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Ke Yunlu 柯云路

Présentation

par Brigitte Duzan, 15 avril 2017, actualisé 8 mai 2017

 

Ke Yunlu a été l’un des écrivains chinois les plus populaires dans les années 1980 et 1990. Si son œuvre est peu valorisée et occultée aujourd’hui, c’est parce que, dans les années 1990, il a versé dans une crise de mysticisme au moment de la « fièvre du qigong », et que, dans les années 2010, il a publié des ouvrages « de psychologie » vaguement ésotériques. Ces textes n’en représentent pas moins un témoignage de la recherche de spiritualité typique de sa génération.

 

Si l’on reparle de Ke Yunlu aujourd’hui, c’est cependant pour tout autre chose : parce que le personnage principal de son premier roman, celui qui l’a fait connaître - « Une nouvelle star » (《新星》) paru en 1984 - a bien des points communs avec l’actuel président chinois…

 

Ke Yunlu

 

Toute une partie de son œuvre mériterait pourtant d’être considérée en dehors de ses aspects médiatiques : il est le premier écrivain chinois à avoir écrit des romans et nouvelles critiques sur la période de la Révolution culturelle, hors littérature des cicatrices : au tout début des années 2000.

 

Débuts d’écrivain dans les années 1980

 

Jeunesse perturbée

 

De son vrai nom Bao Guolu (鲍国路), Ke Yunlu est né en novembre 1946 à Shanghai, mais il a grandi à Pékin. Enfant, il a fréquenté l’une des écoles les plus huppées de la capitale, le Collège 101 (北京一零一中学), dans le district de Haidian, école qui avait été fondée à Zhangjiakou l’année de sa naissance. C’est là qu’ont été éduqués bon nombre des futures élites, politiques, économiques et culturelles, de la nation, dont … le président Xi Jinping (习近平).

 

Les débuts de la Révolution culturelle lui valent une première expérience traumatisante : son professeur de chinois, qui avait été condamné comme droitier en 1958, est attaqué par ses élèves, vilipendé comme « chat noir du révisionnisme » (修正主义黑苗子). Les étudiants le retrouvent ensuite pendu dans leur dortoir et s’attroupent autour du cadavre. Parmi eux : Ke Yunlu. Il avait dit à son professeur qu’il était moyennement attiré par la littérature ; le drame ne sera pas étranger à sa vocation d’écrivain.

 

A la fin de 1966, il est inquiété pour une affaire d’affiche - une affiche à gros caractères placardée sur le campus de Beida : « Lettre ouverte au camarade Lin Biao » (《致林彪同志的一封公开信》), lettre critique bien sûr [1]. Les deux auteurs sont arrêtés. Ke Yunlu est soupçonné, sa maison est fouillée.

 

En 1968, il est envoyé dans le district de Jiangxian, au Shanxi (山西绛县). Il y reste quatre ans à travailler la terre, élever des porcs et faire du toufu. C’est cette expérience qui est à la base de son roman « Une nouvelle star ».

 

En 1972, il devient ouvrier dans une fabrique de brocart de Yuci (榆次), toujours au Shanxi.

 

Célébration de l’ouverture

  

Trente millions (rééd. 2016)

 

Il commence à publier à partir de 1980, mais, alors que l’époque est marquée par la littérature des cicatrices, ses premiers écrits sont pour célébrer la politique d’ouverture, en particulier dans le domaine économique.

 

Sa première publication est une nouvelle intitulée « Trente millions » (《三千万》) qui décrit les efforts de rationalisation et les soucis de rentabilité lors de la construction d’une usine.  Elle est publiée dans la revue Littérature du peuple (人民文学》杂志) et obtient le prix de la meilleure nouvelle au niveau national pour l’année 1980 [2].

 

Le récit se situe au début de la période d’ouverture, en 1979, et décrit la lutte du directeur et secrétaire du Parti du Bureau provincial de l’industrie légère récemment réhabilité, Ding Meng (丁猛), pour réviser le budget colossal demandé

pour terminer la construction d’une usine de vinyle arrêtée depuis dix ans. La nouvelle explique remarquablement bien les raisons des trente millions demandés pour achever les travaux, alors que le rapport d’audit prouve qu’il suffit de la moitié : le responsable de l’usine et directeur du comité de construction, Zhang Anbang (张安邦), a ajouté des lignes de crédit pour satisfaire les désirs et demandes des gens autour de lui dont il dépend pour sa promotion personnelle.

 

La nouvelle montre comment la Révolution culturelle a détruit les idéaux de chacun, et comment, en raison de l’instabilité créée, les réseaux de relation sont devenus le principal moyen de se protéger et d’assurer son avenir. Il faut donc les entretenir. Tout le système est gangrené, et la nouvelle s’achève sur une fin ouverte : le courage de Ding Meng risque de se retourner contre lui et d’entraîner sa chute…

 

La réédition de la nouvelle en 2016, dans le contexte de la lutte anti-corruption menée par le président Xi Jinping, montre bien qu’elle garde une certaine actualité.

 

En mars 1983, Ke Yunlu devient membre de l’Association des écrivains. Mais il continue à être écrire dans la plus grande indépendance, en dehors des courants littéraires du moment.

 

En 1984, après la campagne contre la pollution spirituelle, paraît son roman « Une nouvelle star » (《新星) qui le rend immédiatement célèbre. Ke Yunlu y trace le portrait de Li Xiangnan (李向南), un secrétaire du Parti d’un district rural pendant la période d’ouverture, au tout début des années 1980 ; il s’attaque à la structure bureaucratique et combat la corruption chez les cadres – ses efforts de réforme le rendent populaire et lui valent le surnom de « Ciel pur » (李青天). Il reflète l’aspiration à la justice sociale et à un gouvernement sans taches [3]

 

Le roman a été initialement publié dans le supplément spécial romans de la revue Dangdai (《当代》) sorti en mars 1984 et a été adapté en série télévisée en 1986. Il a été suivi de trois autres romans sur le même thème, dont « Nuit et jour » (《夜与昼》) qui en est la suite, publié en 1986.

 

Une nouvelle star (éd. mai 1985)

 

Ce sont donc des années extrêmement prolifiques marquées par une série d’œuvres très homogènes. Cette période s’achève avec un nouveau roman en 1987, avant que Ke Yunlu soit pris dans la vague de l’enthousiasme pour le qigong qui débute à la fin des années 1980 et va durer dix ans.

 

Du qigong au mysticisme

 

Le qigong s’est développé en Chine dans les années 1980, d’abord grâce à sa promotion par l’Etat comme moyen scientifique d’améliorer la santé, aboutissant à partir de 1988 à ce qu’on a appelé la « fièvre du qigong » (“气功热”).

 

Le mouvement reflétait l’immense besoin de spiritualité d’une population qui y cherchait un réconfort après les traumatismes de la Révolution culturelle, et un palliatif aux excès de culture matérielle qui allaient de pair avec la croissance économique activement promue par le pouvoir. Mais il s’est ensuite peu à peu développé dans un sens mystique, les maîtres de qigong recherchant des « pouvoirs paranormaux » (teyi gongneng 特异功能).

 

Beaucoup d’intellectuels s’engagèrent alors dans cette étude, et le plus célèbre est sans doute Ke Yunlu. A partir de 1989, il publie une série de livres sur les rêves, le qigong et les aptitudes paranormales. Son premier livre sur le sujet, qui remporte aussitôt un grand succès, est « Le grand maître de qigong » (《气功大师》) publié en 1989.

 

Mais il verse ensuite dans des digressions sur des sujets mystérieux comme les OVNIs, les civilisations extraterrestres et les aliens, etc….  Il va jusqu’à décrire les pratiques médicales et les « miracles » de Hu Wanlin (胡万林), un illuminé dangereux qui prétendait guérir par les plantes et la pratique du qigong ; inculpé de la mort de quelque 150 personnes, il est arrêté en janvier 1999 et condamné à 15 ans de prison.

 

Le qigong est interdit la même année. Ke Yunlu se retire chez lui et vit en reclus. Ses biographies chinoises sautent en général la période des années 1990 pendant laquelle il a aussi publié des ouvrages de psychologie à destination du grand public, mais aussi de recherche sur l’histoire, et en particulier celle de la pensée. Parmi ces textes, citons « Une ère nouvelle » (《新世纪》), publié en 1990, qui donne des réinterprétations du Daodejing et de la Bible, et, un peu dans le même ordre d’idées, à la fin de la décennie, « La culture de l’humanité » (《人类时间》), qui examine la création d’une culture humaine, de Rousseau au Daodejing (《道德经》), et la dérive vers une non-culture (反文化), c’est-à-dire une tendance à un retour vers l’état de nature (回归自然的潮流).

 

Ke Yunlu revient sur le devant de la scène en 2000 avec une série de romans sur la Révolution culturelle qui sont aujourd’hui ses romans les plus connus, avec « Une nouvelle star ».

 

La pentalogie de la Révolution culturelle

 

Ke Yunlu est sans doute l’écrivain chinois qui a le plus écrit sur la période de la Révolution culturelle, dans une optique à la fois critique et cathartique. Il est l’un de ceux, en Chine, qui considèrent qu’il est vital de faire un effort de mémoire et de recherche sur cette période, et que c’est une tragédie nationale de voir l’oubli s’installer, au fur et à mesure que le temps passe.

 

1. Son premier roman de ce qui est finalement devenu une pentalogie est publié en janvier 2000 : c’est « Le pays des hibiscus » (《芙蓉国》), dans lequel il propose une vue panoramique et kaléidoscopique de la société chinoise, de la capitale à un petit village de campagne, des cadres au petit peuple. C’est la première grande œuvre critique de la Révolution culturelle, et en particulier des Gardes rouges, et en même temps un commentaire sur les "jeunes instruits" (知识青年) et les lao sanjie (老三届), c’est-à-dire les jeunes diplômés des trois années 1966-67-68, avant le mouvement de départ à la campagne.

 

Vu le caractère sensible du sujet, l’auteur a signé le roman d’un pseudonyme, Xin Ke (辛克). Mais l’identité véritable de l’auteur a vite été dénoncée.

 

2. Ce premier roman est suivi six mois plus tard d’un second, « Obscurantisme » (《蒙昧》), qui offre une autre approche pour décrire la société des années 1970 : l’éveil

 

Le pays des hibiscus, 1er roman

de la pentalogie, éd. 2008

sexuel et la maturation d’un jeune élève, à travers sa relation avec une femme plus âgée, institutrice dans son école, dans un village du sud de la Chine. Evidemment, leur relation est vouée à déboucher sur le drame. Le titre dénonce la rigidité des codes sociaux et l’étroitesse des esprits, dans un monde clos. 

 

Le roman est publié en juillet, dans le 4ème numéro de l’année 2000 de la revue Huacheng (《花城》). Zhang Yimou a été très intéressé par le roman et, après l’avoir lu, a demandé à Ke Yunlu de lui garder les droits d’adaptation au cas où il pourrait un jour être adapté à l’écran [4].

 

3. En septembre est publié« Sacrifice » (《牺牲》), dans le n° 5 de la revue Dajia (《大家》), puis édité aux éditions du Yunnan en janvier 2001.

 

4. En novembre est publié dans le n° 6 de la revue Huacheng (《花城》) « Aperçu de l’histoire du bourg de la Montagne noire » (《黑山堡纲鉴》), histoire d’un village peu à peu pris en main et administré de façon autocratique par un tyran local. Le roman ne sera édité en livre qu’en 2008.

 

5. Enfin, « Qu’as-tu fait cet été-là ? » (《那个夏天你干了什么》) est publié pendant l’été 2001 dans la revue Shouhuo (《收获》) ; c’est une enquête sur le destin tragique d’un enseignant battu à mortpar des étudiants rebelles, qui regrettent plus tard leur geste atroce, mais déguisent les faits et réécrivent l’histoire en la falsifiant [5]. Le récit est en trois parties de dix chapitres, avec une conclusion, plus quatre chapitres explicatifs sur le contexte et les recherches et une postface. Avec le premier roman de la série, c’est sans doute le plus achevé des cinq ; il est édité en mars 2002 aux éditions des Travailleurs (工人出版社).

 

Cette pentalogie a fait l’objet d’une publication spéciale en 2008, après avoir été complétée par une étude, « La décennie des extrêmes » (《极端十年》), publiée en 2007.

 

Cette publication fait partie de ses œuvres complètes, publiées en 17 volumes en 2008.

 

La décennie des extrêmes

 

Les années 2010 ont vu une série de rééditions de ses principaux romans, dont « Nouvelle star » en 2012.

 


 

Principales publications

 

Nouvelles

 

1980 Trente millions 《三千万》

1986 Aube et crépuscule 《黎明与黄昏》 recueil de nouvelles moyennes

 

Romans

 

1984 Nouvelle star 《新星

1985 Anecdotes de la ville de Fen 《汾城轶闻》

1986 L’île orpheline 《孤岛》

1986 Nuit et jour 《夜与昼》 suite de Nouvelle étoile

1987 Deuil et gloire 《衰与荣》

…………….

2000 Le pays des hibiscus 《芙蓉国》

2000 Obscurantisme 《蒙昧

2000 Sacrifice 《牺牲》

2000 L’histoire du bourg de la Montagne noire 《黑山堡纲鉴》

2001 Qu’as-tu fait cet été-là ?

……………..

2002 L’affaire de l’année du dragon 《龙年档案》 adapté en 2003 à la télévision 

 

Ouvrages sur l’histoire et la culture

 

1990 Une ère nouvelle 《新世纪》

1999 La   culture de l’humanité 《人类时间》

2007 La décennie des extrêmes 《极端十年》

2013 Cao Cao et Xiandi 《曹操与献帝》 [6]

 

Psychologie et mysticisme

 

1989 Le grand maître de qigong

1988 Une étude de la jalousie 《嫉妒之研究》

etc …………….

 


 

Traduction en anglais

 

- Thirty Million 《三千万》 in : Prize Winning Stories from China 1980–1981.English text edited by W.C. Chau, Foreign Languages Press 1985, pp. 2-57

 


 

A lire en complément

Entretien du 29 mars 2017 avec Ian Johnson pour le New York Review of Books :
http://www.nybooks.com/daily/2017/03/29/liberating-china-past-ke-yunlu/

 

 


[1] C’était même le plus hardi : Lin Biao lui-même, vice-commandant en chef de l’armée, pouvait être critiqué ! (林副统帅也是可以批评的)

[2] Elle a été rééditée en novembre 2016 dans un recueil qui comporte également les nouvelles moyennes du recueil de 1986 « Aube et crépuscule ».

[3] C’est lui dont la carrière, dans le roman, présente une certaine analogie avec celle de Xi Jinping, mais il est en fait également inspiré par un jeune réformateur de l’agriculture des débuts de la période d’ouverture, Weng Yongxi (翁永曦), l’un des « quatre chevaliers de la réforme » (改革四君子), et par le fils de Liu Shaoqi, Liu Yuan (刘源).

Texte chinois en ligne : http://s.junshishu.cn/BookCoverPic/21314.jpg

[4] Zhang Yimou a depuis lors adapté une autre histoire d’amour pendant la Révolution culturelle, mais c’est un mélo insipide, où l’époque est présentée avec la nostalgie des idylles adolescentes : « L’amour sous l’aubépine » (《山楂树之恋》), sorti en septembre 2010.

Sur le film, voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Zhang_Yimou_Hawthorn_tree.htm

[5] Il s’agit d’un roman, mais l’histoire est basée sur des faits réels.

Voir le documentaire de Hu Jie (胡杰) « Though I’m Gone » (《我虽死去》) :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hu_Jie_Though_I_m_Gone.htm

[6] Histoire politique et militaire, d’abord publiée dans le supplément de Dangdai, puis, en 2014, aux éditions Littérature du peuple.

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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