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Shen Fu 沈復

1763-1810

Présentation

par Brigitte Duzan, 26 décembre 2025

 

 

Shen Fu (沈復)

 

Homme de lettres et peintre, Shen Fu (沈復), ou Sanbai (三白) de son nom « de courtoisie » (), est né à la fin de 1763 à Changzhou (长洲), aujourd’hui dans la ville de Suzhou (苏州), où son père était secrétaire privé de magistrats. On ne sait pas grand-chose de sa vie, sauf ce qu’on peut en deviner à travers ce qu’il en dit dans les célèbres récits qu’il nous a laissés : les « Six récits au fil inconstant des jours » (Fusheng liu ji《浮生六记》) comme l’a si bien traduit Simon Leys.

 

 

Fusheng liu ji, éd. 2006

 

 

Une vie de lettré dans la misère

 

En 1777 (42e année du règne de l’empereur Qianlong), à l’âge de 14 ans, il accompagne son père qui a obtenu un poste de secrétaire à Shanyin, dans le Zhejiang (浙江省山阴县). Il devient là l’élève du lettré Zhao Chuan (趙傳/赵传). Tout enfant, il avait été fiancé à une enfant d’une famille de Jinsha (金沙), mais celle-ci meurt à l’âge de huit ans. Au début de l’année 1780, selon ses vœux les plus chers, il épouse la jeune Chen Yun (陈芸), fille d’un oncle maternel qui avait perdu son père à l’âge de quatre ans et dont la famille était réduite au plus extrême dénuement ; mais elle avait appris à lire, écrivait des bribes de poèmes, était vive et intelligente : Shen Fu lui portera toute sa vie un amour passionné dont on retrouve les accents tout au long des pages de ses « Récits », surtout le premier : « [Ma] vie conjugale : souvenirs heureux » (閨房記樂/闺房记乐).

 

Malgré tout, Shen Fu suit son père au cours de ses nombreux déplacements, de poste en poste. En 1784, l’empereur Qianlong passant dans le Jiangnan, « au sud du fleuve », lors d’une de ses célèbres visites d’inspection, il accompagne son père à Wujiang (吴江) pour participer aux cérémonies d’accueil du souverain. Après quoi Shen Fu suit son père à Haining (海宁), dans le Zhejiang. En 1787, enfin, il obtient un poste de secrétaire à Jixi, dans l’Anhui (安徽績溪). L’année suivante, cependant, après un désaccord avec ses collègues, dit-on, il abandonne ce poste et repart à Suzhou.

 

Il se tourne alors vers des activités commerciales : il va travailler avec un parent propriétaire d’une petite distillerie. Mais une grande partie des ventes étaient réalisées avec ce qui était encore Formose. Or, en 1787-1788, l’île est plongée dans le chaos à la suite de la rébellion de Lin Shuangwen (林爽文事件). La distillerie perd ses marchés, l’affaire périclite. Comme beaucoup de lettrés pauvres à l’époque, Shen Fu en est réduit à des petits emplois de subsistance comme secrétaire ou précepteur, de-ci de-là, avec un peu de commerce pour boucler les fins de mois.

 

Pour comble de malheur, sa jeune épouse Chen Yun (陈芸) se retrouve mêlée à de sombres histoires familiales ; à la suite d’une lettre maladroite et de malentendus entretenus par des rivalités au sein de la famille, accusée de fréquenter une prostituée dont elle était devenue l’amie, elle déchaîne la colère paternelle. C’est la rupture : en 1801, Shen Fu est prié par son père de quitter la maison familiale où il vivait. Il trouve un petit poste d’employé à Yangzhou.

 

Avant de partir là, sa pauvreté est telle qu’il est obligé de confier sa fille Qingjun (青君) à la famille Wang dont elle devait épouser le fils, et il met son fils Fengsen (逢森) en apprentissage. Il vit dans la misère et finit par installer un petit studio pour vendre ses propres peintures, mais, comme il le dit dans l’un de ses récits, « ce qu’il gagnait en trois jours ne couvrait pas les besoins d’une journée. »  Malade, Chen Yun meurt en mars 1803. Fengsen mourra en 1806, à l’âge de 18 ans, sans avoir revu son père.

 

 

Album de peintures et calligraphies de Shen Fu : Le jardin Shuihui 水绘园旧址书画册
(à Rugao dans le Jiangsu 江苏如皋). Collections du musée de Shanghai.

 

 

Quant à Shen Fu, à la mort de son père, en 1804, victime des manigances de son jeune frère, Shen Fu est rayé de l’héritage paternel. Seul et inconsolable après la mort de Yun, il pense un temps se retirer dans un monastère, mais y renonce finalement. En 1805, il obtient un poste de secrétaire auprès de Shi Yunyu (石韞玉), un vieil ami natif lui aussi de la région de Suzhou, poète et calligraphe, qui était alors préfet de Chongqing. Shi Yunyu lui fait cadeau d’une concubine pour adoucir sa solitude. Shen Fu l’accompagne dans ses voyages et en 1807 va avec lui à Pékin. Puis, en 1808, il se joint, toujours comme secrétaire, à la mission menée par Qi Kun (齊鯤/齐鲲) au royaume des îles Ryukyu (琉球国) afin d’apporter au nouveau souverain – Shō Kō (Shàng Hào尚灝)  la reconnaissance et l’aval de l’empereur Jiaqing [1].

 

 

Reconstitution de la peinture du « bateau d’investiture »

 de Qi Kun lors de sa mission de 1808 [2]

(tableau détruit pendant la Révolution culturelle)

 

 

Shen Fu est probablement revenu en Chine en 1809, mais on ne sait plus rien de sa vie après 1807, car c’est là que s’arrêtent ses récits « au fil inconstant des jours ».

 

Les six récits au fil inconstant des jours 

 

Bien que d’un lettré sans distinction particulière, ne relatant que des faits assez banals de la vie courante, et publiés plus de soixante ans après la mort de leur auteur, en 1877, ces « six récits » sont devenus célèbres : ils sont reconnus comme un témoignage remarquable sur tout un pan de la société chinoise traditionnelle de l’époque, d’une langue et d’une esthétique raffinées et d’une extrême sensibilité. On n’en voudrait pour preuve que les éminents sinologues et traducteurs qui les ont étudiés et traduits.

 

Quatre originaux

 

On a gardé le titre, mais il ne nous est malheureusement parvenu que quatre des récits originaux, datant de 1807 :

 

卷一 靜好記/閨房記樂 // 静好记/闺房记乐           Souvenirs heureux : la vie conjugale

卷二 閑情記/閑情記趣 // 闲情记/闲情记趣           Souvenirs exquis : les heures oisives

卷三 坎坷記/坎坷記愁 // 坎坷记/坎坷记愁           Souvenirs amers : les épreuves

卷四 浪遊記/浪遊記快 // 浪游记/浪游记快           Souvenirs allègres : les insouciantes excursions[3]

 

Deux apocryphes

 

Les deux derniers de ces « Six récits » traitaient des voyages de Shen Fu « dans les Royaumes maritimes » et à Zhongshan (海國記/中山記歷) et des dernières années de sa vie (養生記道). Ils sont  aujourd’hui perdus. Deux faux (dits « fausses séquelles » 伪续) ont été publiés en 1935 : d’après Bao Tianxiao (包天笑) et Zheng Yimei (郑逸梅), ces faux ont été commissionnés par Wang Wenru (王文濡), un éditeur de la Commercial Press et de diverses maisons d’édition à partir de 1902, extrêmement actif dans la compilation de recueils annotés de prose et de poésie ; c’est peu avant sa mort qu’il aurait commandé les deux récits manquants de Shen Fu. Selon des comparaisons effectuées dans les années 1980 à partir des mémoires de Zheng Yimei, la « Chronique du voyage à Zhongshan » (《中山记历》) a été compilée à partir du « Mémoire de la mission à Ryukyu » (《使琉球记》) de Li Dingyuan (李鼎元) datant de 1802.

 


 

Éléments biographiques

 

Shen Fu by Fang Chao-ying, in : Eminent Chinese of the Qing Period, ed. by Arthur W. Hummel, revised edition, Berkshire Publishing Group, 2018, vol. 2.

 


 

Traductions en français

 

- Six récits au fil inconstant des jours (《浮生六记》), trad. Pierre Ryckmans, Christian Bourgois éd., 1982[4].  10/18, coll. « domaine étranger », 1998. // trad. et annoté par Simon Leys, J.C. Lattès, 2009. Libretto, 2023.

- (sous le nom de Chen Fou) Récits d'une vie fugitive. Mémoires d'un lettré pauvre, trad. Jacques Reclus, préface de Paul Demiéville, Gallimard/Unesco, coll. « Connaissance de l'Orient », 1967. Folio, 1977.

 

Note sur la petite histoire de ces deux traductions :

Dans la postface à sa traduction des « Six récits » dans l’édition Lattès, Simon Leys explique que c’est sur recommandation de son épouse, peu après leur mariage (à Hong Kong en 1964), qu’il a traduit le « manuscrit dépareillé » des quatre récits « retrouvé dans un monceau de paperasses au rebut », et qu’il l’a traduit sur le cargo hollandais qui les emmena de Hong Kong à Anvers. Un ami montra le premier brouillon à Étiemble qui proposa de le publier dans « une collection  qu’il dirigeait chez un grand éditeur parisien ». Mais il avait oublié qu’il avait déjà signé avec un autre traducteur. La traduction de Simon Leys fut donc publiée en Belgique dans une collection d’ouvrages juridiques publiée par son frère. Quinze ans plus tard, « Christian Bourgois eut l’idée de la rééditer ».

 

 

Six récits au fil inconstant des jours, trad.

Pierre Ryckmans, Christian Bourgois, 1982

 

 

On comprend à travers les propos de Simon Leys que le traducteur concurrent était Jacques Reclus, dont la traduction des récits de Shen Fu est effectivement parue chez Gallimard en 1967, quinze ans avant l’édition de Christian Bourgois.

 

 

Récits d'une vie fugitive, trad. Jacques Reclus,

Gallimard, coll. « Connaissance de l'Orient », 1967

 

 


 

Traductions en anglais

 

Six Chapters of a Floating Life, trad. Lin Yutang, Tien Hsia Monthly, vol. I,  Aug.-Nov. 1935.

Six Records pf a Floating Life, trad. Leonard Pratt/Chiang Su-Hui, Penguin Classics, 1983.

Six Records of a Life Adrift, trad. Graham Sanders, Hackett Publishing Company, 2011.

 

Tien Hsia Monthly, Aug. 1935

 

Tien Hsia Monthly, vol. I, n° 1,  Aug. 1935, Contents

 


 

À lire en complément

 

Notes et réflexions sur les « Six récits au fil inconstant des jours »


 

[1] Le Royaume des Ryukyu (1429-1872) a d’abord été tributaire de la dynastie des Ming, avec installation d’immigrants chinois venus du Fujian sous l’empereur Hongwu (洪武帝) au 14e siècle, et développement de liens diplomatiques et commerciaux. La première dynastie, fondée en 1429, est nommée "Shō" (Shàng ) d’après le nom conféré au souverain Hashi par l’empereur des Ming en 1421. Shō Hashi (尚巴志) a adopté le système hiérarchique de la cour chinoise et chaque nouveau souverain accédant au trône a ensuite reçu l’investiture de l’empereur chinois. La prospérité du royaume et son importance dans les échanges maritimes ont décliné à partir de la fin du 16e siècle, mais les liens avec la Chine ont continué malgré l’invasion des îles par le domaine Satsuma, sous le shogunat Tokugawa, en 1609, résultant en un double système tributaire entre les Qing et le shogunat. Le Japon n’a mis fin à ces relations tributaires envers la Chine qu’en 1875, avant d’annexer formellement le royaume en 1879.

Voir : l’Aperçu général des trois royaumes, de 1786, traduit « de l’original japonais-chinois » par J. Klaproth, publié à Paris en 1832.

[2] Selon l’article sur l’ambassade de Qi Kun : https://news.sina.cn/sa/2007-06-19/detail-ikkntiam9234485.d.html

[3] Selon la traduction de Simon Leys. Texte original en ligne, y compris les deux faux.

[4] Traduction originale sous le nom de Pierre Ryckmans (nom de plume de Simon Leys) conservée au musée Cernuschi.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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