Petite histoire des
revues littéraires chinoises
I. Avant 1949
………
C/ Les revues féminines
au début du 20e siècle
par Brigitte
Duzan, 10 mars 2024
1/ Le modèle japonais
En
1959, peu après l’ouverture forcée du Japon, consacrée
par le traité d’Amitié et de Commerce de 1858 avec les
États-Unis, le britannique William Hansard lance le
Nagasaki Shipping List and Advertiser qui devient le
modèle des journaux japonais. La première revue, lancée
en octobre 1867, est le Seiyo-Zasshi
(西洋雜誌)
ou « Revue occidentale » qui publiait des articles
traduits du néerlandais. Elle n’a connu que six numéros
et a disparu dès 1869, mais son influence a été
considérable, ne serait-ce que pour avoir introduit le
terme de “zasshi” (chinois zazhi) pour traduire
l’idée de revue, ou magazine.
Les
revues féminines se sont développées au début du 20e
siècle sur ce même modèle, la première à voir le jour
étant
Katei-no-Tomo (家庭の友)
ou « L’ami de la famille », en 1903 - devenue
Fujin no tomo
(婦人之友)
« L’ami de la femme » en 1908,
suivie de
Fujin Gahō
(婦人画報)
ou « Gazette illustrée pour les femmes » en 1905,
remarquable par ses illustrations, et l’utilisation
précoce de photographies.
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Fujin Gahō,
1er numéro, juillet 1905 |
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Le marché s’étant révélé lucratif, les titres se sont
multipliés. Le mensuel Shufu-no-Tomo (主婦の友)
ou “L’Ami de la ménagère” fondé en 1917 et orienté vers
les jeunes femmes de la classe moyenne dans un esprit
très conservateur a même été à la source d’un véritable
empire de presse.
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Shufu-no-Tomo,
août 1930 |
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2/ Les revues féminines en Chine
a)
Les
précédents de la fin des Qing
Les
revues lancées par des femmes pour un lectorat féminin à
la fin du 19e siècle sont éphémères, mais
elles ont un rôle précurseur.
-
1898-1899 : « Journal d’étude des femmes » (Nüxuebao《女学报》)
ou « Chinese Girls’ Progress ».
C’est
un journal fondé par un groupe de jeunes femmes de
familles aisées qui avaient reçu une éducation moderne
de type occidental, et dont le but essentiel était de
promouvoir l’éducation des femmes et… l’abolition des
pieds bandés.
-
1902-1903 : « Journal des femmes » (Nübao《女报》).
Il est
créé par Chen Xiefen (陈撷芬),
amie de
Qiu Jin (秋瑾)
et fille de l’éditeur d’un journal nationaliste où Chen
Xiefen tenait une rubrique sur l’éducation et le droit
des femmes.
- 1907
: « Journal des femmes de Chine » (Zhongguo nübao《中国女报》),
Journal militant pour les droits de la femme fondé en
janvier 1907 par Qiu Jin avec son amie Wu Zhiying (吴芝瑛)
et le concours de leur amie la poétesse Xu Zihua (徐自华).
Elles n’ont pu publier qu’un seul numéro, faute de
fonds.
b)
Les
revues féminines des débuts du 20e siècle
On en
distingue quatre principales, à partir de 1904 :
1.
Nüzi shijie (《女子世界》Women’s
World, 1904-07)
2. Funü shibao (《婦女時報》The
Women’s Eastern Times, 1911-17)
3. Funü zazhi (《婦女雜誌》The
Ladies’ Journal, 1915-31)
4. Linglong (《玲瓏》Elegance,
1931-37)
1.
Nüzi shijie
《女子世界》
Mensuel publié à Shanghai entre janvier 1904 et 1907 (18
numéros)
par la Société du monde des femmes de Changshu
(常熟女子世界社)
sous la direction éditoriale de Ding Chuwo (丁初我),
un lettré et éducateur de Changshu, dans le Jiangsu
(1871-1930).
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Nüzi shijie, premiers numéros |
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De
manière typique pour l’époque, les principaux rédacteurs
étaient des jeunes hommes aux idées progressistes
influencés par les promoteurs de la réforme avortée de
1898. S’ils voulaient agir pour l’éducation des femmes
et la défense de leurs droits, c’était parce qu’ils
pensaient que c’était nécessaire et vital pour le
progrès de la nation. Ils étaient tout particulièrement
en faveur de l’abolition de la coutume « féodale » des
pieds bandés et de la liberté du mariage. Beaucoup
enseignaient dans des écoles de filles.
Parmi
les contributeurs réguliers figuraient en particulier
les poètes Gao Xie (高燮),
Gao Xu (高旭)
et Liu Yazi (柳亞子),
les deux derniers étant les cofondateurs, en 1909, de la
société de poésie « du Sud » Nanshe (南社)
qui durera jusqu’en 1923. Mais il y avait aussi des
femmes, étudiantes ou enseignantes, qui publiaient
essentiellement des poèmes et des essais. Cependant, les
signatures pouvaient être trompeuses car il était
courant que certains écrivains prennent des pseudonymes
féminins pour publier dans le journal. Le plus connu est
Zhou Zuoren (周作人),
le frère de Lu Xun, qui a publié des récits de sa plume
ou des traductions dans la rubrique Fiction de
Nüzi shijie.
Ding
Chuwo a abandonné la direction éditoriale de la revue en
décembre 1906 quand il s’est intéressé à la science et a
fondé une revue scientifique : Lixue zazhi (《理學雜誌》).
Le journal a alors été repris par un ami de
Qiu Jin (秋瑾),
Chen Yiyi (陳以益),
qui avait étudié avec elle au Japon et avait participé à
ses tentatives de création de revues féminines. Mais il
n’a pu publier qu’un numéro supplémentaire.
2.
Funü shibao《婦女時報》
Cinq
numéros entre juin 2011 et la chute de la dernière
dynastie en 2012, puis encore 17 autres numéros, le
dernier en mai 1917. Au total
22 numéros.
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Funü
shibao :
couverture du n° 20 (novembre 1916)
(illustrant un récit de Zhou Shujuan) |
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Ce
« Women’s Eastern Times » est l’un des rares journaux à
avoir survécu à la transition de l’Empire à la
République et ensuite à la censure de Yuan Shikai, au
prix de deux hiatus de quelques mois. Le
Shibao
lui-même était l’un des quotidiens les plus en vogue et
les plus solides à Shanghai : la maison d’édition
Shibao Guan publiait aussi d’autres titres, dont des
livres et catalogues d’art dans la filiale Youzheng
shuju (有正書局).
La
revue avait deux rédacteurs-en-chef célèbres :
Chen Lengxue
(陳冷血),
journaliste, traducteur et romancier, et
Bao Tianxiao
(包天笑),
journaliste, éditeur, traducteur et romancier à succès,
« progressiste souriant » selon Sebastian Veg dont les
Souvenirs datant de 1906 ont été traduits en
français.
La
revue a apporté une contributions importante aux débats
sur le suffrage des femmes et leur éducation, avec une
rubrique « courrier des lectrices », le tout richement
illustré de photos, avec des couvertures très réussies,
et dans chaque numéro un concours d’essais, une ou deux
nouvelles, et des poèmes. La revue publiait des textes
d’auteurs populaires de divers courants et reflétait
ainsi les idées du temps.
Ainsi,
Bao Tianxiao a recruté le célèbre romancier de l’école
des « Canards mandarins et papillons » (“鸳蝴派”)
Zhou Shoujuan (周瘦鹃)
pour publier des fictions à la mode de cet auteur ; mais
celui-ci, à l’époque, se passionnait pour les femmes
aviatrices et il a donc publié un texte sur les
aviatrices britanniques et françaises dans le n° 20 de
la revue qui est ainsi sorti avec une superbe
illustration d’une passionnée d’aviation en couverture.
Les
couvertures de
Funü
shibao :
évolution de l’image de la femme (et de la Chine) de
1911 à 1917
https://kknews.cc/culture/jj3l6n6.html
3.
Funü zazhi
《婦女雜誌》
Revue
mensuelle lancée à Shanghai en janvier 1915 et qui n’a
cessé de paraître qu’à la fin de 1931 : c’est, de toutes
les revues de cette époque destinées à un lectorat
féminin, celle qui a duré le plus longtemps, mais écrite
par des hommes.
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Funü
zazhi |
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Elle
était éditée par la Commercial Press. Le fondateur et
rédacteur-en-chef, Wang Yunzhang (王蕴章),
a été remplacé en 1916 par une journaliste éduquée au
Japon et aux États-Unis, Hu Binxia (胡彬夏),
et ce jusqu’en 1919, mais les principaux rédacteurs
étaient des hommes. Le poste de rédacteur-en-chef est
ensuite passé entre diverses mains masculines, avant de
revenir à une femme, Yang Runyu (杨润馀),
mais seulement entre le 4e et le 12e
numéro de l’année 1931.
La
revue a défendu les droits de la femme, en particulier à
l’éducation, ainsi que l’importance de la littérature et
des arts. De 1915 à 1919, elle a publié des nouvelles
ainsi que des articles traduits du japonais, concernant
en particulier des questions médicales, le tout dans un
esprit conservateur. À partir de novembre 1919, la revue
a changé de ligne éditoriale pour défendre le droit au
divorce et pour soutenir l’émancipation féminine, mais
comme facteur indispensable au renouveau et au
développement national selon le discours des
intellectuels de l’époque qui voyaient la modernisation
du pays dépendante des progrès de la condition féminine.
À
partir de 1925, elle a publié des contributions
d’écrivains et artistes célèbres, dont le peintre et
essayiste Feng Zikai (豐子愷),
le traducteur et critique littéraire Li Jianwu (李健吾)
ou encore
Ba Jin (巴金).
4.
Linglong
《玲瓏》
Hebdomadaire au format de poche publié
du 18 mars 1931 au 11 août 1937.
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Linglong, 1er numéro |
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La
revue était éditée par la Maison d’édition Sanhe (三和公司)
fondée en 1922 par Lin Zecang (林澤蒼).
La rédaction était dirigée par une femme, Chen Zhenling
(陳珍玲)
et le comité de rédaction était mixte. Elle avait deux
sections principales qui se lisaient dans un sens et
dans l’autre : une pour les questions concernant les
femmes, l’autre pour le cinéma et les divertissements,
des divertissement hauts de gamme (gaoshang yule
高尚娛樂),
mais sans dédaigner la mode et les anecdotes sur les
stars de cinéma. La revue était surtout lue par des
étudiantes et, d’un prix modéré, s’adressait à des
lectrices de la classe moyenne.
Bien
que sa ligne éditoriale soit devenue plus conservatrice
à partir de 1934, conformément à l’évolution de la
politique nationaliste, la revue tranche par rapport à
des revues féminines antérieures comme, justement,
Funü zazhi. Le titre lui-même indiquait une
aspiration à la beauté et au raffinement. La couverture
affichait généralement une femme représentant l’idéal de
la « nouvelle femme » défendue par le journal.
c)
Le
cas de « La voix des femmes »
« La voix des femmes » (Nü sheng《女聲》)
est une revue bimensuelle, puis mensuelle, fondée à
Shanghai le 1er octobre 1932. Elle était
éditée et distribuée par la maison d’édition éponyme,
dirigée par Liu Wangliming (刘王立明
1897-1970), célèbre militante féministe et sociale,
fondatrice et présidente de l’Association pour la
tempérance des femmes chinoises (中华妇女节制会)
– c’est-à-dire pour la promotion du contrôle des
naissances ; elle était également présidente de
l’Association des femmes chinoises (中国妇女联谊会),
membre de la Commission chinoise pour la protection des
droits humains, etc. Et elle avait pour
rédactrice-en-chef Wang Yiwei (王伊蔚).
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Nü
sheng, 1er numéro |
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En
1934, la société éditrice rompt avec l’ l’Association
pour la tempérance des femmes chinoises. La revue
devient indépendante et, en août, est réorganisée : Liu
Wangliming reste présidente, Wang Yiwei devient
directrice générale et responsable de la rédaction. Le
journal contient des rubriques sur les conditions de vie
des femmes, les possibilités de travail et de carrière,
la littérature et les arts, mais aussi des articles de
politique sur la situation internationale, de théorie
sur le mouvement des femmes et de droit sur les
questions juridiques, avec des contributions d’une
pléiade de jeunes écrivaines comme
Lu Yin (庐隐).
Le
journal a ainsi une valeur historique pour étudier le
développement de l’histoire des femmes pendant la
période de la République de Chine. Mais, dans la
deuxième moitié de 1935, le journal connaît des
difficultés financières auxquelles s’ajoutent les
problèmes liés à la censure du Guomingdang qui
l’obligent à cesser sa publication.
En
1945, après la défaite japonaise, Wang Yiwei travaille à
la reprise de la publication de la revue avec l’aide de
sa sœur, de parents et d’amis. La publication est
relancé le 1er novembre 1945, jusqu’en
janvier 1948. Un total de 82 numéros ont été publiés au
total.
Cette
revue n’a rien à voir avec celle éponyme publiée par
Tamura Toshiko
à Shanghai de 1942 à 1945, au moment de l’occupation
japonaise.