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« Six récits au fil inconstant des jours » de Shen Fu : notes et réflexions

par Brigitte Duzan, 29 décembre 2025

 

Les « Six récits au fil inconstant des jours » (Fusheng liu ji浮生六记) ont été écrits en 1807 alors que Shen Fu (沈復) menait une vie misérable après la mort de son père, privé de son héritage à la suite de discordes familiales. Un poste de secrétaire auprès d’un ami poète, préfet à Chongqing, l’a sorti de la misère et de la solitude. Il se remémore les années difficiles qu’il a vécues, mais surtout les années heureuses auprès de son épouse Chen Yun (陈芸), décédée prématurément.

 

De page en page, Shen Fu dépeint les menus détails de leur vie simple, par nécessité aussi bien que par goût des plaisirs raffinés qui ne demandent pas de dépenses excessives, la senteur de fleurs rares après la pluie, les illuminations pour la fête d’un temple, et surtout la contemplation de la lune, en particulier pour la fête de la Mi-Automne : selon la coutume de Suzhou, les femmes et jeunes filles pouvaient sortir de chez elle pour « errer sous la lune » ("走月亮") … Les peines et les tracas sont transcendés par le profond amour de Shen Fu pour Yun, qui revient comme un leitmotiv. 

 

 

Six récits au fil inconstant des jours, éd. 2017

 

 

Seuls quatre des six récits originaux nous sont parvenus, miraculeusement retrouvés, selon Simon Leys, « dans un monceau de papiers au rebut » ; les deux derniers, perdus, ont été remplacés par des textes apocryphes au début du 20e siècle, publiés en Chine mais non traduits :

卷一 靜好記/閨房記樂 // 静好记/闺房记乐           1. Souvenirs heureux : la vie conjugale

卷二 閑情記/閑情記趣 // 闲情记/闲情记趣           2. Souvenirs exquis : les heures oisives

卷三 坎坷記/坎坷記愁 // 坎坷记/坎坷记愁           3. Souvenirs amers : les épreuves

卷四 浪遊記/浪遊記快 // 浪游记/浪游记快           4. Souvenirs allègres : les insouciantes excursions[1]

 

Le titre du recueil est une référence à un texte en prose de Li Bai (李白) écrit vers 733 :

« Préface au banquet au Jardin des fleurs de pêchers une nuit de printemps avec mes cousins »

春夜宴从弟桃花园序

夫天地者,万物之逆旅也;           L’univers n’est que l’auberge des dix mille êtres,

光阴者,百代之过客也。               Le temps l’hôte éphémère de l’éternité ;      

而浮生若梦,为欢几何?               Au fil inconstant des jours la vie n’est qu’un songe,

 et fugaces sont nos joies.

 

C’est en effet à Li Bai que Yun vouait la plus grande admiration, plutôt qu’à Du Fu (杜甫), car, dit-elle dans le premier chapitre, la poésie de Du Fu est certes très belle, mais celle de Li Bai a une grâce désinvolte et une spontanéité sans égale. Mais son premier maître a été Bai Juyi (白居易), avec sa « Ballade du pipa » (《琵琶行》). La merveilleuse entente entre Shen Fu et sa jeune épouse se traduit dans leurs discussions sur la poésie, où transparaît aussi l’originalité de la jeune femme. Le texte est truffé de références à la poésie, à l’opéra, à des sites et jardins de Suzhou ou d’ailleurs. Ils se comparaient volontiers au poète Sima Xiangzu (司马相如) et à la jeune veuve Zhuo Wenjun (卓文君) qui s’était enfuie avec lui après l’avoir écouté jouer du guqin.  Ce qui a d’abord attiré Shen Fu a été le talent qu’avait Yun de mettre de la poésie dans la moindre chose, dans le moindre moment. Leur nuit de noce a commencé par une discussion sur « Le Récit de la Chambre de l’Ouest » (Xixiang ji《西厢记》) [2].

 

 

Le Pavillon Canglang (滄浪亭) à Suzhou,

proche de la première demeure du couple [3]

 

 

Les « Six récits » du 20e au 21e siècle

 

Au 20e siècle, les « Six récits » ont connu une première vogue en Chine dans les années 1920-1930, correspondant à une certaine esthétique de détachement des affaires humaines et de recherche d’un « art de vivre » à la chinoise tel que promu par Lin Yutang (林语堂), leur traducteur.

 

Dans sa préface à sa traduction, Lin Yutang décrit ainsi les deux jeunes époux :

“两位平常的雅人,在世上并没有特殊的建树,只是欣赏宇宙间的良辰美景,山林泉石,同几位知心友过他们恬淡自适的生活—蹭蹬不遂,而仍不改其乐。”

Ces deux personnes raffinées, mais ordinaires, sans aucune réalisation extraordinaire dont se prévaloir, n’avaient d’autre joie que d’apprécier simplement les beautés de l’univers, les montagnes, les forêts, les sources et les rochers, en menant une existence paisible loin de la gloire et du monde, en compagnie de quelques amis proches – les déboires inévitables n’entachaient pas leur bonheur.

 

Le mode de vie et la relation intime entre Shen Fu et sa jeune épouse, fondée sur leurs intérêts et leurs goûts communs, est inédite dans la littérature classique chinoise ; ce bonheur de vie simple à deux, dépeint de manière réaliste, apparaît ainsi comme revêtant une importance historique[4] car parfaitement anticonformiste, tout particulièrement pour ce qui concerne Chen Yun.

 

Mais leur bonheur ne dure pas. Leur harmonie se brise sur les dures réalités de la famille et du quotidien. Shen Fu est incapable de subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants, il a toujours renâclé à servir dans des postes officiels, et il n’a pas eu plus de succès dans les affaires. Les dernières années sont très difficiles, il est secouru par des amis, mais Yun meurt dans la misère. L’histoire contée par Shen Fu est la plus tragique des histoires d’amour – l’histoire de deux êtres inadaptés à la vie sociale et aux contraintes des traditions familiales, à la poursuite d’un rêve de liberté et d’harmonie spirituelle.

 

Au 21e siècle, les « Six récits » connaissent ainsi une nouvelle vogue, cette fois parce qu’ils correspondent à un désir assez général de fuir les pressions exercées par le travail et toutes les obligations du quotidien. Lorsque Shen Fu est expulsé de la propriété familiale et doit aller vivre avec Yun dans la Tour Xiaoshuang (萧爽楼), il préserve leur distance de la vie officielle et mondaine en imposant quatre interdictions : interdit de discuter de promotions, d’affaires du gouvernement, d’essais en huit parties (baguwen), de jeux de cartes ou de dés. (萧爽楼有四忌:谈官宦升迁、公廨时事、八股时文、看牌掷骰,…). Autant de règles de vie qui entrent en résonnance avec bien des jeunes aujourd’hui, en Chine comme ailleurs.

 

C’est un véritable engouement qui se traduit depuis quelques années par de nouvelles éditions, des études, des analyses et des adaptations, en lien avec les plus belles œuvres de la littérature classique.

 

Les « Six récits » et la littérature classique

 

Ces récits d’une grande sensibilité rappellent à la fois « Le Pavillon aux pivoines » (Mudanting《牡丹亭》), le théâtre et les nouvelles de Li Yu (李渔) et « Le Rêve dans le pavillon rouge » (Hongloumeng《红楼梦》). Autant le parallèle avec le Hongloumeng est aujourd’hui abondamment étudié et analysé, autant celui avec le Mudanting l’est beaucoup moins… et pourtant…

 

       Les « Six récits » et le Mudanting

 

Le Mudanting a été achevé à la toute fin du 16e siècle, c’est-à-dire à la fin des Ming. La pièce commence par une préface qui affirme une foi entière dans la force du qing (), ce sentiment passionné dont la pièce a contribué à répandre la mode, contre les codes et les normes de la morale confucéenne. On retrouve dans les récits de Shen Fu un écho de l’amour absolu et très pur de Du Liniang (杜丽娘), dépeint dans la pièce dans des termes raffinés d’une extrême concision, comme une épure :

天下女子有情,宁有如杜丽娘者乎!

梦其人即病,病即弥连,至手画形容,传于世而后死。死三年矣,复能溟莫中求得其所梦者而生。如丽娘者,乃可谓之有情人耳。

                Y a-t-il jamais eu au monde une femme dont l’amour égale celui de Du Liniang ?

Ayant rêvé d’un homme [aimé], elle en tomba malade, son mal s’aggrava et finalement, laissant son portrait en souvenir, elle rendit l’âme. Trois ans plus tard, elle put revenir à la vie lorsque, dans les ténèbres de l’au-delà, elle eut retrouvé l’objet de son amour entrevu en rêve. 

 

Cet amour de Du Liniang (杜丽娘) pour Liu Mengmei (柳梦梅) se retrouve en termes très semblables à la fois chez Shen Fu et chez Chen Yun, surnommée d’ailleurs Yunniang (芸娘), comme en écho. Shen Fu éprouve dès l’enfance une véritable passion pour sa jeune cousine, avivée ensuite par les privations et les séparations après leur mariage. Mais Yunniang éprouve aussi un autre amour, pour la fille d’une courtisane dont elle fait sa sœur jurée, et qui la « trahit » en se mariant – liaison qui lui vaudra d’être ostracisée par son beau-père. Elle aussi en tombera malade et ne se remettra véritablement jamais de cet abandon.

 

Le parallèle le plus frappant, cependant, avec le Mudanting, se trouve dans le troisième récit : « Souvenirs amers » (kanke ji 坎坷记), ou souvenirs pleins d’espoirs déçus. La scène intervient après la mort de Chen Yun, qui laisse Shen Fu seul à sa douleur, inconsolable. Or, selon une croyance populaire, nous dit Shen Fu, l’âme du défunt revient dans sa maison quelques jours après sa mort et il convient de s’apprêter à la recevoir, ce qui s’appelle dans le Jiangsu « recueillir le regard du défunt » (“收眼光”) ; d’ordinaire, on prévoit une cérémonie rituelle, « l’accueil de l’esprit » (“接眚”), mais dans une maison vide car tout le monde la quitte pour « éviter l’esprit » (“避眚”) car on le craint. Mais Shen Fu voulait au contraire profiter de ce retour de l’âme de Yun. En dépit des mises en garde de ses amis, il resta dans la chambre, éclairée par deux bougies, et assis sur le lit commença sa veille. Soudain… :  

見席上雙燭青焰熒熒,縮光如豆,毛骨悚然,通體寒栗。因摩兩手擦額,細矚之,雙焰漸起,高至尺許,紙裱頂格幾被所焚。余正得借光四顧間,光忽又縮如前。

… je vis vaciller faiblement les flammes bleues des deux bougies sur la table, et leur lumière se réduire à un point minuscule comme un haricot ; je sentis un frisson me parcourir et mon corps se mettre à trembler. Me frottant les yeux pour regarder mieux, je vis alors les deux flammes s’élever peu à peu, jusqu’à atteindre une trentaine de centimètres, au point de risquer de brûler le papier qui couvrait la table. Mais alors que toute la pièce en était illuminée, la lumière faiblit de nouveau et retrouva son éclat antérieur.

 

Reprenant ses esprits, il sortit pour raconter ce qui venait de se passer à l’ami qui montait la garde à la porte :

                服余膽壯,不知余實一時情癡耳。

                Il me jugea audacieux ; il ne savait pas que j’étais en fait fou d’amour.

 

L’épisode entier peut être mis en parallèle avec les scènes correspondantes du Mudanting, du rêve interrompu à la descente aux enfers de Mengmei pour retrouver l’âme de Liniang. La conclusion est plus amère chez Shen Fu : les temps on changé. Mais la beauté de la scène qu’il dépeint – sans doute de nature autobiographique – reste évocatrice des mêmes sentiments – entre rêve et réalité  –  que ceux qui ont fait pleurer des générations de lectrices de la pièce de Tang Xianzu.

 

Il est significatif, à cet égard, que les « Six récits au fil inconstant des jours » aient inspiré – outre des adaptations en opéra de Pékin et divers opéras traditionnels –  une adaptation en opéra kunqu, opéra kunqu moderne, dit « du sud » (新编昆曲 : 南昆风度), qui a été donné fin 2019 au pavillon Canglang à Suzhou, puis en 2020 et encore en juillet 2023 au Grand théâtre de Shanghai (上海大剧院), avec la troupe des Arts de la scène du Jiangsu (江苏省演艺集团昆剧院). La mise en scène de Ma Junfeng (马俊丰) commence justement par le « rêve de Shen Fu », dans des couleurs et des tonalités qui rappellent l’adaptation du Mudanting en kunqu.

 

 

Six Chapters of a Floating Life, opéra kunqu, Grand Théâtre de Shanghai

 

       Les « Six récits » et Li Yu

 

On peut aussi noter que les « récits » de Shen Fu ont été adaptés en 1983 en une série télévisée cantonaise en dix épisodes diffusée en mars 1983, mais réduits à trois récits : “Three Chapters of a Floating Life” (《浮生三記之芸娘》), par Lai Shui-ching (赖水清). Le scénario est une dramatisation de l’histoire de Shen Fu autour des trois personnages de Shen Fu/Sanbai (沈三白), Yunniang (芸娘) et Hanyuan (憨园), ce qui donne une connotation totalement différente à l’histoire : ainsi réduite, elle est à rapprocher de la pièce de Li Yu (李渔) « Pour l’amour d’une compagne parfumée » (Lian Xiang Ban《怜香伴》) qui est d’ailleurs textuellement citée dans le texte de Shen Fu, à la fin du premier récit : « Souvenirs heureux » (Jing hao ji 静好记), plus précisément souvenirs d’un bonheur paisible.

 

La citation intervient alors que Shen Fu vient de rapporter l’histoire de Hanyuan, fille d’une célèbre courtisane de Suzhou, aussi cultivée que belle, que Shen Fu avait rencontrée chez sa mère par l’intermédiaire d’un ami qui l’avait invité. Lorsque Chen Yun la rencontre par hasard, lors d’une excursion en bateau, elle en tombe amoureuse sans que cela soit clairement dit et se lie avec elle par un serment très classique de « sœur jurée », en projetant de l’unir à Shen Fu par un lien tout aussi classique de concubinage. C’est alors que Shen Fu lui dit en riant : « Vous voulez donc, ma chère, reproduire la pièce de Liweng "Pour l’amour d’une compagne parfumée" ? » (卿將效笠翁之憐香伴耶?). À quoi Yun répondit : « Mais oui ! » (然。)

 

 

Li Yu « Pour l’amour d’une compagne parfumée »,

opéra de Pékin, 2016

 

 

C’est effectivement l’argument de la pièce de Li Yu, alias Liweng (笠翁), dramaturge et romancier de la période de transition de la dynastie des Ming à celle des Qing. La pièce citée par Shen Fu date de 1651 ; elle est typique de l’esprit résolument anticonformiste d’un auteur dont la vie même, aux marges de la société confucéenne, n’a cessé de faire scandale [5].  Dans cette pièce, la jeune épouse d’un lettré, Cui Jianyun (崔笺云), va brûler de l’encens dans un temple et y rencontre par hasard une jeune fille, Cao Yuhua (曹语花), qui l’attire par son extraordinaire parfum. Cao Yuhua, de son côté, est fascinée par le talent poétique de Cui Jianyun qui ne rêve plus que de pouvoir se l’attacher. Elle propose à son mari de la prendre comme concubine, ce qui rend fou furieux le père de Yuhua qui met à la porte l’entremetteuse et emmène sa fille à la capitale. Après bien des péripéties, les deux femmes sont réunies et le mari les prend toutes deux comme épouses.

 

Cette pièce a également été adaptée en opéra kunqu, en 2010, pour le 400e anniversaire de la naissance de Li Yu. On voit bien l’analogie avec la situation de Yunniang dans le premier des « Six récits » de Shen Fu. Mais le film cantonais est traitée de manière très traditionnelle, avec scènes de pugilats et un scénario centré en fait sur Sanbai et non, comme l’annonce le titre, sur Yunniang, le personnage de Hanyuan restant secondaire [6]. En ce sens, le film trahit l’esprit de Li Yu et de Shen Fu et rend leurs deux œuvres d’autant plus originales, Shen Fu traitant la liaison de Yunniang et Hanyuan de manière elliptique, naturelle et sensible.

 

C’est un point rarement abordé et encore moins discuté, contrairement au parallèle avec le « Rêve dans le pavillon rouge »

 

       Les « Six récits » et le Hongloumeng

 

Quand Lin Yutang a traduit les récits de Shen Fu, en 1935, il n’était pas question de les rapprocher du « Rêve dans le pavillon rouge ». On a commencé à comparer les deux œuvres au début de la période d’ouverture, dans les années 1980, en rapprochant les personnages de Shen Fu et de Jia Baoyu (沈复和贾宝玉), de Chen Yun et de Lin Daiyu (芸娘和林黛玉). Après un article paru en 1994 dans le Journal d’études sur le Hongloumeng (《红楼梦学刊》), c’est surtout en 2007 que le sujet a été approfondi, dans un article du professeur Zhang Chenguang (张晨光) de l’université de Mongolie intérieure qui soulignait les aspects progressistes des « Six récits » en les comparant au « Rêve dans le pavillon rouge ».

 

On considère aujourd’hui les « Six récits » de Shen Fu comme un « petit Pavillon rouge » (“小红楼”), en les envisageant comme une continuation littéraire (“文学延续”) de l’œuvre emblématique de Cao Xueqin (曹雪芹) – continuation dans le temps et l’espace, comme un passage de relais, en quelque sorte. En effet, l’histoire nous dit que Shen Fu est né en décembre 1763 alors que Cao Xueqin venait de mourir, en février de la même année, après avoir travaillé plus de vingt ans sur son roman. Mais celui-ci n’a été publié qu’une trentaine d’années plus tard. Lorsque Shen Fu écrit ses « Six récits », qui s’achèvent en 1807, le roman vient à peine d’être publié, et publié avec quarante chapitres supplémentaires, apocryphes, de même que les récits de Shen Fu seront publiés avec des récits apocryphes pour remplacer la disparition des deux derniers. Mais les parallèles vont bien au-delà de ces simples coïncidences de dates et de publications, et même au-delà des rapprochements que l’on peut faire spontanément entre les personnages, Shen Fu et Chen Yun d’un côté, Jia Baoyu et Lin Daiyu de l’autre, et d’abord parce que les uns et les autres sont cousins.

 

En fait, les fervents du Hongloumeng englobent les « Six récits » de Shen Fu dans leur passion. La dernière édition des « Six récits », parue en 2024, est illustrée de 52 illustrations en couleur signées Tan Fenghuan (譚鳳環), le célèbre illustrateur du Hongloumeng. Cette édition est en outre « bilingue », avec à gauche le texte original et à droite sa « traduction » en chinois moderne, le tout complété par un appareil de notes détaillées, afin de permettre au plus grand nombre de le lire.

 

 

《浮生六记》 : édition 2024

illustrée par Tan Fenghuan

 

 

 

Une illustration

 

 

Toute une série d’articles comparatifs et d’analyses ont en outre été publiés ces dernières années. La plupart mettent en relief la similarité thématique des deux œuvres en termes de critique de la société traditionnelle s’opposant au libre-arbitre des jeunes dans les choix déterminants de leur vie. Les deux œuvres sont le reflet de la société corsetée de leur époque, avec tous ses préjugés, les luttes au sein d’une même famille, la nécessité de se soumettre à la loi du père, en essayant d’éviter ses colères – loi d’autant plus impitoyable s’agissant des jeunes femmes, les courtisanes en particulier étant condamnées à la marginalité, à devenir concubines au mieux, sauf beauté et talents exceptionnels en faisant des exceptions.

 

Dans le roman comme dans les récits, il y a cependant les rebelles à l’ordre établi du pater familias : Jia Baoyu d’un côté, Shen Fu de l’autre. Le premier, rêveur insouciant et plein de charme, vit aux milieu des femmes de la maison sans se soucier de l’étude des textes classiques nécessaire pour passer les examens mandarinaux ; Shen Fu apparaît entre les lignes comme tout aussi rétif à ces examens tout comme aux postes administratifs qui l’ennuient très vite, mais aussi bien incapable de gagner quelque argent en faisant du commerce, son seul bonheur étant de vivre paisiblement avec Chen Yun près du pavillon Canglang comme Jia Baoyu dans le Parc aux sites grandioses (Da guan yuan 大观园). D’ailleurs, pour l’un comme pour l’autre, la solution envisagée à leurs problèmes existentiels aussi bien que pratiques est la retraite dans un monastère.

 

Quant à Chen Yun, cousine de Shen Fu comme Lin Daiyu de Jia Baoyu, elle a la même sensibilité poétique que sa consœur et la même fragilité. Toutes deux auront des fins prématurées tragiques très semblables. Pourtant, et c’est là l’une des originalités du personnage, Yun affiche des opinions et attitudes iconoclastes pour son époque, et n’hésite pas à se lier avec la fille d’une courtisane de haut vol, ce qui lui vaudra d’ailleurs, outre des maladresses et des malentendus, d’être en butte à l’animosité de son beau-père et finalement expulsée de la propriété familiale.

 

Finalement, dans les deux cas, aucun des personnages ne pouvait échapper au sort cruel qui est le leur, il ne pouvait pas y avoir de fin heureuse : la société ne le permettait pas.

 

       Originalité des « Six récits »

 

Enfin, on peut remarquer que les œuvres littéraires chinoises traitant de l’amour entre jeunes gens, qu’il s’agisse du « Récit de la Chambre de l’Ouest » ou du « Pavillon aux pivoines » déjà cités, de « L’éventail aux fleurs de pêchers » (Taohua shan 《桃花扇》) de Kong Shangren (孔尚任)[7] ou toutes les histoires d’amants séparés par la volonté paternelle et le statut social, toutes ces œuvres ne s’intéressent qu’aux mille péripéties permettant aux jeunes amoureux de vaincre les obstacles et de se marier. Puis une fois mariés, on n’en parle plus, on considère leur fin heureuse. Les auteurs ensuite se désintéressent de la vie conjugale – tout est rentré dans l’ordre, il n’y a plus rien à dire.

 

Dans ses « Six récits », Shen Fu, en revanche, ramène « l’amour » du monde littéraire abstrait au monde réel, comme pour dire que le mariage n’est pas forcément la tombe de l’amour – en fait aucune des jeunes femmes du Hongloumeng ne paraît avoir trouvé de véritable amour ; dans les « Six Récits », au contraire, Shen Fu décrit un amour fou, et un amour après le mariage, dans le mariage, ce qui n’exclut ni les joies ni les peines, ni les trivialités du quotidien, transcendées par la poésie et le simple bonheur de vivre ensemble. Sous la plume de Shen Fu, la relation matrimoniale n’exclut pas l’amour, mais devient en fait le fondement de la stabilité émotionnelle des deux personnes du couple.

 

C’est peut-être cette esthétique réaliste, dans une langue très pure aux antipodes du vernaculaire des romans populaires, qui est le plus nouveau dans ces récits, et finalement le plus moderne.

 

Note complémentaire

 

Les « Six récits » ont été peu adaptés au cinéma, ou même à la télévision. Le film cantonais déjà cité est une exception. Mais il en est un autre, plus intéressant, réalisé en Chine continentale en 1947, pendant la période qui a suivi la fin de la guerre - fin de la guerre contre le Japon, certes, mais période de guerre intestine, tout aussi incertaine que les jours dont il est question dans les récits de Shen Fu.

 

Le film, qui a gardé le titre original, a été écrit et réalisé au Studio expérimental de Shanghai (上海实验工场) par Pei Chong (裴冲), un cinéaste peu connu qui avait commencé à la Lianhua en 1936, avant de participer à diverses productions, dont le « Confucius » (《孔夫子》) de  Fei Mu (费穆) à la Minhua à Shanghai (上海民华公司) en 1940.

 

 

Le film de Pei Chong, affiche originale

 

 

Le film est aujourd’hui perdu, mais il nous en reste des photos et un journal, édition spéciale parue à sa sortie.

 

 

Le journal édité à la sortie du film, par les éditions Desheng (德生出版公司)

 

 

Pei Chong semble avoir traité le sujet comme un mélodrame classique, en sélectionnant dans les « Six récits » les éléments de la vie de Shen Fu et de Chen Yun pour la reconstituer de manière chronologique. Le film a eu du succès et a rendu célèbres l’actrice Sha Li (沙莉) qui incarnait Yunniang et l’acteur Shu Shi (舒适) dans le rôle de Shen Sanbai. On ne peut que regretter qu’il ait disparu, comme tant d’autres de la même époque.

 

 

Sha Li et Shu Shi dans le film de 1947

 

 

[1] Selon la traduction de Simon Leys. Textes originaux en ligne, y compris les deux faux.

[2] La pièce de théâtre de Wang Shifu (王实甫). Voir :

https://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Yao_Rose_de_Pushui.htm

[3] C’est l’un des célèbres jardins de Suzhou, l’un des plus anciens et l’un des plus beaux : un livre lui a été consacré, en lien avec les « Six récits » de Shen Fu. Paru en octobre 2021, il témoigne de la nouvelle vogue des « Six récits » en Chine.

[4] Comme l’a souligné un article paru en janvier 2023 dans The Paper : « "Les six récits au fil inconstant des jours" : la banqueroute de l’émotion esthétique » (《浮生六记》:审美式感情的破产).

[5] Voir « Les carnets secrets de Li Yu. Au gré d’humeurs oisives » de Jacques Dars, éd. Philippe Picquier, 2009, sur le thème de l’art de vivre et de « la science joyeuse du quotidien » où l’on retrouve un thème cher à Shen Fu.

Voir aussi la traduction de six des nouvelles de son célèbre recueil : « Silent Operas » (Wusheng Xi《无声戏》), ed. by Patrick Hanan, The Chinese University of Hong Kong, 1990.

[6] Scènes de pugilats à la cantonaise du début des années 1980, exemple épisode 2 :

https://www.youtube.com/watch?v=zizwkl_m24s

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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