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Tamura Toshiko 田村俊子  

Entre Tokyo et Shanghai, 1884-1945

par Brigitte Duzan, 9 mars 2024

 

 

Tamura Toshiko

 

 

De son vrai nom Satō Toshi (佐藤とし), Tamura Toshiko est née en avril 1884 dans le quartier populaire d’Asakusa à Tokyo où son père était marchand de sacs de riz. À 17 ans, elle entre à l’université des femmes du Japon Nihon Joshi Daigaku. mais doit vite abandonner. Elle commence à écrire et devient vite célèbre, participant à l’émergence d’un courant de littérature féminine en rupture avec la tradition. Elle a été la première écrivaine japonaise à vivre de ses droits d’auteur, mais elle reste encore relativement méconnue.

 

L’écrivaine et traductrice Mo Yin (默音) l’a découverte lors de ses recherches sur la littérature féminine japonaise du début du 20e siècle, et s’est inspirée de sa vie autant que de ses premiers récits pour écrire une novella où se mêlent fiction et non fiction, comme dans les récits de Tamura Toshiko elle-même. D’où l’intérêt de mieux connaître une écrivaine qui offre par ailleurs un parallèle intéressant avec le monde littéraire féminin qui émerge en Chine dans les années 1910.

 

Sa carrière d’écrivaine passe par trois étapes :

-     dans les années 1910 : elle devient la « femme nouvelle » de la littérature japonaise ;

-     de 1918 à 1933 : elle fait l’expérience de l’immigration japonaise à Vancouver, puis passe trois ans à Los Angeles avant de rentrer au Japon ;

-     de 1942 à sa mort en 1945 : elle édite une revue féminine sous auspices japonais dans Shanghai occupée.

 

1910-1918 : Femme nouvelle, écrivaine à succès

 

Elle fait ses premières armes en littérature dans un Japon encore dominé par l’idéologie typiquement confucéenne dite ryōsai kenbo (良妻賢母), bonne épouse, mère avisée. Mais cette fin de l’ère Meiji (1868-1912) est en même temps une période d’émancipation féminine qui voit émerger une « femme nouvelle » (atarashii onna 新しい女), revendicatrice et turbulente, qui a exercé une influence déterminante sur l’image de la « femme nouvelle » chinoise (新女性) dans les années 1910-1920 ; dans les deux cas, cette « femme nouvelle » est inspirée par la Nora de la « Maison de poupée » d’Ibsen et le phénomène sera de même étouffé dans l’œuf  par la guerre.

 

Publiant nouvelles et essais presque tous les mois de 1911 à 1918, Tamura Toshiko devient alors l’une des écrivaines représentatives de ces « femmes nouvelles ». Mais, en même temps, elle est née dans un quartier traditionnel de Tokyo, dit shitamachi (下町), la ville basse, celui des vieux théâtres et d’une culture populaire ancienne, d’où son surnom un rien péjoratif d’Edokko (江戸っ子), enfant d’Edo [1]. Ce surnom, c’est Hiratsuka Raichō qui le lui a donné, l’une des fondatrices en 1911 d’une revue emblématique : Seitō (青鞜), c’est-à-dire « Bas bleu » [2], première revue littéraire féministe au Japon. Elle n’en demandera pas moins à Tamura Toshiko de contribuer à la revue lors de son lancement, ce qui montre bien que Toshiko avait déjà une certaine notoriété dans les cercles littéraires.

 

 

Seitō, couverture du premier numéro

(illustration de Takamura Chieko)

 

 

La nouvelle qu’elle publie dans ce premier numéro de Seitō, en septembre 1911, est « Sang chaud » (Ikichi 生血) : les sentiments mitigés ressentis par une femme après avoir passé une nuit avec un homme quasiment inconnu dans une auberge. On trouve là quelques motifs récurrents dans l’œuvre de l’écrivaine, et en particulier une description sans concession du corps de la femme en parallèle avec celle des rues saturées d’humidité du quartier de Yoshiwara (吉原), le quartier d’Edo célèbre pour ses courtisanes, ses « maisons vertes » et ses artistes. Quartier aussi du théâtre kabuki où son grand-père l’entraînait et dont sa mère était passionnée, plaisir qui se fit rare quand la famille se retrouva en proie à des difficultés financières.

 

En fait, selon une tradition que l’on retrouve aussi en Chine, son père avait été « adopté » par la famille de sa mère, pour aider au commerce familial des sacs de riz. Satō était le nom de famille de sa mère. Ses parents se sont séparés quand elle était enfant et elle a vécu un temps avec son père, avant de revenir vivre avec sa mère parce que son père s’était remarié et avait un enfant. Toshiko avait une petite sœur née en juillet 1889 qui, elle, était jolie, mais elle est morte en 1902. Finalement, le sentiment qui ressort des premiers récits de Toshiko, à partir de 1903, est celui d’une enfant en manque d’affection, une impression de solitude, aux côtés d’une mère absente, froide, préoccupée de sa propre carrière plutôt que du bien-être de sa fille. Car sa mère était artiste et, après le départ de son mari, a enseigné le chant ; mais elle a eu aussi de jeunes amants.

 

En 1901, Toshiko est envoyée à l’Université des femmes du Japon (Nihon Joshi Daigaku 日本女子大学) qui venait juste d’être fondée par Naruse Jinzo, un pionnier au Japon de l’enseignement universitaire pour les femmes ; malgré une approche très conservatrice, l’université a malgré tout formé un premier contingent de « femmes nouvelles », dont les cinq fondatrices de Seitō. Toshiko a cependant abandonné dès la première année, pour des raisons contestées : problème de santé, manque d’intérêt pour les cours, ou simplement faute d’avoir les moyens de payer l’université, son père n’ayant plus les moyens de continuer à l’aider.

 

C’est aussi ce qui l’a poussée à écrire : seule de ses paires à venir d’une famille modeste, sans père ou mari qui puisse payer ses factures, elle a alors écrit pour vivre, et d’abord en entrant dans le cercle de l’écrivain Kōda Rohan (幸田露伴) [3] dont elle est restée proche pendant plusieurs années.  C’est sous son égide, et le pseudonyme de Roei (露英), qu’elle publie sa première nouvelle en février 1903, juste avant son 19e anniversaire, dans la revue littéraire Bungei kurabu (文芸倶楽部) ou Club des arts littéraires [4]. Intitulé Tsuyuwake goromo, soit « Vêtements trempés par la rosée », le récit était écrit en japonais classique, dans le style de la célèbre écrivaine du début de l’ère Meiji Higuchi Ichiyō ( 樋口一葉) [5]. Toshiko y dépeint les efforts d’une jeune orpheline qui tente désespérément de convaincre son frère de ne pas divorcer, la mort des parents l’ayant laissée à sa charge ; mais elle meurt de tuberculose après avoir vainement supplié son frère, sous la pluie, de ne pas abandonner sa femme pour aller vivre avec une chanteuse.

 

L’atmosphère est sombre et, proche de l’autofiction, le récit semble être porteur d’un lourd symbolisme [6]. Cependant, trois ans plus tard, en 1906, Toshiko rompt avec Kōda Rohan car le style classique sur lequel il insistait ne lui permettait pas d’exprimer les sentiments d’une Japonaise moderne comme elle voulait le faire. Et en 1909, elle épouse Tamura Shōgyo qu’elle avait rencontré dans le cercle de Kōda Rohan mais qui avait dix ans de plus qu’elle. Elle va dès lors connaître un grand succès contrairement à son mari qui continue à écrire dans le style classique conseillé par Kōda Rohan, ce qui créera de profondes tensions dans le ménage.

 

Pour sa part, elle se rapproche d’un cercle d’artistes liés à un mouvement du nouveau théâtre dit shingeki (新劇) dont l’un des principaux représentants était Hōgetsu Shimamura, dramaturge qui, en 1911, joua un rôle de premier plan dans la production au Théâtre impérial de Tokyo de « La maison de poupée » d’Ibsen – production qui défia la chronique car le personnage de Nora devint une icône féministe, représentante de la « nouvelle femme », et le rôle était en outre interprété pour la première fois par une actrice, Matsui Sumako (松井 須磨子) [7].

 

Cette même année 1911 marque le début de l’« âge d’or » de Tamura Toshiko : son roman Akirame (あきらめ) ou « Résignation » remporte le prix littéraire du journal Asahi Shimbun. C’est une histoire d’infidélité, d’amour lesbien, et du désir d’une jeune femme de devenir célèbre en dépit des objurgations du directeur de son école ; à la fin, cependant, elle ne peut supporter les rumeurs que l’on fait courir sur elle, et elle « se résigne » à aller vivre à la campagne avec sa grand-mère âgée et souffrante en abandonnant ses rêves de gloire théâtrale – conclusion typique des récits de Toshiko. Elle-même avait tenté une carrière d’actrice avec la troupe de Shimamura, mais, n’étant pas assez belle pour cela, dut « se résigner » à ne pas être actrice mais écrivaine.

 

 

Un de ses premiers recueils de nouvelles (1913)

 

 

Elle poursuit en 1912 avec un récit qui dépeint son expérience du théâtre : Chōshō (嘲笑) ou « Moquerie », puis, en 1913, Onna Sakusha (女作者) ou « L’écrivaine », tout aussi autobiographique (une écrivaine en panne d’inspiration en fait porter la faute sur son mari et se retourne contre lui), et le recueil de neuf nouvelles Miira no Kuchibeni (木乃伊の口紅) ou « Le rouge à lèvres de la momie » où un couple d’écrivains rivalisent et se disputent. On retrouve le thème de l’homosexualité féminine dans une nouvelle parue en 1914, Haru no ban (春の) ou « Soir de printemps », qui décrit les deux relations d’une jeune femme, l’une hétérosexuelle, l’autre homosexuelle.

 

 

Le rouge à lèvres de la momie

 

 

C’est cette année-là que Tamura Toshiko rencontre le journaliste Suzuki Etsu (鈴木悦) qui travaillait pour l’Asahi Shimbun. En 1916, elle se sépare de son mari. Ses publications ont de plus en plus de succès, en particulier auprès de tout un lectorat féminin jeune. Ses récits paraissent dans les revues littéraires populaires comme Chūō Kōrōn ou Revue centrale (中央公論) et Shinchō (新潮) [8]. Elle fait partie de tout un groupe de jeunes écrivaines indépendantes et professionnelles qui vivent de leur plume et expriment leurs émotions intimes. Elles vont être à la source d’une véritable sous-culture que l’on a appelée shôjo bunka et qui s’est développée au début des années 1920. Mais Tamura Toshiko ne sera plus là.

 

En 1918, en effet, elle part avec Suzuki à Vancouver [9] où elle va rester jusqu’en 1933, ne rentrant au Japon qu’en 1938, après deux années à Los Angeles.

 

1918-1936 : l’expérience de l’étranger

 

o    1918-1933 : Quinze ans au Canada.

 

Ces années au Canada sont relativement difficiles. Elle ne pouvait que difficilement s’intégrer dans la communauté japonaise, étant une écrivaine capable de vivre de sa plume, alors que la majorité des immigrants japonais appartenaient aux couches pauvres de la population et avaient émigré pour des raisons économiques ; ils étaient en outre très conservateurs. Maîtrisant mal l’anglais, Toshiko s’est retrouvée marginalisée dans un monde où elle n’avait pas sa place, tandis que Suzuki, de son côté, tentait de créer un syndicat des travailleurs japonais pour défendre leurs droits

 

Toshiko recommence cependant à écrire, pour des journaux japonais de Vancouver, mais sous le pseudonyme significatif de Tori no ko (), c’est-à-dire « Petit oiseau », montrant bien qu’elle se sentait fragile  « comme un oiseau sur la branche ». Elle écrit des haiku, mais aussi quelques nouvelles, la première, en 2019, intitulée Bokuyōsha (牧羊者), ou « Bergers », symboliquement inspirée de l’histoire de David et Goliath.

 

Elle rend compte dans la cinquantaine d’articles publiés dans la presse japonaise au Canada de la vie des immigrants japonais à Vancouver, et surtout le racisme auquel ils étaient confrontés [10]. Elle n’a écrit que neuf nouvelles pendant toute cette période. Et c’est juste avant son retour au Japon qu’elle publie une novella décrivant l’histoire du mouvement ouvrier japonais à Vancouver, à la suite des émeutes antijaponaises de 1907, la communauté blanche s’étant alarmée du nombre croissant d’immigrants qui menaçaient à leurs yeux l’intégrité de toute la province de British Colombia. La novella est intitulée Chiisaki ayumi (小さき歩み), soit « Petits pas », et elle est publiée en trois parties, dans les numéros d’octobre et décembre 1936 et mars 1937 du journal Kaizō (改造).

 

Le 25 février 1932, cependant, Suzuki était rentré au Japon, pour ce qui devait être un voyage rapide. Un an plus tard, il y était toujours. Le 11 septembre 1933, il meurt d’une appendicite à l’hôpital dans sa ville natale de Toyohashi. Il vivait en réalité à Tokyo avec une autre femme qui était rentrée du Canada au Japon avec lui.

 

o    1933-1936 : trois ans à Los Angeles

 

En novembre 1933, au bord du suicide [11], Toshiko part à Los Angeles. Son premier contact est une actrice, épouse d’un célèbre acteur japonais de Hollywood, qu’elle avait connue à Tokyo et qui lui aurait inspiré le personnage de Tomie dans Akirame. Mais, quand elle arrive à Los Angeles, l’actrice est séparée de son mari, gagne tout juste sa vie en vendant des produits de beauté, continue de militer pour les idées de gauche et qui plus est son fils a la tuberculose. Autant de raisons pour l’éviter.

 

Toshiko trouve cependant très vite un éditeur : elle publie dans le Rafu shimpō (羅府新報), ou Los Angeles (Japanese) Daily News, un journal qui publiait depuis sa création en 1903 des nouvelles d’écrivains et écrivaines japonais (es) célèbres.

 

Elle finit par rentrer au Japon en 1936. Mais c’est un tout autre Japon que celui qu’elle avait quitté dix-huit ans auparavant. Ce n’est pas non plus la même personne ni la même écrivaine qui remet les pieds sur le sol natal.

 

1936 : bref retour au Japon

 

Fini l’âge d’or de l’ère Taishō. Elle reprend son nom Satō Toshiko et désormais les histoires de ses héroïnes, dans ses nouvelles, sont mêlées à des problèmes de classe et des questions politiques dans le Japon nationaliste de cette fin des années 1930.

 

Après Chiisaki ayumi, elle publie trois nouvelles qui se passent au Japon, dont Mukashi gatari (昔がたり),  « Histoire d’autrefois », publiée dans la revue Bungakukai (文学界) ou « Monde des lettres », en janvier 1937. Ce que reflète la nouvelle, c’est l’angoisse des écrivains obligés de se conformer à l’idéologie nationaliste et militariste en renonçant à leurs idées pour se prononcer en faveur du tenkō (転向), littéralement « conversion dans la (bonne) direction ». Le récit est conté à la première personne, par la narratrice interrogée sur une étudiante qu’elle a connue dans le passé, sans que soit précisée l’identité de son interlocuteur – il est désigné par le démonstratif  « ce », sono ko (其の子), qui pourrait vouloir dire quelqu’un dont on a déjà parlé. Mais cette volontaire imprécision, ce doute, donne un sens inquiétant au personnage et à la nouvelle.

 

Fini les personnages féminins en lutte pour leur indépendance dans une société patriarcale, contre l’idéal confucéen des bonnes épouses et mères (il n’y a d’ailleurs jamais d’enfants dans les récits de Tamura Toshiko). Les personnages sont maintenant comme étouffés dans une atmosphère irrespirable, quasi claustrophobique.

 

Avant de quitter le Japon, elle publie encore deux nouvelles. L’une, parue en novembre 1938 dans Chūō kōron, est intitulée Yama michi (山道) : « La route de montagne ». De manière semblable à sa première nouvelle publiée en 1911 dans le numéro inaugural de la revue Seitō, ce récit dépeint les émois intérieurs d’une femme qui, marchant avec son amant sur un chemin de montagne, est en fait en train de lui faire ses adieux, ainsi qu’à son pays. Ici cependant, plus de description de scènes sexuelles ; ne restent que la tristesse de la perte prochaine et la persistance du désir [12], et en toile de fond la menace destructrice de la montée du nationalisme.

 

En décembre 1938, Toshiko publie une dernière nouvelle avant son départ: Bubetsu (侮蔑), « Mépris ». Le récit est centré sur deux jeunes Nippo-Américains, un jeune garçon et sa petite amie, qui tentent de trouver leur place entre Japon et Amérique, mais sont en fait ostracisés des deux côtés. En cause sont les notions de nation et de race, et de ce qui définit la culture, avec tout ce que cela peut avoir d’arbitraire et d’imaginaire, au service du nationalisme.

 

Avant cette nouvelle, elle avait exprimé son dédain du nationalisme, justement, dans un article publié en juin 1937 dans le Miyako Shimbun (都新聞) :  Nihon fujin undō no nagare o miru (日本婦人運動の流れを観る), « Regard sur les courants actuels du Mouvement des femmes ». Elle y critique l’utilisation des femmes par le gouvernement japonais pour soutenir l’effort de guerre après en avoir fait des ouvrières sur le front industriel, en soulignant la contradiction qu’il y a à vouloir que les femmes donnent naissance à une nombreuse progéniture si c’est ensuite pour l’envoyer se faire tuer sur le front. Mais son propos va au-delà du nationalisme japonais : elle attaque l’idée même de race pure, de suprématie culturelle, d’Etat-nation unifié et en revient en contrepoint à la beauté de la nature en dépit des faiblesses humaines.

 

Dans les articles et récits de ces années 1930, elle apparaît non plus comme la « femme nouvelle » des années 1910, mais comme une écrivaine aux styles multiples nés de son expérience internationale [13].

 

Et puis, fin 1938, elle part à Shanghai.

 

1938-1945 : Shanghai

 

Depuis la fin de la bataille de Shanghai, le 26 novembre 1937, la majeure partie de la ville est occupée par les troupes japonaises, hors concessions internationales d’abord, les concessions étant finalement occupées elles aussi le 8 décembre 1941.

 

 

Toshiko à Shanghai

 

 

Toshiko part comme correspondante du Chūō Kōrōn. Puis, en 1942, après l’occupation totale de la ville, elle devient, sous le nom de Zuo Junzhi (左俊芝) [14],  rédactrice-en-chef d’une revue féminine chinoise, « La Voix des femmes » (女声), sous-titrée en anglais « Woman’s Voice », sous l’égide des autorités japonaises et financées par elles. Cependant, comme elle ne lisait ni n’écrivait le chinois, elle avait pour assistante de rédaction une Chinoise nommée Guan Lu (关露).

 

 

La voix des femmes / Woman’s Voice

 

 

Or cette Guan Lu était en fait membre du Parti communiste, et chargée par le Parti d’espionner sur les collaborateurs des Japonais, le journal servant de couverture. En juillet 1943, elle est même envoyée par le journal pour participer à une conférence sur « la littérature de la Grande Asie orientale » qui se tient en août à Tokyo. Elle est chargée par son supérieur dans le Parti, Pan Hannian (潘汉年), de remettre une lettre à un ami japonais pour tenter de renouer les liens avec les membres du Parti communiste japonais. Il y a une douzaine de Chinois à la conférence et chacun doit faire une allocution à la radio. Guan Lu choisit pour sujet « les échanges culturels entre les femmes chinoises et japonaises », en insistant sur le rôle des écrivains pour faciliter la communication.

 

Elle sera par la suite considérée comme traître, condamnée deux fois à la prison et finira misérablement sur un lit d’hôpital [15]. Bien qu’elle ait été réhabilitée juste avant sa mort, c’est l’image d’elle qui est longtemps restée. Elle était pourtant écrivaine, poétesse et traductrice, amie de Ding Ling (丁玲) et de Yang Mo (杨沫) ; de 1947 à 1951, elle a même travaillé comme scénariste au bureau du cinéma. Elle avait donc toutes les qualifications requises pour être la rédactrice de « La Voix des femmes ».

 

Ce qui reste obscur, c’est le rôle véritable de Tamura Toshiko dans cette aventure. Il semble évident qu’elle ait dû faire son tenkō et que le journal lui ait permis d’échapper à l’atmosphère pesante du Japon. Mais elle semble s’être bornée à répondre au courrier des lectrices, en se le faisant traduire.

 

Cependant, « La Voix des femmes » est resté le seul magazine féminin publié à Shanghai pendant l’occupation japonaise, et en tant que tel offre une perspective inédite sur la complexité de la communication culturelle dans la ville à l’époque. C’est le sujet de recherche d’une professeure de l’Université des communications de Chine qui a également étudié au Japon : Tu Xuhua (涂晓华). Elle a publié en 2014 un résultat exhaustif de ses recherches, en faisant ressortir la politique éditoriale, les différentes rubriques, les contributeurs : « Recherches sur la revue "La voix des femmes" dans la Shanghai sous occupation japonaise » (上海沦陷时期《女声》杂志研究).

 

On peut aussi replacer la revue dans la continuité des revues littéraires féminines à Shanghai au début du 20e siècle, y compris celle, portant le même nom, fondée en 1932 par une militante féministe chinoise …

 

Quant à Tamura Toshiko, elle est décédée d’une hémorragie cérébrale le 16 avril 1945,  peu de temps avant la capitulation du Japon et la libération de Shanghai. Sa tombe est à Kamakura, près du temple bouddhiste Tōkei-ji (東慶寺). 

Après sa mort, en 1946, a été créé un prix de littérature féminine financé par ses droits d’auteur.

 

 

La tombe de Tamura Toshiko à Kamakura

 

 

Au Japon, la spécialiste de Tamura Toshiko est Kurosawa Ariko (professeure à l’université d’Okinawa, née en 1952) qui poursuit la publication de ses œuvres complètes : Tamura Toshiko sakuhinshū (田村俊子作品集), Après l’avoir rencontrée au Japon et avoir fait elle-même des recherches à Shanghai, Mo Yin a écrit un article sur l’écrivaine, illustré des photos des divers lieux où elle a vécu :

https://mp.weixin.qq.com/s/X6xlKis_LHnZU-S0zQux2Q

 


 

Bibliographie en anglais

 

- The Body, Migration and the Empire : Tamura Toshiko’s Writing in Vancouver from 1918 to 1924. by

Noriko K. Horiguchi, US-Japan Women’s Journal, n° 28 (2005), pp. 49-75. University of Hawai’i Press.

- From New Woman Writer to Socialist: The Life and Selected Writings of Tamura Toshiko from 1936-1938, by Anne E. Sokolsky, Brill, 2015.

 

 

From New Woman Writer to Socialist

 

 

- Tamura Toshiko, the Modern Murasaki, by Edward Fowler, Columbia University Press, 2006.

 

Aucune traduction en français.


 

[1] Le nom de Tokyo avant 1868.

[2] Référence au terme désignant les habituées des salons littéraires au 18e siècle en Angleterre (blue stocking) et repris en France au 19e pour désigner les femmes de lettres, avant de devenir péjoratif.

Sur Seitō, voir l’ouvrage sous la direction de Christine Levy : Genre et modernité au Japon, la revue Seitō et la femme nouvelle, Presses universitaires de Rennes, 2014. Compte rendu dans La revue des revues 2014/2.

[3] Kōda Rohan (幸田露伴1867-1947), écrivain et critique littéraire très influent au début du 20e siècle.

On peut lire de lui un recueil de cinq nouvelles traduites par Nicolas Mollard : « La pagode à cinq étages » (Les Belles Lettres, 2009).

[4] L’une des plus importantes revues littéraires des ères Meiji (1868-1912) et Taishō (1912-1926), revue illustrée publiée de janvier 1895 jusqu’en janvier 1933.

[5] Première écrivaine professionnelle du Japon moderne (1872-1896), et autre écrivaine issue d’un milieu très modeste, affectée elle aussi par la faillite de son père.

[6] Les mariages malheureux sont un leitmotiv des récits des écrivaines japonaises de la fin du 19e s.

Voir « L’écriture féminine dans le Japon moderne » de Claire Dodane.

[7] Mais elle aussi aura une fin tragique. Après avoir fondé une troupe avec Hōgetsu Shimamura, elle obtint un immense succès dans le rôle de Katyusha, dans « Résurrection » de Tolstoï adapté par Shimamura, en particulier grâce à son interprétation de la Chanson de Katyusha. Mais Shimamura meurt de la grippe espagnole en novembre 1918 ; Matsui Sumako se pend deux mois plus tard. Son amour est immortalisé par le film de 1947 de Mizoguchi « L’amour de l’actrice Sumako ».

[8] Littéralement : la nouvelle vague, revue mensuelle lancée en 1904, l’une des cinq plus importante revues littéraires du Japon encore aujourd’hui.

[9] Suzuki était marié et avait un enfant, leur relation était donc très mal vue dans le Japon des années 1910. Il divorcera et se remariera avec Toshiko en 1923.

[10] Voir sur ce sujet les articles d’Anne Sokolsky :

- pour la période 1918-1924 : https://www.jstor.org/stable/42771927

- et pour la fiction des années 1930 : https://www.jstor.org/stable/42771928

[11] Selon ses biographes Kudō et Phillips, cités par Anne Sokolsky, From New Woman Writer to Socialist: The Life and Selected Writings of Tamura Toshiko from 1936-1938, Brill, 2015, p. 21.

[12] La nouvelle serait partiellement autobiographique, inspirée par la liaison de Tamura Toshiko avec le mari de l’écrivaine Sata Ineko qui publiera elle-même en 1960 un récit de la liaison de son mari avec Toshiko.

[13] Voir l’article d’Anne Sokolsky “No Place to Call Home”, Japan Review, 2005/17, pp 121-148

[14] Pseudonyme qui n’est autre qu’un dérivé de son nom japonais qui se lit en chinois Zuoteng (Satō) Junzi (Toshiko) (佐藤俊子).

[15] Elle a été prise dans les purges des débuts du régime maoïste car impliquée dans « l’affaire Pan Hannian », arrêté en 1953 pour trahison, et condamné en 1955 à la prison puis envoyé en camp de rééducation. Elle fera dix ans de prison, puis huit à nouveau à partir de 1967. Elle finira tristement sa vie dans la solitude. En 1980, une thrombose cérébrale la laisse paralysée. Le 5 décembre 1982,  après avoir terminé ses mémoires, elle se suicide en avalant des somnifères. Elle avait été réhabilitée sur son lit d’hôpital le 23 mars. On la redécouvre aujourd’hui.

Elle a laissé des poèmes, des histoires pour enfants et un roman, ainsi que des essais publiés après sa mort :

1936 "Chants sur le Pacifique" (recueil de poèmes)《太平洋上的歌声》(诗集)

1940 "Hier et aujourd’hui" ( roman autobiographique )《新旧时代》(长篇自传体小说)

1951 "Le verger" (littérature pour enfants)  《苹果园》(儿童文学)

1986 "Troubles dans la ville" (recueil d’essais )《都市的烦恼》(散文集)

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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