)
du temps des Qing ; l’ancienne école monastique Shideling (Xidelin
喜德林)
qui a servi de résidence au 5ème Reting Rinpoché ; et
Yabzhi Taktser (尧西達孜),
l’ancienne propriété de la famille du 14ème
Dalaï-Lama
.
Les trois
parties suivantes sont des « histoires », personnelles ou
fictionnelles, et elle termine, en cinquième partie, par des
poèmes, toujours avec le même aspect de compilation. Le deuxième
poème, par exemple, « Lhasa est de plus en plus loin » (拉萨越来越远),
était inclus dans le recueil de poèmes « Tibet invisible » (《看不见的西藏》)
publié en février 2016, et repris sur le
site du
Chinese Pen.
L’avantage
d’un tel ouvrage est de rassembler des publications autrement
dispersées. Cela reste aussi tout à fait dans l’esprit du genre
biji ; comme beaucoup de recueils de biji, des
Song aux Qing, qui présentaient des vues personnelles, non
officielles, de l’histoire,
Jianghong feixu
constitue une véritable histoire de Lhassa et du Tibet, au-delà
des silences et des tabous, sur fond de couleur pourpre qui est
celle de la robe des moines. Il s’en dégage une intense
nostalgie, mais surtout le sentiment de l’impérieuse nécessité
de retrouver dans les pierres les traces d’une histoire
fondamentale en termes d’identité. C’est son drame personnel qui
se joue là, mais aussi bien celui de tout un peuple.
À lire en
complément
Par Kamila
Hladikova
(traductrice
en tchèque de « Notes du Tibet » :
-
A Tibetan Heart in a Chinese Mouth: Tsering Woeser’s Notes on
Tibet, in : Tibetan Subjectivities on the Global Stage,
Shelly Bhoil & Enrique Galvan-Alvarez ed., Lexington Books, 2018
(pp.109-132).
À lire en
ligne :
https://www.researchgate.net/publication/330702996_A_Tibetan_Heart_in_a_
Chinese_Mouth_Tsering_Woeser's_Notes_on_Tibet
-
Purple Ruins : Tsering Woeser’s (Re)Construction of Tibetan
Identity, Archiv Orientální 89, 2021.
À lire en
ligne :
https://www.academia.edu/53279857/Purple_Ruins_Tsering_Woesers_Re_Construction_of_
Tibetan_Identity
Traductions
En français :
-
Mémoire interdite :
Témoignages sur la Révolution culturelle au Tibet, trad.
Li et Bernard Bourrit, Gallimard/Bleu de Chine, 2010.
- Immolations
au Tibet : la honte du monde, trad. Dekyid, préface Robert
Badinter, Indigene, 2013.
- La beauté des cartes, extrait de « Notes du Tibet », trad.
Filip Noubel, Jentayu n° 4, Cartes et territoires, été 2016, pp.
107-121.
En anglais :
-
Tibet on Fire : Self-Immolations Against Chinese Rule, tr. Kevin
Carrico, Verso, 2016.
-
Forbidden Memory: Tibet during the Cultural Revolution,
photographies de Tsering Dorje, tr. Susan T. Chen, Robert Barnett ed., préface de Wang Lixiong, Potomac Books,
2020.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka : Pour une
littérature mineure, Minuit, 1975.
https://journals.openedition.org/cps/1928
Le
chapitre trois est consacré à la matière linguistique
dont s’empare Kafka, juif tchèque de langue allemande,
pour inventer un style littéraire personnel. Le
travail littéraire est ainsi le produit d’une tension
entre plusieurs langues, tension que l’on retrouve, bien
que de manière différente, et en quelque sorte inversée,
chez Woeser.
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