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Tsering Woeser 茨仁唯色 ཚེ་རིང་འོད་ཟེར

Présentation

I. Notes biographiques

II. Poésie

III. Prose narrative

par Brigitte Duzan, 19 juillet 2023 

 

 

Tsering Woeser (photo Bernstein Literary Agency)

 

 

Écrivaine tibétaine, poétesse et essayiste, Tsering Woeser est née à Lhassa le 21 juillet 1966, au tout début de la Révolution culturelle.   

 

Entre Kham, Lhassa et Pékin

 

Naissance à Lhassa, enfance dans le Kham, études à Chengdu

 

Ses origines familiales complexes ont déterminé sa personnalité, sa quête de racines et l’ensemble de son œuvre. De père chinois et de mère tibétaine, son père, Tsering Dorje, était originaire de Derge, dans l’ancienne province tibétaine du Kham. Sa mère, Tsering Youdron, était tibétaine, originaire de Shigatsé. Son grand-père paternel était un officier de l’armée du Guomingdang ; après la « libération » du Tibet par l’Armée populaire de Libération, il a enrôlé son fils qui avait alors 13 ans dans les rangs de l’armée chinoise et Tsering Dorje y est resté 41 ans, avant de tomber malade et de mourir, en 1991, à l’âge de 54 ans. Quand Woeser est née, il était officier, en poste à Lhassa ; c’est donc là qu’elle est née.

 

 

Tsering Dorje devant le Potala à Lhassa en 1969

(photo Tsering Woeser, sur son blog)

 

 

Quatre ans plus tard, cependant, son père a été muté dans l’ancien Kham désormais intégré dans la province du Sichuan, et Woeser a ainsi grandi dans la ville de Kangding (康定), ou Dartsedo (dar-rtse-mdo) en tibétain, chef-lieu de la préfecture autonome tibétaine de Kardzé (甘孜藏族自治州) [1].

 

Dans le climat de relative libéralisation des années 1980, Woeser fait des études de littérature chinoise à l’Université des nationalités du sud-ouest (西南民族大学), à Chengdu. Après l’obtention de son diplôme en 1988, elle travaille deux ans comme journaliste à Kardzé puis, en 1990, est nommé rédactrice à Lhassa de la revue littéraire en langue chinoise Littérature du Tibet (Xizang wenxue《西藏文学》), éditée par l’Association des écrivains du Tibet (西藏作家协会).

 

Ayant fait toute sa scolarité en chinois, elle ne parle pas tibétain et participe au contraire au développement de la littérature tibétaine en chinois. Pendant les deux ans qu’elle passe à Kardzé, elle s’intéresse cependant de plus en plus à la culture tibétaine et au bouddhisme. La quête de l’identité tibétaine enfouie sous la couche de culture chinoise surimposée devient un motif récurrent dans ses poèmes et ses écrits. À Lhassa ensuite, elle découvre à quel point, ayant abandonné sa langue maternelle, elle est elle-même sinisée. Elle fait un retour sur elle-même et ses origines, réfléchit sur l’histoire tibétaine, commence à apprendre le tibétain, se tourne activement vers le bouddhisme et commence ses premiers pèlerinages. Elle note les histoires que lui racontent les gens qu’elle rencontre, qu’elle utilisera plus tard. C’est une période de découverte et de formation.

 

*  De l’ouverture au raidissement, poésie à Lhassa

 

C’est cependant dans un contexte extrêmement difficile. La fin des années 1970 et le début de la décennie suivante fut une période d’optimisme et d’espoir pour les Tibétains, après vingt ans de contrôle politique et de répression. En témoigne, en mai 1980, la visite de Hu Yaobang (胡耀邦) dans la Région autonome, visite suivie de plusieurs autres dans les années suivantes. Hu Yaobang ordonne le retrait de milliers de cadres han de la RAT et exige de ceux qui restent qu’ils apprennent le tibétain. Il dicte des mesures pour améliorer le système éducatif tibétain et se montre soucieux de redonner vie à la culture. L’essor rapide de la nouvelle littérature (en langue chinoise) est favorisé par l’apparition de diverses revues, dont la première, « Littérature tibétaine » (Xizang wenxue 西藏文学), est lancée à Lhassa en 1977, par l’Association des écrivains tibétains. Des revues en tibétain suivent sur le même modèle, et avec le soutien du Parti qui veut prouver que son discours d’ouverture n’est pas simple façade.

 

Mais les problèmes commencent en 1983 avec la campagne « contre la pollution spirituelle » (清除精神污染) dirigée en Chine contre les intellectuels, au Tibet contre les moines et les monastères.

 

En 1986-87, le gouvernement tibétain en exil lance une campagne pour tenter d’obtenir un appui international ; aux Etats-Unis, la Chambre des Représentants réagit en passant une résolution en juin 1987 en faveur des droits de l’homme au Tibet, ce qui entraîne en retour, à partir de septembre 1987, des manifestations à Lhassa contre le gouvernement chinois. La mort soudaine du 10ème Panchen Lama, le 28 janvier 1989, entraîne d’autres manifestations. Elles culminent le 5 mars, cinq jours avant le 30ème anniversaire du soulèvement de 1959, et sont réprimées dans le sang. Les troubles entraînent l’imposition de la loi martiale et un nouveau raidissement de la politique chinoise. Les événements de la place Tian’anmen plongent toute la Chine dans une longue période de répression.   

 

La littérature tibétaine est alors en crise comme le reste [2]. À partir de 1986-1987, le discours se raidit, passant de la valorisation des « spécificités nationales » à la primauté de la cohésion nationale ; toute revendication d’une identité tibétaine devient entachée de soupçon irrédentiste, et en particulier celles fondés sur la langue. Beaucoup des jeunes écrivains tibétains qui avaient émergé au début de la décennie cessent d’écrire et de publier, certains partent en exil. Le mouvement favorise plutôt la littérature en chinois, mais en même temps les restructurations économiques du début des années 1990 en Chine entraînent la suppression de beaucoup de subventions et affectent le domaine culturel.

 

Dans ce climat, l’histoire devient un refuge, et l’évocation du passé un thème récurrent empreint de nostalgie. Woeser s’inscrit dans ce contexte et ses écrits le reflètent. Pendant toute cette période, elle écrit des poèmes, publiés dans la presse. Ils seront réunis dans un recueil paru en 1999 : « Le Tibet au-dessus » (Xizang zai shang《西藏在上》) [3].

 

*  De la poésie à la prose critique, de Lhassa à Pékin

 

En 1991, son père meurt, et elle trouve dans les papiers qu’il laisse toute une collection de photos qu’il a prises pendant la Révolution culturelle, non tant pour témoigner, mais, selon sa mère, parce qu’il était passionné de photographie. Elle ne réalise pas tout de suite le trésor dont elle a hérité. C’est en 1999, après avoir lu le livre publié l’année précédente par Wang Lixiong (王力雄), « Funérailles célestes : le destin du Tibet » (Tianzang : Xizang de mingyun 《天葬:西藏的命运》), qu’elle a l’idée de lui envoyer les photos. Il les lui renvoie avec un mot d’encouragement. Elle les publiera plus tard, à Taiwan en 2006, sous le titre énigmatique « Shajié » (《杀劫》) [4].

 

Elle rencontre ensuite Wang Lixiong à Lhassa et c’est lui qui lui aurait conseillé de délaisser sa tour d’ivoire poétique pour écrire, et publier, des choses « utiles ». Elle passe donc de la poésie à la prose pour écrire « Notes du Tibet » (Xizang biji《西藏笔记》) qui paraît en 2003, en reprenant des textes écrits à partir de 1997. Le titre choisi par Woeser rattache le recueil à un genre cultivé de longue date par les lettrés chinois, le biji (笔记), fait de notes éparses sur les sujets les plus divers, sans structure spécifique, mais en particulier sur des sujets historiques : ce sont souvent des relectures de l’histoire, offrant une vue personnelle, différente ou complémentaire de l’histoire officielle écrite par les historiens de la cour sous le contrôle des empereurs, et c’est souvent sous forme d’anecdotes et récits racontés par des parents et amis, entendus, notés et rapportés.

 

 

Tsering Woeser et Wang Lixiong chez eux en résidence surveillée à Pékin en 2014
(photo South China Morning Post)

 

 

Le recueil n’a pas le caractère allusif des poèmes. Woeser y cite même, entre autres, des extraits de l’autobiographie du Dalaï-Lama [5]. Il est édité par une éditrice qui n’a pas réalisé la portée de ce qu’elle publiait ; elle l’a payé par l’interdiction du livre et des autocritiques en chaîne. Quant à Woeser, elle l’a payé plus chèrement encore : elle est limogée de son poste à la rédaction de la revue « Littérature tibétaine », son appartement est confisqué et elle est obligée de quitter Lhassa pour aller vivre à Pékin, privée de passeport et dûment surveillée. En 2004, elle y épouse Wang Lixiong et poursuit à ses côtés son œuvre littéraire désormais doublée d’un engagement actif.

 

C’est un tournant dans son existence comme dans son œuvre.

 

Vivre pour dire

 

*  Dire et lutter

 

Désormais, elle publie à Taiwan . En 2006, les « Notes du Tibet » y sont rééditées, dans une version révisée, sous le titre « Un poème nommé Tibet » (Ming wei Xizang de shi 《名為西藏的詩》).

 

Mais c’est sur internet qu’elle publie désormais sans relâche poèmes et articles critiquant ouvertement et publiquement les politiques répressives du gouvernement chinois, ce qui l’oblige à jouer au chat et à la souris avec les autorités de censure. En juillet 2006, ses deux blogs sont fermés : elle y avait posté des vœux au Dalai-Lama pour son anniversaire. Elle en rouvre aussitôt un autre, hébergé par Radio Free Asia [6].

 

En mars 2008, pendant la vague de protestations et d’émeutes au Tibet, elle et son mari sont mis en résidence surveillée après avoir été interviewés par des journalistes étrangers. Ses « Tibet Updates » sont traduites en anglais et publiées sur le site China Digital Times.

 

En décembre 2008, elle et son mari sont parmi les premiers signataires de la Charte 08 (零八宪章) publiée le 10 décembre pour le 60e anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme et demandant de profondes réformes démocratiques en Chine. En juillet 2009, tous deux « récidivent » en signant une pétition pour demander la libération de l’économiste ouïghour Ilham Tohti qui, le 8 juillet, a disparu de son domicile. En 2011, Woeser est lauréate du prix du Prince Claus mais en mars 2012, faute de passeport, il lui est impossible de se rendre à l’ambassade des Pays-Bas pour le recevoir.

 

Ce même mois de mars, elle lance un appel pour que cesse la vague d’immolations des jeunes Tibétains  protestant contre l’intégration forcée et les mesures répressives pratiquées par le régime chinois. L’année suivante, elle publie en France « Immolations au Tibet », avec préface de Robert Badinter et couverture illustrée par Ai Weiwei (艾未未). Il sera publié en traduction chinoise à Taiwan en 2015 sous le titre « Le Phénix de feu du Tibet : dédié à tous les immolés tibétains » (Xizang huo fenghuang : xiangei suoyoude zifen zangren《西藏火鳳凰:獻給所有自焚藏人》).

 

En 2013, elle s’inquiète des travaux de « rénovation » entrepris dans le quartier du barkhor (八廓) à Lhassa, lieu de circumambulation des habitants et des pèlerins autour du temple du Jokhand – mais aussi lieu de manifestations de moines et de nonnes au moment des troubles de 2008. Woeser publie des photos sur internet, alerte l’opinion publique et lance une pétition en faveur de la protection du site. Son article sur le Barkhor sera repris dans son livre paru à Taiwan en janvier 2017 : « Ruines couleur pourpre » (Jianghong feixu绛紅廢墟).

 

Woeser et Wang Lixiong sont dès lors présentés dans la presse chinoise comme des dissidents [7]. Mais cela semble presque bienveillant, et en tout cas sans grave conséquence.

 

 

Tsering Woeser recevant le 19 mai 2013 à l’ambassade des États-Unis à Pékin
l’International Women of Courage Award décerné par le gouvernement américain
(prix remis le 8 mars précédent à Washington, mais en l’absence de Woeser)

 

 

*  La diva des réseaux sociaux

 

Woeser est devenue omniprésente sur internet, que ce soit sur Twitter, Instagram ou Facebook, elle y glane ses informations et y diffuse ses articles et photos. Sur son blog rfa, elle publie régulièrement des articles sur le Dalaï-Lama, illustrés de photos. Il n’en faudrait pas tant pour que quiconque soit arrêté et emprisonné, le Dalaï-Lama étant le tabou des tabou, un monstre en robe de moine.

 

Mais Woeser n’en continue pas moins à être « la voix interdite du Tibet ». À un jeune auquel elle pose des questions sur Instagram et qui lui demande, inquiet, si elle pense que c’est … sûr, elle répond en lui demandant de quoi il a peur. Elle n’a pas l’air, elle, de s’inquiéter. Elle est ouvertement dans une attitude de dissidence, une dissidence de l’intérieur, tolérée moyennement surveillance, voire harcèlement, comme l’avait été celle d’Ai Weiwei avant qu’il soit incité à aller s’établir ailleurs. Mais c’est justement cette tolérance qui ne laisse pas d’étonner, dans un système de plus en plus répressif où le moindre manquement à la norme établie est l’objet de poursuites, où rien n’échappe l’œil inquisiteur des censeurs et de leur armée de hackers à cinq maos sur internet [8]

 

C’est en même temps, sans doute, un moyen de se réconcilier avec elle-même et sa conscience historique, bien que cela ne puisse résoudre ses problèmes identitaires : ayant trouvé le réconfort du bouddhisme, elle reste cependant toujours hantée par le remord d’écrire en chinois [9].

 


 

Principales publications et traductions

 

Pour les poèmes, voir II. Poésie

Pour les essais et articles, voir III. Prose narrative

 

En complément du livre sur la Révolution culturelle : exposition

Flames of My Homeland : The Cultural Revolution and Modern Tibet

Œuvres de Tsering Woeser et photographies de son père Tsering Dorje.

L’exposition était complétée par des installations multimédia en collaboration avec le traducteur Ian Boyden, dont l’enregistrement de poèmes de Woeser par elle-même.

The Ezra and Cecile Zilkha Gallery, Wesleyan University, February 24 – April 1, 2021

 


 

À lire en complément

 

Son blog rfa (en chinois) : http://woeser.middle-way.net/

Le site High Peaks Pure Earth (articles et poèmes en chinois, traductions en anglais)

https://highpeakspureearth.com/

Sa page Facebook (en chinois) https://www.facebook.com/tsering.woeser

 

 


[1] À la frontière historique entre le Tibet et la Chine, Dartsedo a été un important carrefour de routes commerciales, mais aussi le lieu de frictions constantes qui ont dégénéré sous les Qing en un véritable conflit, la bataille de 1701 s’étant soldée par la prise de la ville par les forces mandchoues. Après 1959, Dartsedo a également été le site d’un camp de réforme par le travail (ou laogai).

[4] Titre platement traduit en français « Mémoire interdite, témoignage sur la Révolution culturelle au Tibet », mais qui est en fait subversif en soi. Voir :

http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Woeser_Presentation_III_prose.htm

[6] Blog qui est en 2023 plus actif que jamais : http://woeser.middle-way.net/

[8] Véritables espions du web, les wumao (五毛) – payés 5 centimes, wu mao, pour chaque intervention – font désormais partie du paysage du web chinois : ils ont été créés en 2004, l’agence Chine nouvelle Xinhua a officialisé leur existence en 2006, et Le Monde en août 2008.

[9] Comme le montre bien son dernier recueil de poèmes, écrits lors d’un pèlerinage autour de la montagne sacrée Amnyé Machen, recueil paru à Taiwan en 2020 dont la traduction en français paraîtra à l’automne 2023.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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