« Six récits au fil
inconstant des jours » de Shen Fu : notes et réflexions
par
Brigitte Duzan, 29 décembre 2025
Les « Six
récits au fil inconstant des jours » (Fusheng liu ji《浮生六记》)
ont été écrits en 1807 alors que
Shen Fu (沈復)
menait une vie misérable après la mort de son père, privé de
son héritage à la suite de discordes familiales. Un poste de
secrétaire auprès d’un ami poète, préfet à Chongqing, l’a
sorti de la misère et de la solitude. Il se remémore les
années difficiles qu’il a vécues, mais surtout les années
heureuses auprès de son épouse Chen Yun (陈芸),
décédée prématurément.
De page en
page, Shen Fu dépeint les menus détails de leur vie simple,
par nécessité aussi bien que par goût des plaisirs raffinés
qui ne demandent pas de dépenses excessives, la senteur de
fleurs rares après la pluie, les illuminations pour la fête
d’un temple, et surtout la contemplation de la lune, en
particulier pour la fête de la Mi-Automne : selon la coutume
de Suzhou, les femmes et jeunes filles pouvaient sortir de
chez elle pour « errer sous la lune » ("走月亮")
… Les peines et les tracas sont transcendés par le profond
amour de Shen Fu pour Yun, qui revient comme un leitmotiv.
Six
récits au fil inconstant des jours, éd. 2017
Seuls
quatre des six récits originaux nous sont parvenus,
miraculeusement retrouvés, selon Simon Leys, « dans un
monceau de papiers au rebut » ; les deux derniers, perdus,
ont été remplacés par des textes apocryphes au début du 20e
siècle, publiés en Chine mais non traduits :
卷一 靜好記/閨房記樂
//
静好记/闺房记乐
1. Souvenirs heureux : la vie conjugale
夫天地者,万物之逆旅也;
L’univers n’est que l’auberge des dix mille êtres,
光阴者,百代之过客也。
Le temps l’hôte éphémère de l’éternité ;
而浮生若梦,为欢几何?Au fil inconstant des jours la vie n’est qu’un songe,
et
fugaces sont nos joies.
C’est en
effet à Li Bai que Yun vouait la plus grande admiration,
plutôt qu’à Du Fu (杜甫),
car, dit-elle dans le premier chapitre, la poésie de Du Fu
est certes très belle, mais celle de Li Bai a une grâce
désinvolte et une spontanéité sans égale. Mais son premier
maître a été Bai Juyi (白居易),
avec sa « Ballade du pipa » (《琵琶行》).
La merveilleuse entente entre Shen Fu et sa jeune épouse se
traduit dans leurs discussions sur la poésie, où transparaît
aussi l’originalité de la jeune femme. Le texte est truffé
de références à la poésie, à l’opéra, à des sites et jardins
de Suzhou ou d’ailleurs. Ils se comparaient volontiers au
poète Sima Xiangzu (司马相如)
et à la jeune veuve Zhuo Wenjun (卓文君)
qui s’était enfuie avec lui après l’avoir écouté jouer du
guqin. Ce qui a d’abord attiré Shen Fu a été le talent
qu’avait Yun de mettre de la poésie dans la moindre chose,
dans le moindre moment. Leur nuit de noce a commencé par une
discussion sur « Le Récit de la Chambre de l’Ouest » (Xixiang
ji《西厢记》)
[2].
Au 20e
siècle, les « Six récits » ont connu une première vogue en
Chine dans les années 1920-1930, correspondant à une
certaine esthétique de détachement des affaires humaines et
de recherche d’un « art de vivre » à la chinoise tel que
promu par Lin Yutang (林语堂),
leur traducteur.
Dans sa
préface à sa traduction, Lin Yutang décrit ainsi les deux
jeunes époux :
Ces deux
personnes raffinées, mais ordinaires, sans aucune
réalisation extraordinaire dont se prévaloir, n’avaient
d’autre joie que d’apprécier simplement les beautés de
l’univers, les montagnes, les forêts, les sources et les
rochers, en menant une existence paisible loin de la gloire
et du monde, en compagnie de quelques amis proches – les
déboires inévitables n’entachaient pas leur bonheur.
Le mode de
vie et la relation intime entre Shen Fu et sa jeune épouse,
fondée sur leurs intérêts et leurs goûts communs, est
inédite dans la littérature classique chinoise ; ce bonheur
de vie simple à deux, dépeint de manière réaliste, apparaît
ainsi comme revêtant une importance historique[4]
car parfaitement anticonformiste, tout particulièrement pour
ce qui concerne Chen Yun.
Mais leur
bonheur ne dure pas. Leur harmonie se brise sur les dures
réalités de la famille et du quotidien. Shen Fu est
incapable de subvenir aux besoins de sa femme et de ses
enfants, il a toujours renâclé à servir dans des postes
officiels, et il n’a pas eu plus de succès dans les
affaires. Les dernières années sont très difficiles, il est
secouru par des amis, mais Yun meurt dans la misère.
L’histoire contée par Shen Fu est la plus tragique des
histoires d’amour – l’histoire de deux êtres inadaptés à la
vie sociale et aux contraintes des traditions familiales, à
la poursuite d’un rêve de liberté et d’harmonie spirituelle.
Au 21e
siècle, les « Six récits » connaissent ainsi une nouvelle
vogue, cette fois parce qu’ils correspondent à un désir
assez général de fuir les pressions exercées par le travail
et toutes les obligations du quotidien. Lorsque Shen Fu est
expulsé de la propriété familiale et doit aller vivre avec
Yun dans la Tour Xiaoshuang (萧爽楼),
il préserve leur distance de la vie officielle et mondaine
en imposant quatre interdictions : interdit de discuter de
promotions, d’affaires du gouvernement, d’essais
en huit parties (baguwen),
de jeux de cartes ou de dés. (萧爽楼有四忌:谈官宦升迁、公廨时事、八股时文、看牌掷骰,…).
Autant de règles de vie qui entrent en résonnance avec bien
des jeunes aujourd’hui, en Chine comme ailleurs.
C’est un
véritable engouement qui se traduit depuis quelques années
par de nouvelles éditions, des études, des analyses et des
adaptations, en lien avec les plus belles œuvres de la
littérature classique.
Les
« Six récits » et la littérature classique
Ces récits
d’une grande sensibilité rappellent à la fois « Le Pavillon
aux pivoines » (Mudanting《牡丹亭》),
le théâtre et les nouvelles de Li Yu (李渔)
et « Le Rêve dans le pavillon rouge » (Hongloumeng《红楼梦》).
Autant le parallèle avec le Hongloumeng est
aujourd’hui abondamment étudié et analysé, autant celui avec
le Mudanting l’est beaucoup moins… et pourtant…
Les « Six
récits » et le Mudanting
Le
Mudanting a été achevé à la toute fin du 16e
siècle, c’est-à-dire à la fin des Ming. La pièce commence
par une préface qui affirme une foi entière dans la force du
qing (情),
ce sentiment passionné dont la pièce a contribué à répandre
la mode, contre les codes et les normes de la morale
confucéenne. On retrouve dans les récits de Shen Fu un écho
de l’amour absolu et très pur de Du Liniang (杜丽娘),
dépeint dans la pièce dans des termes raffinés d’une extrême
concision, comme une épure :
Y a-t-il jamais eu au monde une femme dont
l’amour égale celui de Du Liniang ?
Ayant rêvé
d’un homme [aimé], elle en tomba malade, son mal s’aggrava
et finalement, laissant son portrait en souvenir, elle
rendit l’âme. Trois ans plus tard, elle put revenir à la vie
lorsque, dans les ténèbres de l’au-delà, elle eut retrouvé
l’objet de son amour entrevu en rêve.
Cet amour
de Du Liniang (杜丽娘)
pour Liu Mengmei (柳梦梅)
se retrouve en termes très semblables à la fois chez Shen Fu
et chez Chen Yun, surnommée d’ailleurs Yunniang (芸娘),
comme en écho. Shen Fu éprouve dès l’enfance une véritable
passion pour sa jeune cousine, avivée ensuite par les
privations et les séparations après leur mariage. Mais
Yunniang éprouve aussi un autre amour, pour la fille d’une
courtisane dont elle fait sa sœur jurée, et qui la
« trahit » en se mariant – liaison qui lui vaudra d’être
ostracisée par son beau-père. Elle aussi en tombera malade
et ne se remettra véritablement jamais de cet abandon.
Le
parallèle le plus frappant, cependant, avec le Mudanting,
se trouve dans le troisième récit : « Souvenirs amers » (kanke
ji
坎坷记),
ou souvenirs pleins d’espoirs déçus. La scène intervient
après la mort de Chen Yun, qui laisse Shen Fu seul à sa
douleur, inconsolable. Or, selon une croyance populaire,
nous dit Shen Fu, l’âme du défunt revient dans sa maison
quelques jours après sa mort et il convient de s’apprêter à
la recevoir, ce qui s’appelle dans le Jiangsu « recueillir
le regard du défunt » (“收眼光”) ;
d’ordinaire, on prévoit une cérémonie rituelle, « l’accueil
de l’esprit » (“接眚”),
mais dans une maison vide car tout le monde la quitte pour
« éviter l’esprit » (“避眚”)
car on le craint. Mais Shen Fu voulait au contraire profiter
de ce retour de l’âme de Yun. En dépit des mises en garde de
ses amis, il resta dans la chambre, éclairée par deux
bougies, et assis sur le lit commença sa veille. Soudain… :
… je vis
vaciller faiblement les flammes bleues des deux bougies sur
la table, et leur lumière se réduire à un point minuscule
comme un haricot ; je sentis un frisson me parcourir et mon
corps se mettre à trembler. Me frottant les yeux pour
regarder mieux, je vis alors les deux flammes s’élever peu à
peu, jusqu’à atteindre une trentaine de centimètres, au
point de risquer de brûler le papier qui couvrait la table.
Mais alors que toute la pièce en était illuminée, la lumière
faiblit de nouveau et retrouva son éclat antérieur.
Reprenant
ses esprits, il sortit pour raconter ce qui venait de se
passer à l’ami qui montait la garde à la porte :
服余膽壯,不知余實一時情癡耳。
Il me jugea audacieux ; il ne savait pas que
j’étais en fait fou d’amour.
L’épisode
entier peut être mis en parallèle avec les scènes
correspondantes du
Mudanting,
du
rêve interrompu à la descente aux enfers de Mengmei pour
retrouver l’âme de Liniang. La conclusion est plus amère
chez Shen Fu : les temps on changé. Mais la beauté de la
scène qu’il dépeint – sans doute de nature autobiographique
– reste évocatrice des mêmes sentiments – entre rêve et
réalité – que ceux qui ont
fait pleurer des générations de lectricesde
la pièce de Tang Xianzu.
Il est
significatif, à cet égard, que les « Six récits au fil
inconstant des jours » aient inspiré – outre des adaptations
en opéra de Pékin et divers opéras traditionnels – une
adaptation en opéra kunqu, opéra kunqu
moderne, dit « du sud » (新编昆曲 :
“南昆风度”),
qui a été donné fin 2019 au pavillon Canglang à Suzhou, puis
en 2020 et encore
en juillet 2023 au Grand théâtre de Shanghai
(上海大剧院),
avec la troupe des Arts de la scène du Jiangsu (江苏省演艺集团昆剧院).
La mise en scène de Ma Junfeng (马俊丰)
commence justement par le « rêve de Shen Fu », dans des
couleurs et des tonalités qui rappellent
l’adaptation du Mudanting en kunqu.
Six
Chapters of a Floating Life, opéra kunqu, Grand
Théâtre de Shanghai
Les « Six
récits » et Li Yu
On peut
aussi noter que les « récits » de Shen Fu ont été adaptés en
1983 en une série télévisée cantonaise en dix
épisodes diffusée en mars 1983, mais réduits à trois récits
: “Three Chapters of a Floating Life” (《浮生三記之芸娘》),
par Lai Shui-ching (赖水清).
Le scénario est une dramatisation de l’histoire de Shen Fu
autour des trois personnages de Shen Fu/Sanbai (沈三白),
Yunniang (芸娘)
et Hanyuan (憨园),
ce qui donne une connotation totalement différente à
l’histoire : ainsi réduite, elle est à rapprocher de la
pièce de Li Yu (李渔)
« Pour l’amour d’une compagne parfumée » (Lian Xiang Ban《怜香伴》)
qui est d’ailleurs textuellement citée dans le texte de Shen
Fu, à la fin du premier récit : « Souvenirs heureux » (Jing
hao ji
静好记),
plus précisément souvenirs d’un bonheur paisible.
La
citation intervient alors que Shen Fu vient de rapporter
l’histoire de Hanyuan, fille d’une célèbre courtisane de
Suzhou, aussi cultivée que belle, que Shen Fu avait
rencontrée chez sa mère par l’intermédiaire d’un ami qui
l’avait invité. Lorsque Chen Yun la rencontre par hasard,
lors d’une excursion en bateau, elle en tombe amoureuse sans
que cela soit clairement dit et se lie avec elle par un
serment très classique de « sœur jurée », en projetant de
l’unir à Shen Fu par un lien tout aussi classique de
concubinage. C’est alors que Shen Fu lui dit en riant :
« Vous voulez donc, ma chère, reproduire la pièce de Liweng
"Pour l’amour d’une compagne parfumée" ? » (卿將效笠翁之憐香伴耶?).
À quoi Yun répondit : « Mais oui ! » (然。)
Li
Yu « Pour l’amour d’une compagne parfumée »,
opéra de Pékin, 2016
C’est
effectivement l’argument de la pièce de Li Yu, alias Liweng
(笠翁),
dramaturge et romancier de la période de transition de la
dynastie des Ming à celle des Qing. La pièce citée par Shen
Fu date de 1651 ; elle est typique de l’esprit résolument
anticonformiste d’un auteur dont la vie même, aux marges de
la société confucéenne, n’a cessé de faire scandale
[5].
Dans cette pièce, la jeune épouse d’un lettré, Cui Jianyun (崔笺云),
va brûler de l’encens dans un temple et y rencontre par
hasard une jeune fille, Cao Yuhua (曹语花),
qui l’attire par son extraordinaire parfum. Cao Yuhua, de
son côté, est fascinée par le talent poétique de Cui Jianyun
qui ne rêve plus que de pouvoir se l’attacher. Elle propose
à son mari de la prendre comme concubine, ce qui rend fou
furieux le père de Yuhua qui met à la porte l’entremetteuse
et emmène sa fille à la capitale. Après bien des péripéties,
les deux femmes sont réunies et le mari les prend toutes
deux comme épouses.
Cette pièce
a également été adaptée en opéra kunqu, en 2010, pour
le 400e anniversaire de la naissance de Li Yu. On
voit bien l’analogie avec la situation de Yunniang dans le
premier des « Six récits » de Shen Fu. Mais le film
cantonais est traitée de manière très traditionnelle, avec
scènes de pugilats et un scénario centré en fait sur Sanbai
et non, comme l’annonce le titre, sur Yunniang, le
personnage de Hanyuan restant secondaire
[6].
En ce sens, le film trahit l’esprit de Li Yu et de Shen Fu
et rend leurs deux œuvres d’autant plus originales, Shen Fu
traitant la liaison de Yunniang et Hanyuan de manière
elliptique, naturelle et sensible.
C’est un
point rarement abordé et encore moins discuté, contrairement
au parallèle avec le « Rêve dans le pavillon rouge »
Les « Six
récits » et le Hongloumeng
Quand Lin
Yutang a traduit les récits de Shen Fu, en 1935, il n’était
pas question de les rapprocher du « Rêve dans le pavillon
rouge ». On a commencé à comparer les deux œuvres au début
de la période d’ouverture, dans les années 1980, en
rapprochant les personnages de Shen Fu et de Jia Baoyu (沈复和贾宝玉),
de Chen Yun et de Lin Daiyu (芸娘和林黛玉).
Après un article paru en 1994 dans le Journal d’études sur
le Hongloumeng (《红楼梦学刊》),
c’est surtout en 2007 que le sujet a été approfondi, dans un
article du professeur Zhang Chenguang (张晨光)
de l’université de Mongolie intérieure qui soulignait les
aspects progressistes des « Six récits » en les comparant au
« Rêve dans le pavillon rouge ».
On
considère aujourd’hui les « Six récits » de Shen Fu comme un
« petit Pavillon rouge » (“小红楼”),
en les envisageant comme une continuation littéraire (“文学延续”)
de l’œuvre emblématique de Cao Xueqin (曹雪芹)
– continuation dans le temps et l’espace, comme un passage
de relais, en quelque sorte. En effet, l’histoire nous dit
que
Shen Fu
est né en décembre 1763 alors que Cao Xueqin venait de
mourir, en février de la même année, après avoir travaillé
plus de vingt ans sur son roman. Mais celui-ci n’a été
publié qu’une trentaine d’années plus tard. Lorsque Shen Fu
écrit ses « Six récits », qui s’achèvent en 1807, le roman
vient à peine d’être publié, et publié avec quarante
chapitres supplémentaires, apocryphes, de même que les
récits de Shen Fu seront publiés avec des récits apocryphes
pour remplacer la disparition des deux derniers. Mais les
parallèles vont bien au-delà de ces simples coïncidences de
dates et de publications, et même au-delà des rapprochements
que l’on peut faire spontanément entre les personnages, Shen
Fu et Chen Yun d’un côté, Jia Baoyu et Lin Daiyu de l’autre,
et d’abord parce que les uns et les autres sont cousins.
En fait,
les fervents du Hongloumeng englobent les « Six
récits » de Shen Fu dans leur passion. La dernière édition
des « Six récits », parue en 2024, est illustrée de 52
illustrations en couleur signées Tan Fenghuan (譚鳳環),
le célèbre illustrateur du Hongloumeng. Cette édition
est en outre « bilingue », avec à gauche le texte original
et à droite sa « traduction » en chinois moderne, le tout
complété par un appareil de notes détaillées, afin de
permettre au plus grand nombre de le lire.
《浮生六记》 :
édition 2024
illustrée par Tan Fenghuan
Une
illustration
Toute une
série d’articles comparatifs et d’analyses ont en outre été
publiés ces dernières années. La plupart mettent en relief
la similarité thématique des deux œuvres en termes de
critique de la société traditionnelle s’opposant au
libre-arbitre des jeunes dans les choix déterminants de leur
vie. Les deux œuvres sont le reflet de la société corsetée
de leur époque, avec tous ses préjugés, les luttes au sein
d’une même famille, la nécessité de se soumettre à la loi du
père, en essayant d’éviter ses colères – loi d’autant plus
impitoyable s’agissant des jeunes femmes, les courtisanes en
particulier étant condamnées à la marginalité, à devenir
concubines au mieux, sauf beauté et talents exceptionnels en
faisant des exceptions.
Dans le
roman comme dans les récits, il y a cependant les rebelles à
l’ordre établi du pater familias : Jia Baoyu d’un côté, Shen
Fu de l’autre. Le premier, rêveur insouciant et plein de
charme, vit aux milieu des femmes de la maison sans se
soucier de l’étude des textes classiques nécessaire pour
passer les examens mandarinaux ; Shen Fu apparaît entre les
lignes comme tout aussi rétif à ces examens tout comme aux
postes administratifs qui l’ennuient très vite, mais aussi
bien incapable de gagner quelque argent en faisant du
commerce, son seul bonheur étant de vivre paisiblement avec
Chen Yun près du pavillon Canglang comme Jia Baoyu dans le
Parc aux sites grandioses (Da guan yuan
大观园).
D’ailleurs, pour l’un comme pour l’autre, la solution
envisagée à leurs problèmes existentiels aussi bien que
pratiques est la retraite dans un monastère.
Quant à
Chen Yun, cousine de Shen Fu comme Lin Daiyu de Jia Baoyu,
elle a la même sensibilité poétique que sa consœur et la
même fragilité. Toutes deux auront des fins prématurées
tragiques très semblables. Pourtant, et c’est là l’une des
originalités du personnage, Yun affiche des opinions et
attitudes iconoclastes pour son époque, et n’hésite pas à se
lier avec la fille d’une courtisane de haut vol, ce qui lui
vaudra d’ailleurs, outre des maladresses et des malentendus,
d’être en butte à l’animosité de son beau-père et finalement
expulsée de la propriété familiale.
Finalement, dans les deux cas, aucun des personnages ne
pouvait échapper au sort cruel qui est le leur, il ne
pouvait pas y avoir de fin heureuse : la société ne le
permettait pas.
Originalité des « Six récits »
Enfin, on
peut remarquer que les œuvres littéraires chinoises traitant
de l’amour entre jeunes gens, qu’il s’agisse du « Récit de
la Chambre de l’Ouest » ou du « Pavillon aux pivoines » déjà
cités, de « L’éventail aux fleurs de pêchers » (Taohuashan
《桃花扇》)
de Kong Shangren (孔尚任)[7]
ou toutes les histoires d’amants séparés par la volonté
paternelle et le statut social, toutes ces œuvres ne
s’intéressent qu’aux mille péripéties permettant aux jeunes
amoureux de vaincre les obstacles et de se marier. Puis une
fois mariés, on n’en parle plus, on considère leur fin
heureuse. Les auteurs ensuite se désintéressent de la vie
conjugale – tout est rentré dans l’ordre, il n’y a plus rien
à dire.
Dans ses «
Six récits », Shen Fu, en revanche, ramène « l’amour » du
monde littéraire abstrait au monde réel, comme pour dire que
le mariage n’est pas forcément la tombe de l’amour – en fait
aucune des jeunes femmes du Hongloumeng ne paraît
avoir trouvé de véritable amour ; dans les « Six Récits »,
au contraire, Shen Fu décrit un amour fou, et un amour après
le mariage, dans le mariage, ce qui n’exclut ni les joies ni
les peines, ni les trivialités du quotidien, transcendées
par la poésie et le simple bonheur de vivre ensemble. Sous
la plume de Shen Fu, la relation matrimoniale n’exclut pas
l’amour, mais devient en fait le fondement de la stabilité
émotionnelle des deux personnes du couple.
C’est
peut-être cette esthétique réaliste, dans une langue très
pure aux antipodes du vernaculaire des romans populaires,
qui est le plus nouveau dans ces récits, et finalement le
plus moderne.
Note
complémentaire
Les « Six
récits » ont été peu adaptés au cinéma, ou même à la
télévision. Le film cantonais déjà cité est une exception.
Mais il en est un autre, plus intéressant, réalisé en Chine
continentale en 1947, pendant la période qui a suivi la fin
de la guerre - fin de la guerre contre le Japon, certes,
mais période de guerre intestine, tout aussi incertaine que
les jours dont il est question dans les récits de Shen Fu.
Le film,
qui a gardé le titre original, a été écrit et réalisé au
Studio expérimental de Shanghai (上海实验工场)
par Pei Chong (裴冲),
un cinéaste peu connu qui avait commencé à la Lianhua en
1936, avant de participer à diverses productions, dont le « Confucius »
(《孔夫子》)
de Fei
Mu (费穆)
à la Minhua à Shanghai (上海民华公司)
en 1940.
Le film de Pei Chong, affiche
originale
Le film
est aujourd’hui perdu, mais il nous en reste des photos et
un journal, édition spéciale parue à sa sortie.
Le
journal édité à la sortie du film, par les éditions
Desheng (德生出版公司)
Pei Chong
semble avoir traité le sujet comme un mélodrame classique,
en sélectionnant dans les « Six récits » les éléments de la
vie de Shen Fu et de Chen Yun pour la reconstituer de
manière chronologique. Le film a eu du succès et a rendu
célèbres l’actrice Sha Li (沙莉)
qui incarnait Yunniang et l’acteur Shu Shi (舒适)
dans le rôle de Shen Sanbai. On ne peut que regretter qu’il
ait disparu, comme tant d’autres de la même époque.
[3]
C’est l’un des célèbres jardins de Suzhou, l’un des
plus anciens et l’un des plus beaux : un livre lui a
été consacré,
en lien avec les « Six récits » de Shen Fu.
Paru en octobre 2021, il témoigne de la nouvelle
vogue des « Six récits » en Chine.
[4]Comme l’a souligné
un article paru en janvier 2023 dans The Paper :
« "Les six récits au fil inconstant des jours" : la
banqueroute de l’émotion esthétique » (《浮生六记》:审美式感情的破产).
[5]
Voir « Les carnets secrets de Li Yu. Au gré
d’humeurs oisives » de Jacques Dars, éd. Philippe
Picquier, 2009, sur le thème de l’art de vivre et de
« la science joyeuse du quotidien » où l’on retrouve
un thème cher à Shen Fu.
Voir aussi la traduction de six des nouvelles de son
célèbre recueil : « Silent Operas » (Wusheng Xi《无声戏》),
ed. by Patrick Hanan, The Chinese University of Hong
Kong, 1990.
[6]
Scènes de pugilats à la cantonaise du début des
années 1980, exemple épisode 2 :